Discours de N. Kotzias, ministre des Affaires étrangères, à l’Université d’Etat des Relations internationales de Moscou (13 juin 2018)

Discours de N. Kotzias, ministre des Affaires étrangères, à l’Université d’Etat des Relations internationales de Moscou (13 juin 2018)« Grèce – Un partenaire stable dans une région instable »

Il est vraiment très agréable de se trouver dans la belle ville de Moscou pendant cette période. C’est également un grand honneur pour moi d’être invité ici, à l’Université d’Etat des Relations internationales de Moscou (MGIMO) et ma nomination au titre de docteur honoris causa qui me procure une double joie : tant en raison de ma qualité de ministre des Affaires étrangères que de celle de professeur des relations internationales et de la politique étrangère à l’université du Pirée. Une université qui entretient des relations de coopération spéciales et amicales avec votre université.
Je vous remercie beaucoup pour l’intérêt que vous manifestez à l’égard de la Grèce et de sa politique étrangère. De la possibilité que vous m’offrez de présenter les points principaux de la politique étrangère grecque, telle que celle-ci est exercée dans notre région élargie, au cœur d’importantes évolutions internationales.

Α. Pour ce qui est de la politique étrangère, le premier élément que l’on doit prendre en considération est la situation géopolitique. Notre région, les Balkans, la Méditerranée orientale, l’Afrique du nord, change :
La Grèce est située au centre d’un triangle d’instabilité comme j’ai coutume de l’appeler. A l’un des angles est l’Ukraine qui est touchée par une crise profonde, à l’angle gauche on a le Libye qui est le théâtre d’une féroce guerre civile et à l’angle à droite on a l’Irak et la Syrie où sont menées les guerres que tout le monde connaît. Ces trois régions traversent des crises très graves, bien que de degré et de caractère différents. A cause de ces crises, et pas seulement, la stabilité de la région élargie est compromise.
Tout comme dans un exercice d’équilibre, il faut que les parties du système qui sont stables assurent l’équilibre de ce triangle. Autrement, si ces parties restent inertes, elles seront, elles aussi, entraînées dans l’instabilité et tout le système s’effondrera.

Β. Un deuxième élément que l’on doit prendre en considération est le fait que la Grèce a connu ces dix dernières années l’une des plus graves crises économiques au niveau mondial, une crise qui a duré plus d’années que la crise en Corée du nord (1990-1997) et dont les conséquences étaient plus néfastes, vu, bien évidemment, de notre point de départ qui était nettement meilleur.
Dans ce cadre, la politique étrangère devrait être directement liée à la question économique ; en d’autres termes, il faudrait voir comment la politique étrangère peut non seulement permettre de lever les obstacles à la politique économique, mais aussi aider le pays à sortir de la crise économique. En d’autres termes, l’objectif serait de développer, en plein milieu de crise économique et en raison de cela, avec des ressources diplomatiques bien limitées, une politique étrangère pacifique et de faire de la Grèce le « maillon fort » de la stabilité et de la sécurité dans son voisinage direct ainsi que dans toute l’Europe.
C. Un troisième élément que nous prenons en considération dans le façonnement et la promotion de la politique étrangère sont les grands changements qui s’opèrent dans notre monde. C’est un sujet qui m’est très cher mais on n’a pas assez de temps ici pour l’aborder en détail. Je parle de la quatrième révolution industrielle, de la deuxième ère des machines. Des changements géopolitiques tectoniques où le centre du monde se déplace du lac de l’océan atlantique vers celui du pacifique et de l’occident à l’Asie du Sud-est.
D. Afin de décrire et d’analyser la politique étrangère grecque dans ce contexte, permettez-moi de vous la présenter sous une forme codifiée axée sur douze principes. Des principes qui sont liés entre eux, soutenus et promus à travers seize initiatives et neuf partenariats internationaux que nous avons mis en place au cours des 3,5 dernières années que nous sommes au pouvoir.
Il ne s’agit pas d’un format maximaliste. Vous allez voir que ces principes conservent leur propre autonomie et dans le même temps, ils forment, en tant que partie intégrante, un cadre compact de réflexion stratégique :

Le premier principe est que l’on doit exercer une politique étrangère active et non pas passive. Exercer une politique étrangère active signifie assumer des initiatives et ne pas s’attendre à ce que les problèmes soient résolus d’une manière quelle qu’elle soit à travers l’inertie. Ou penser que les questions relevant de la politique étrangère peuvent demeurer en suspens. La situation que nous avons vécue en Grèce – avant que notre gouvernement assume le pouvoir – était l’aspiration permanente que les questions en suspens finiraient par se résoudre toutes seules à un moment donné et que nous, nous ne devions pas sortir de notre inertie. On disait par exemple à propos de la question du nom, du différend que nous avons avec l’ARYM : « Qu’est-ce qui va se passer avec Skopje ? Il n’est pas nécessaire de faire quelque chose. A un certain moment ils seront confrontés à des difficultés et la question du nom sera ainsi réglée. Où en sommes-nous concernant l’Albanie avec laquelle on a des problèmes datant de 70 à 100 ans ? Nous allons attendre et à un certain moment les problèmes seront réglés ou bien l’Albanie se verra obligée de renoncer à ses positions ».
Cette politique est axée sur les aspirations et les vœux pieux. C’est une politique qui, au fond, cache une approche egocentrique et compétitive des relations internationales où la faiblesse du voisin n’est pas envisagée en tant que problème de stabilité plus général pour la région mais en tant qu’occasion d’imposer, de parvenir à une victoire concernant les questions bilatérales. C’est une approche également aussi irréaliste tout comme l’aspiration de certains que la Grèce renoncerait à ses droits nationaux et à ses positions immuables en matière de politique étrangère, en raison de la crise économique.
Une politique de ce genre, est une politique passive qui compte sur l’aide venue de l’extérieur ou des tiers afin que la Grèce et sa politique étrangère soient affranchies des problèmes. Par contre, ce que nous avons fait était de promouvoir une politique étrangère active. D’être les premiers à prendre des initiatives. Par exemple, lorsque nous avons assumé le pouvoir, bien que Gruevski – une personnalité très négative – était à l’époque à la tête du gouvernement de l’ARYM, nous avons mis en place 21 mesures de confiance, qui portaient, entre autres, sur la coopération entre les universités, la construction d’un nouveau gazoduc, de nouvelles lignes ferroviaires, etc. C’est une politique dont l’objectif est d’instaurer la confiance entre les deux parties en vue d’entreprendre par la suite des pas vers le règlement du problème. Je pense ou plutôt j’espère qu’à la fin tout ce projet sera couronné de succès.

Les mesures de confiance ont instauré la confiance. Dans cette querelle au sujet de la question du nom, nos voisins avaient l’impression que nous étions contre leur existence en tant qu’Etat. Que la Grèce voulait, tout comme d’autres Etats, la dissolution de leur Etat. Je suis le premier ministre grec des Affaires étrangères à visiter l’ARYM et lors d’une conférence de presse tenue après des consultations qui ont duré quatre heures et demi et devant 400 journalistes – toutes les personnalités éminentes y étaient présentes – je leur ai dit que pour nous leur pays était « un cadeau des dieux » (God ’ s gift), mais qu’ils n’avaient pas choisi le bon parrain
(Godfather). C’est une manière pour moi de leur dire : « Nous sommes contents que vous existiez mais le problème est votre nom. Cela ne signifie toutefois pas que nous avons d’autres problèmes avec vous ». J’ai le sentiment qu’ils se sont mis pour la première fois à réfléchir, c’était comme si la glace avait été brisée, et ils ont adopté une attitude différente à notre égard. Grâce à cette politique active nous avons par exemple réussi à résoudre nos différends avec l’Albanie qui dataient depuis des décennies entières. Je pense que nous achèverons bientôt la négociation sur un ensemble de 10 questions parmi lesquelles figure celle de la délimitation des frontières et des zones maritimes, etc. Pour ce qui est de ces questions, nous devons essayer de comprendre la raison pour laquelle nous continuons d’avoir des problèmes avec ces deux pays. Quelqu’un pourrait dire que « ce sont des pays bizarres, des pays balkaniques qui ont des ministres des Affaires étrangères bizarres ». Toutefois cela n’était pas le cas. Les problèmes avec ces pays n’ont pas été créés et résolus au cours de la guerre froide, comme dans d’autres cas, comme celui par exemple de la ligne Oder-Neisse entre la Pologne et l’Allemagne. En revanche, ils ont fait leur apparition après la fin de la guerre froide : l’ARYM d’une part faisait partie de la Yougoslavie et par conséquent il n’était pas question de la reconnaître en tant qu’Etat et l’Albanie d’autre part était placée sous le régime d’isolement d’Enver Hoxha et il n’était pas question de négocier avec eux sur des questions diverses. Nous avons eu donc l’idée de résoudre ces problèmes à travers des initiatives. Car vous savez que dans la diplomatique lorsque l’on reste inactif et que l’on ne règle pas les problèmes en temps de paix, ces problèmes sont généralement résolus après la guerre, froide ou « chaude », le prix étant toutefois très élevé. Dans ce cadre nous avons entrepris une initiative très intéressante : nous avons inauguré une conférence spéciale pour la protection du pluralisme religieux et culturel au Moyen-Orient. Nous avons eu la chance, en tant que pays unique en Europe, de rassembler à Athènes tous les chefs des églises et des communautés culturelles du Moyen-Orient, 400 personnalités à peu près. En octobre de l’année dernière nous avons organisé une conférence en coopération avec l’Autriche et les Emirats arabes unis. Lorsque nous entamons une initiative, nous voulons y être activement impliqués et essayer d’étendre l’initiative en organisant des manifestations en coopération avec d’autres pays. Nous ne sommes pas des égoïstes.
Notre deuxième principe qui est bien évident, mais dans notre région il ne l’est pas forcément, est l’élaboration d’un agenda positif et non pas négatif. Par exemple, la Conférence de Rhodes. Cette conférence est appelée parmi les Arabes « l’esprit de Rhodes » et il convient de préciser que Rhodes est une très belle île et je sais que nombreux sont les Russes qui la visitent, tout comme le Dodécanèse, notamment pendant l’été. A cette conférence participent 8 Etats de l’Europe du Sud-est, 14 pays arabes, la ligue arabe et le Conseil de Coopération du Golfe. Nous ne discutons pas des guerres dont j’ai tout à l’heure parlé, ni des tensions et, surtout pas de la question palestinienne. Si vous étiez dans notre région, vous constateriez que les discussions lors de toutes les conférences sont monopolisées par cette question.
Nous avons essayé d’élaborer un agenda positif ; l’année dernière par exemple au Caire, nous avons organisé conjointement un festival du cinéma et à Chypre s’est tenue une rencontre des jeunes de la région. Nous nous efforçons d’exercer de l’influence sur notre région par le biais de la synergie positive, de notre coopération positive.
L’idée de cette initiative qui est la mienne est née à Ryad, en Arabie Saoudite. Lors de ma visite dans un musée relativement nouveau j’ai constaté – à ma grande surprise, bien que je sois une personne instruite – que tous les objets exposés dataient de 4 000 – 6 000 ans, dont une grande partie était originaire de Grèce. Il y avait donc, avant toutes ces années dans notre région, un réseau extrêmement important de coopération au niveau économique et scientifique, qui aujourd’hui n’existe plus. Nous pensons que ce réseau devra de nouveau être construit, qu’il y ait par exemple des routes de transports, une coopération entre universités. Nous avons créé un réseau universitaire, mais nous n’avons pas réussi à assurer des ressources suffisantes pour pouvoir l’agrandir.
L’objectif principal de « l’esprit de Rhodes » était de bâtir une communauté de sécurité et de stabilité, notamment selon le modèle développé par l’OCDE après Helsinki. Sans doute aboutirons-nous cette année à un document commun pour le désarmement commun, la sécurité et la stabilité afin que l’année prochaine l’effort déployé puisse arriver à sa première phase. Et l’élaboration d’un agenda positif aide dans ce sens, en nous permettant de mieux comprendre les points positifs de la coopération et donc la nécessité de garantir et de sauvegarder ce qui nous unit et rapproche nos peuples. Contrairement donc à d’autres conférences qui débattent de manière univoque de guerres et de tensions et aspirent – parfois de manière démesurée – à trouver des solutions à des problèmes complexes, nous ajoutons dans un premier temps, via l’agenda positif, une base de confiance, de compréhension mutuelle et de respect en augmentant considérablement les possibilités d’une entente élargie sur des questions ayant trait à la sécurité et à l’agenda positif.

Deux autres initiatives – je le mentionne à titre indicatif – s’inscrivent dans le cadre de cet agenda positif : la première est la coopération transfrontalière entre nous et nos trois voisins directs au nord, à savoir la Bulgarie, l’ARYM et l’Albanie. Il s’agit d’une vaste coopération qui fonctionne très bien et qui porte sur divers sujets, allant de la lutte contre les incendies – qui, comme chacun sait, ne connaissent pas de frontières et sont des « partisans de la mondialisation – aux questions de sécurité, de coopération en matière énergétique, etc. Euromed est par exemple une initiative similaire. Elle concerne les sept Etats du Sud européen qui sont membres de l’UE : Le Portugal, l’Espagne, la France, l’Italie, Malte, Chypre et la Grèce. Des pays aussi bien petits que grands (parmi eux figurent le 2e, 3e et 4e plus grand Etat membre de l’UE) qui soulèvent au sein de l’UE avec suffisamment d’insistance les questions sociales qui ont, plus ou moins disparu, du dialogue intra-européen, comme les questions de cohésion par exemple.
Notre troisième principe est une proposition portant sur le rapport entre la politique étrangère et l’histoire. Autrement dit, en corrélation avec les deux premiers principes, nous agissons, ajoutons quelque chose de précis, une formule pour l’avenir.
Il y a une devise, très intéressante, de Churchill qui est assez drôle et triste à la fois, dès lors que les Anglais étaient assez impliqués dans notre région : « Les Balkans produisent plus d’histoire qu’ils n’en peuvent consommer ». Nous entendons par là que les Balkans ont des difficultés à gérer leur propre histoire. J’ai trouvé une formulation différente qui peut être utilisée au niveau plus général et comporte des éléments positifs : « L’Histoire doit être une école et non une prison ». Dans une large mesure, jusqu’à l’époque de notre gouvernance, les Balkans, l’Europe du sud-est, était une « prison » de préjugés, de stéréotypes et non un lieu de conscience et de coopération pacifique. Sur cette base, nous avons organisé la coopération et tous les modèles avec l’Albanie et Skopje. Ainsi, nous avons réussi, je pense, à faire face à tous les problèmes du passé.
Le quatrième principe est d’apprendre de notre expérience. En d’autres termes, notre proposition concerne certes l’avenir, mais en même temps elle tire les enseignements du passé, de notre expérience, de nos erreurs. Vous savez très bien qu’un scientifique ou un politicien doivent tirer les enseignements de leur expérience. Dans «Politische Kybernetik», un ouvrage des années 1960 du Tchèque Karl Wolfgang Deutsch, qui était très proche aux Etats-Unis d’Hannah Arendt, disait que «l’homme doit s’adapter de manière créative».

Deutsch avait donné une très bonne définition du dogmatisme : « Le dogmatisme n’est pas l’un ou l’autre point de vue, qui peut être faux. Le dogmatisme c’est ne pas être en mesure d’apprendre et de se renouveler ». C’est-à-dire ne pas avoir la possibilité d’apprendre et d’avancer. Dans une de nos études, nous avons tiré la conclusion qu’après l’effondrement des gouvernements dans les Balkans, nous en Grèce avons réagi avec une extrême arrogance. Nous avons créé un réseau de banques et d’investissements avec, je dirais, des éléments d’arrogance. C’était bien sûr l’époque, les années 90, de l’arrogance excessive, du libéralisme économique incontrôlé qui a suivi la chute du régime communiste, où prévalait la conception erronée que l’économie dicte et détermine tout.
Quel enseignement en avons-nous tiré, en tant que gouvernement ? La Grèce est un très petit pays sur la carte du monde et il n’est pas facile de se surpasser. Pour l’Europe, nous sommes un pays moyen. Mais pour la région des Balkans, nous sommes un pays très important, tant du point de vue institutionnel, que de nos capacités de production. Nous disons que nous sommes le plus grand pays de la région, malgré la crise. Mais nous ne devons pas, en raison de cela, adopter une position arrogante vis-à-vis des autres. Notre point de vue est que lorsque quelqu’un est plus grand, plus fort et dispose de meilleures institutions, il a plus de responsabilités. Et à partir du moment où nous avons la plus grande responsabilité, nous sommes obligés de faire des compromis. Car la capacité de faire des compromis est un signe de puissance, non de faiblesse. Que nous sommes ceux qui doivent commencer à faire des compromis en premier. Que nous devons montrer l’exemple dans cette culture de compromis et de consensus entre les pays. Et cela n’est pas facile pour la région et son histoire, car le mot « compromis » a malheureusement une connotation négative même dans l’inconscient des peuples de la région. Et c’est ces préjugés que nous voulons détruire.
Le cinquième principe est d’exercer une politique axée sur l’avenir et ne pas regarder toujours vers le passé. Car c’est seulement à ce moment là que notre proposition aura une valeur pratique et non seulement un intérêt académique. Comme vous le savez, nous avons une histoire très ancienne datant de milliers d’années. Parfois, nous avons tendance à rester attachés à cette histoire et à penser combien nous sommes importants en raison de l’histoire. Cela peut nourrir notre égoïsme mais c’est le mauvais égoïsme, ce n’est pas celui qui vous aide à devenir meilleur, mais celui qui vous rend passif et paresseux, voire antipathique à la fin.
C’est pourquoi l’on doit avoir le regard tourné vers l’avenir car c’est seulement à ce moment là que l’on peut affronter sa vie avec courage.
Par exemple, une question importante se pose : si l’UE s’élargit davantage, elle inclura les 6 pays des Balkans occidentaux ou, pour le dire plus justement, les 5 + 1. Si l’UE accepte ces 6 pays plus 2-3 autres de son voisinage oriental, elle dénombrera plus de 35 membres. Et ce que nous essayons d’expliquer à tous les pays candidats qui souhaitent devenir très vite membres de l’UE est que dans une Union à 35 ou 40 membres, les petits pays ne pourront pas, par définition, jouer un rôle important. Et la Grèce compte parmi ces petits pays et les pays des Balkans occidentaux sont encore plus petits. Ce sont des pays comptant 600 000 habitants, voire un ou deux millions. Par conséquent, notre voix à tous dans les Balkans ne pourra être entendue au sein de l’UE que s’il y a des coopérations, une représentation collective et une défense des intérêts, que si des réseaux sont créés dans la région et des synergies mises en œuvre, dès aujourd’hui, afin de garantir l’avenir ou la coexistence au sein de l’UE.

Je vais évoquer très brièvement trois points de l’histoire de notre région, à partir de 1989. Le premier point concerne les années 1990, lorsqu’après la chute des régimes communistes, la Grèce et d’autres pays comme l’Autriche et l’Italie – et plus tard la France et l’Allemagne – ont procédé à des investissements et ont essayé de créer des réseaux, autrement dit des liens entre différents pays. La ligne directrice était de créer un présent commun. Mais par la suite, il y a eu les décisions de Thessalonique, en 2003 – 2004, qui allaient dans le sens que ces pays pouvaient devenir membre de l’UE – la Roumanie et la Bulgarie le sont déjà – et il y a eu une sorte de concurrence entre les pays de la région quant à leur intégration au sein de l’UE. Ce lien interne entre les pays des Balkans a disparu et tous les pays ont essayé de devenir avant tout des candidats à l’adhésion, puis des membres de l’UE. Les relations économiques et sociales qui avaient été créées entre les pays des Balkans dans les années 1990 se sont dissipées. Et ce que nous devons faire aujourd’hui, c’est développer une stratégie orientée vers l’avenir, qui mènera à la convergence : cela signifie que les pays peuvent bien entendu adhérer à l’UE, mais ils devront dans le même temps bâtir de nouveau leurs relations afin qu’ils puissent se renforcer, même au sein de l’UE.

Sur la base du choix stratégique susmentionné, au niveau des pays des Balkans, outre la coopération transfrontalière que je vous ai d’ores et déjà mentionnée, nous avons également développé une coopération entre les Etats membres de l’UE dans la région, à savoir la Croatie, la Roumanie, la Bulgarie et la Grèce, car nous avons des intérêts communs dans le cadre de la politique en Europe du sud-est. Il y a un format spécifique qui inclut la Grèce, la Bulgarie, la Roumanie et la Serbie afin d’aider cette dernière et probablement le Monténégro par la suite, dans ses préparatifs pour l’UE.

Le sixième principe est que l’on doit posséder un plan stratégique. Autrement dit, comment on perçoit sa place dans le temps et l’espace et sa relation avec les autres, en créant des alliances à long et moyen terme. Dans le cadre de ce principe, je le dis à titre d’exemple, nous avons mis sur pieds six formations qui s’intègrent dans la politique étrangère multiculturelle et multidimensionnelle que nous exerçons. La Grèce et Chypre, deux Etats membres de l’UE, ont une coopération spéciale et particulière avec l’Egypte, Israël, la Palestine, le Liban, la Jordanie et l’Arménie. Ces coopérations revêtent deux dimensions : il s’agit de coopération allant du niveau du Président ou du Premier ministre, aux directions de ministères. Par ailleurs, ce sont des coopérations horizontales auxquelles participent tous les ministères. Une plus grande coopération est établie avec l’Egypte et Israël. La coopération avec l’Arménie est nouvelle.

Le septième principe est la façon dont on peut faire face à certaines contradictions difficiles. Pour nous, sur le plan de la politique étrangère de notre pays, la Turquie constitue le système de contradictions le plus difficile.
La Turquie est un système de contradictions – c’est ainsi qu’on l’interprète. Et cette interprétation est très importante car elle permet d’atténuer ce sentiment d’incompréhension qui accompagne, par définition, une contradiction, en facilitant par la suite l’action pour pouvoir faire face à cette contradiction. La Turquie est donc porteuse de contradictions traditionnelles et nouvelles. Les nouvelles contradictions revêtent davantage un caractère politique, tandis que les contradictions les plus anciennes ont rapport avec leur nation. Ce pays compte 17 ou 18 millions de Kurdes, dont environ 5 millions vivent à Istanbul – l’une des plus belles villes du monde. Ce pays présente des contradictions au niveau de sa stratification sociale et économique. A Istanbul et à Izmir, certaines parties de l’économie sont très dynamiques et bien intégrées dans le système capitaliste mondial, avec de grandes structures économiques contemporaines. D’un autre côté, ce pays dispose de structures, notamment en Anatolie, qui ont des relents de féodalité, des structures non démocratiques. Ces contradictions revêtent également un caractère politique. Ce n’est pas exactement le même exemple, mais comme aux Etats-Unis, où les Démocrates sont plus puissants sur la côte et les Républicains sont plus puissants dans l’arrière-pays, il en va de même en Turquie. Sur les côtes turques, orientées vers l’ouest, vers l’Egée, mais aussi vers le sud, la Méditerranée, lors du récent référendum, plus de 60% des électeurs ont voté contre le système Erdogan. Et cela a été également le cas dans les grandes villes, même à Ankara, à Istanbul ou à Antalya où vit la majorité des intellectuels et de la classe bourgeoise turque. Ces hommes sont plus orientés vers l’occident. En revanche, dans l’arrière-pays, les hommes sont davantage orientés vers un modèle plus hégémonique pour la Turquie dans la région et cela s’est reflété dans le référendum avec cet écart enregistré dans les votes.

Sans doute la contradiction la plus manifeste est que les dirigeants turcs oscillent en permanence entre l’arrogance et la confiance en soi. Ils ont réussi à déjouer le putsch, à envahir l’Irak et la Syrie, ils font partie du G20, des 20 économies les plus importantes du monde. Tout cela vient renforcer leur confiance et parfois cela vient alimenter leur arrogance – et nous en avons fait l’expérience. Parfois, les dirigeants de la Turquie sont animés d’un sentiment d’insécurité, sans doute à cause du déplorable coup d’Etat raté de l’été 2016. Il s’agit d’un sentiment d’insécurité mêlé à la crainte. Et ce mélange de confiance et d’arrogance, de sentiment d’insécurité et de crainte rend le système turc – du moins tel que nous le vivons et l’interprétons – particulièrement nerveux. Tel un pendule qui se balance d’une extrémité à l’autre, de manière irrégulière et nerveuse.

Par ailleurs, la Turquie est une puissance révisionniste, car elle ne veut pas respecter les traités internationaux, elle veut les réviser. Par exemple, avec l’invasion de la Syrie, elle a enfreint le Traité de Lausanne et le droit international. Cette nervosité couplée à ce révisionnisme et à son autoritarisme qui émane d’Erdogan – qui pour moi est une personnalité importante – engendre toute une série de problèmes dans notre région.

Nous nous efforçons de toujours désamorcer les tensions, mais c’est un art que l’on doit maîtriser. Autrement dit, la capacité à appliquer une politique de désamorçage des tensions, sans donner la sensation d’être faible ou de faire marche arrière en raison de la peur. C’est en peu la position qu’adopte quelqu’un lorsqu’il rencontre une entité puissante : il ne faut ni fuir, ni énerver l’autre davantage car dans les deux cas cette entité attaquera, soit par sentiment de supériorité soit par peur. Il faut au contraire faire preuve de sang-froid et de détermination. Car c’est seulement ainsi que l’on peut se faire respecter par son adversaire. Par ailleurs, il ne faut pas se soustraire à ses principes et valeurs. Nous avons une conception différente de la valeur de la vie et du déroulement d’une guerre. C’est ce qu’on appelle une politique de responsabilité.

Sur ces propos, j’en arrive au huitième principe qui régit ou dicte notre politique : la politique étrangère grecque évolue dans le cadre du droit international. Nous estimons que le droit international est l’outil permettant de faire face aux conflits, aux intérêts, aux contradictions. Et cela est très caractéristique du dossier chypriote. L’été passé, et toute l’année passée, nous avons beaucoup négocié sur la question chypriote. Un grand cycle de négociations a eu lieu à Crans-Montana, en Suisse, où nous négocions nuit et jour. Là, une question importante a été posée : quel est le noyau du problème chypriote ? Est-ce les intérêts contradictoires entre les deux communautés ? Les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs ? C’est aussi en partie cela. C’est pourquoi je soutiens en permanence qu’il faudra conférer aux Chypriotes turcs les plus grands droits possibles. Il faudra, en outre, protéger les intérêts des trois plus petites communautés, les Arméniens, les Maronites et les Latins, car la plupart oublient les droits de ces communautés. Il faudra conférer à la partie chypriote grecque le plus grand sentiment de sécurité possible.

Toutefois, la question demeure : quel est la question fondamentale du dossier chypriote ? A mon sens, la question de la sécurité, de l’occupation illégale de la partie nord de Chypre. La partie nord de Chypre est la partie la plus militarisée d’Europe. Jusque l’année dernière, 44 000 soldats étaient postés là-bas pour 92 000 Chypriotes turcs et 200 000 habitants au total. Ce qui correspond à un soldat pour deux Chypriotes turcs et un soldat par famille, si l’on tient également compte des colons.

Nous sommes en faveur d’une solution : Chypre doit être un Etat normal, membre de l’UE, membre de l’ONU, qu’il jouisse pleinement de tous les droits dont jouit un Etat normal, sans « droits » d’intervention de tiers.

Bien entendu, l’Iran constitue aujourd’hui un exemple important pour notre politique. Nous sommes d’avis que les conventions internationales, une fois conclues et dès lors que personne ne les viole, devront être respectées. À ce stade, nous ne sommes pas d’accord avec les puissances qui considèrent qu’elles devront se retirer de l’accord sur le nucléaire de l’Iran. Nous ne pensons pas que ce moyen permettra de garantir plus de stabilité, mais c’est au contraire par le biais de l’application des traités internationaux que nous y parviendrons.

Le neuvième principe est que notre politique a besoin de structures de sécurité, notamment en Méditerranée orientale. Car nous avons la question chypriote, la question des îles qui se trouvent au sud de la Turquie, avec lesquelles certains « flirtent » et se demandent « pourquoi doivent-elles rester grecques ?» En d’autres termes, la forte puissance de dissuasion dont dispose le pays contrairement à d’autres pays de la région et qui garantie que la Turquie y réfléchira par deux fois avant d’essayer de faire quelque chose qui lui coûtera cher.

Le dixième principe consiste à revaloriser le rôle de notre « petit » pays. Comment cela peut-il se faire sur la scène internationale ? Il faudra le faire via l’UE, si cela est possible. Mais comment y parvenir ? Qu’est-ce qui est grand dans ce petit pays ? C’est la culture, et c’est une chose que sait chaque Russe, qui l’apprend dès son plus jeune âge à l’école.

Dans ce contexte, nous avons pris une initiative, que nous n’aurions sans doute pas pu mener à terme seuls. C’est le GC10, le Forum des civilisations anciennes, des nations qui ont donné naissance à des grandes civilisations. Ces civilisations sont encore aujourd’hui d’actualité, tant dans le quotidien des personnes ou des institutions que dans le mode de fonctionnement d’un Etats. Ainsi, nous avons créé un groupe d’Etats, dont la Chine, l’Inde, l’Iran, l’Irak, l’Egypte, l’Italie, le Mexique, le Pérou, la Bolivie et la Grèce. Il y a des demandes de la part d’autres pays qui souhaitent participer car il s’agit d’un groupe d’Etats avec de très grandes civilisations anciennes. Nous verrons comment cette initiative évoluera. Pour l’instant, nous avons la Présidence du Forum qui passera à la Bolivie en septembre.

Le onzième – et avant-dernier – principe est d’essayer, dans le cadre de cette politique multidimensionnelle, d’avoir les meilleures relations possibles avec toutes les parties, dans la mesure où cela est possible de leur côté. Cela ne signifie pas que nous voulons plaire à tout le monde, coûte que coûte, mais que nous envisageons l’autre avec respect et que tout ce que nous ne comprenons pas en raison de nos différences, nous ne le rejetons pas, mais y faisons face avec intérêt et respect. Et ce, parce que notre longue histoire nous a enseigné que nous ne devons pas rompre nos liens avec les autres pays, comme ces derniers l’exigent parfois de nous. Cela arrive notamment – et d’ailleurs nous pourrions peut-être en discuter ultérieurement – avec les pays comme l’Egypte ou l’Iran avec lesquels nous entretenons des liens depuis 6.000 - 7.000 - 8.000 ans. Les nouveaux pays ont du mal à comprendre que ces milliers d’années sont probablement passés dans notre éducation et notre apprentissage et nous permettent de tendre vers une approche plus calme vis-à-vis des autres pays avec une longue histoire. Par ailleurs, nous voyons les bénéfices et œuvrons à la construction de nouvelles amitiés avec des pays avec lesquels nous n’avions pas de relations particulières dans le passé, comme la Colombie, la Corée du Sud et Singapour par exemple.

Nous vivons dans un monde en perpétuel changement. Qui traverse une phase transitoire. Il est nécessaire, dans ce monde, d’apprendre à mieux se comprendre. À ce titre, nous avons besoin de plusieurs nouvelles formes de diplomaties, outre le noyau dur de la diplomatie qui nous vient du passé. Il s’agit de la diplomatie des citoyens, de la diplomatie culturelle, la diplomatie des villes, etc. Et dans ces domaines, la Grèce et la Russie ont beaucoup de choses à se dire. Nous avons des origines, des traditions, des symbolismes communs. De nombreux éléments de la civilisation russe sont des fondations de la civilisation européenne globalement et par extension de la civilisation grecque. Le ballet russe, la poésie russe, comme celle de Pouchkine et la musique russe, populaire et classique, nos chansons de la lutte contre le fascisme, les traditions religieuses et la foi profonde en le monde affectif des gens, tout cela nous rapproche les uns des autres, indépendamment et au-delà des difficultés générées par notre époque.

Le douzième et dernier point est qu’un pays comme le nôtre, doit être un pays axé sur la paix. Il ne peut exercer une politique étrangère agressive ou être orienté vers la guerre. Il doit montrer d’autres capacités et une autre dynamique. La Grèce doit se présenter en négociateur, un négociateur honnête – comme nous le sommes par rapport au Moyen-Orient et aux conflits dans les Balkans, auxquels nous ne participons pas – et en pays qui consulte. Nous devons tous davantage discuter, davantage penser, ne pas nous hâter, lorsque cela est nécessaire.

E. Je me suis efforcé, dans le cadre de notre discussion d’aujourd’hui, de vous présenter douze principes qui régissent l’exercice de la politique étrangère grecque en tant que facteur de stabilité. Ces dernières années, nous avons assumé et organisé 16 initiatives et modèles avec succès, je dirais. Nous avons réussi à opérer dans une région instable en tant que pilier de stabilité pour la paix, la justice sociale, la relation équitable basée sur le droit international entre les Etats, le respect du pluralisme culturel, la compréhension et le dialogue pour faire face à tous les problèmes. Et, bien naturellement, nous ne voulons pas, même si nous l’avons sans doute fait il y a vingt ans, apparaître comme un pays qui dit aux autres ce qu’ils doivent faire. Nous apparaissons comme un pays qui sait jouer un rôle de médiateur, trouver des solutions aux conflits d’intérêts – et c’est quelque chose que nous faisons et ce pour quoi je suis fier, même si cela n’est parfois pas révélé au grand jour. En diplomatie, ce qui compte est le succès et non la diffusion d’une image dans les médias. C’est sans doute là la petite différence entre ce que nous faisons et d’autres activités humaines.
Je vous remercie d’être venus et d’avoir eu la patience de m’écouter.

June 13, 2018