Extraits de l’interview accordée par le ministre des Affaires étrangères, N. Dendias, à la chaîne de télévision SKAI lors de l’émission télévisée « APOTIPOMA », en présence de l’ancien ministre de la Défense, E. Apostolakis (18.10.2019)

Extraits de l’interview accordée par le ministre des Affaires étrangères, N. Dendias, à la chaîne de télévision SKAI lors de l’émission télévisée « APOTIPOMA », en présence de l’ancien ministre de la Défense, E. Apostolakis  (18.10.2019)Propos recueillis par le journaliste P. Tsimas

JOURNALISTE :   Nos invités aujourd’hui sont le ministre des Affaires étrangères, M. Nikos Dendias et l’ancien ministre de la Défense, M. Evangelos Apostolakis, amiral retraité.
Bonjour M. Dendias,

N. DENDIAS : Bonjour M. Tsimas, je vous remercie de l’invitation.

JOURNALISTE : Je passe directement  à la question suivante : Dès le premier jour, autrement dit lorsqu’Erdogan a envahi la Syrie, la question était de savoir ce que cela signifierait pour nous. Autrement dit, le fait qu’Erdogan soit occupé avec ses affaires là-bas et vu les problèmes auxquels il est confronté, cela voudra-t-il dire que la Turquie baissera un peu le ton à Chypre, en Egée, ou qu’elle deviendra encore plus agressive ? Quelles sont vos aspirations ? Quelle est votre appréciation de la question ?

N. DENDIAS : Tout d’abord, je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, à savoir qu’il cessera de s’occuper des autres questions à cause des opérations menées sur l’autre front. Par ailleurs, la Syrie du nord est un front terrestre, tandis que nos différends avec la Turquie portent sur l’espace maritime tout comme celui concernant la République de Chypre.

JOURNALISTE : L’argument n’était pas tant à caractère opérationnel mais plutôt politique. Je veux dire par là que s’il obtient ce qu’il veut en Syrie, il nous laissera tranquilles.

N. DENDIAS : Je vous rappelle l’approche théorique des deux guerres et demie qui a été à un certain moment formulée par l’Etat profond de la Turquie mais aussi ses dernières activités illégales dans la ZEE de la République de Chypre. Mais, en revanche, l’attitude d’un pays qui met en avant une philosophie en faveur de l’interventionnisme, de l’invasion, de la violation de l’Etat de droit, suscite des préoccupations. J’aurais préféré un voisin qui se comporte d’une manière complètement différente. Mais, bien évidemment, on ne choisit pas ses voisins.
[…]

JOURNALISTE : Ces derniers temps et depuis un bon nombre d’années, la Grèce essayait –  et je pense qu’il s’agit d’une politique immuable exercée par de nombreux gouvernements – de construire face à la Turquie, cette dernière devenant de plus en plus agressive ces dernières années, une barrière de sécurité axée sur une relation revalorisée avec les Etats-Unis. Le dimanche 6 octobre M. Pompeo était là, à Athènes et le soir de la même journée, a eu lieu le fameux entretien téléphonique entre Trump et Erdogan d’où tout a commencé. Par conséquent, est-ce que nous avons mis tous nos œufs dans le même panier ? En d’autres termes, si après la Syrie Erdogan cible l’Egée, est-ce que nous pouvons nous attendre de la part des Américains à ce que nous devons nous attendre ou bien est-ce qu’ils nous diront ce qu’ils ont dit aux Kurdes ?

N. DENDIAS : Il est de mon devoir de vous dire, en ma qualité de ministre des Affaires étrangères, que nos relations avec les Etats-Unis et le dernier accord conclu avec ces derniers –  accord qui à mon sens a été approuvé à la quasi unanimité ou si vous voulez, c’est un accord dont le système politique grec dans son ensemble comprend l’utilité – n’est pas un accord contre la Turquie.
C’est un accord qui revêt une dimension grecque, un accord qui revêt une dimension pour les Etats-Unis et un accord que nous considérons comme étant un facteur de stabilité dans la région. Ce n’est pas un accord qui va à l’encontre d’un autre Etat. Vous comprenez bien que cela serait une erreur diplomatique de la part de la Grèce, de soutenir cela.

JOURNALISTE : Vous pouvez vous l’appeler comme ça, mais moi je peux formuler ma question comme je veux.

N. DENDIAS : Cela dit, cet accord, je le dirais poliment, peut servir de facteur de stabilité dans la région et à cet égard je n’ai aucun doute. Comment est-ce que ce facteur fonctionnera en cas de crise ? On le verra. Je pense qu’il existe une perception à l’égard de cette question au sein de l’administration américaine, sans y inclure nécessairement le Président.
Mais, quoi qu’il en soit, on peut inverser la question : est-ce qu’il est dans l’intérêt du pays que cet accord existe ou non ? Le pays a-t-il de meilleures chances si cet accord existe ou non ? Une superpuissance a-t-elle intérêt à forger une alliance avec un pays qui a cette perception des choses ou avec un pays qui n’a pas une perception de ce genre ? Je pense que des réponses complètes ont été données à presque toutes ces questions.
[…]

JOURNALISTE : Etes-vous d’accord M. Dendias que si les choses en arrivent là [à un conflit militaire], nous serons en réalité seuls ?

N. DENDIAS : Je serais d’accord avec la phrase précédente, à savoir que les choses ne doivent pas là. Et je pense qu’un pays qui a une perception historique des choses et une direction politique intelligente, est capable d’empêcher cela. Si nous permettions une escalade de la situation qui pourrait conduire à ce point, cela attesterait de notre échec.
[…]

N. DENDIAS : Bien évidemment, lorsque j’ai assumé mes fonctions, les négociations [sur l’accord avec les Etats-Unis] étaient en cours. Nous avons beaucoup intensifié les démarches et le fait que je me suis entretenu avec M. Pompeo trois fois en deux mois et demi, en dit long.

JOURNALISTE : Il a l’air sympa.

N. DENDIAS : Il l’est !

JOURNALISTE : Y a-t-il quelque chose – car les Grecs et les Grecques s’inquiètent beaucoup – que nous puissions faire ? Car, vous l’avez déjà dit, il est probable que la Turquie après cette aventure ou à travers cette aventure devienne plus agressive.  Les restrictions et les conditions d’après lesquelles nous pourrions nous attendre à une aide de la part des Etats-Unis sont celles que vous avez plus ou moins poliment décrites ? Est-ce qu’il y a quelque chose que nous aurions pu faire et nous ne l’avons pas fait ?

N. DENDIAS : Je veux être complètement sincère avec vous, je le dis toujours, je le dis de manière claire, je le dis à la société, à nos amis et je le dis aussi à ceux avec lesquels nous n’entretenons pas des relations aussi amicales. Nous devons avoir confiance en nous-mêmes, qui plus est une grande confiance. Nous ne sommes pas un pays faible, un petit pays régional qui dépend du sort ou de la volonté de celui qui veut nous nuire. Nous avons des capacités, des capacités importantes, nous avons survécu pendant des milliers d’années en tant que société, nous avons réussi à arriver là où nous sommes arrivés. Franchement, je considère que la Turquie est sur le même pied d’égalité que nous, et je la regarde tout droit dans les yeux. Dans le respect bien évidemment et tout en lui souhaitant ce qu’il y a de meilleur. Afin qu’elle puisse un jour arriver à comprendre l’acquis communautaire, que ses citoyens puissent jouir des mêmes droits de l’homme que le citoyen européen, du même niveau de vie que le citoyen européen.
Je souhaite tout cela à la Turquie. Je souhaite que notre région devienne une région de paix et de stabilité. Toutefois nous devons considérer la Turquie comme étant notre égale. Nous pouvons améliorer nos capacités, nous pouvons approfondir nos alliances. Toutefois, nous sommes un pays qui a accompli bien des choses.
Permettez-moi de signaler une chose importante que je dis toujours en m’adressant au citoyen grec moyen quand ce dernier soutient que « la Turquie exerce une politique étrangère très réussie ». Comment cela est-il prouvé ? La politique étrangère turque est axée sur le postulat « des problèmes zéro dans notre voisinage ». Mais c’est tout à fait le contraire qu’elle a réussi à faire. Elle est confrontée à des problèmes dans toute la région. Elle n’a aucun ami ou allié.
Et si vous me le permettez, la Grèce est le pays qui a réussi à intégrer Chypre dans l’Union européenne sans que la question chypriote ne soit réglée. Alors, qui est celui qui exerce une politique étrangère réussie et qui est celui qui a échoué dans l’exercice de sa politique étrangère ?

[Pause pour la diffusion d’un reportage]

JOURNALISTE : Partagez-vous le point de vue selon lequel il y un risque de résurgence de Daech ?

N. DENDIAS : Je pense que tout le monde serait d’accord à cet égard. Les conditions actuelles sont favorables à sa potentielle réapparition. Si cela sera ou non le cas, nous ne pouvons pas le savoir, mais le terrain est favorable. Et la libération d’un grand nombre de prisonniers détenus dans les camps dont disposaient les Kurdes, pourrait donner lieu à cette réapparition.
Maintenant, de quelle façon cela aura lieu, dans quelles conditions, et quand, nous devons attendre de voir. Mais, de toute façon il est évident que cette situation est pire que celle à laquelle nous devions faire face auparavant.

[Pause pour la diffusion d’un reportage]

JOURNALISTE : Selon les estimations, il ne faut pas nous attendre à une attitude plus modérée, pour quelque raison que ce soit, de la part d’Erdogan vis-à-vis de la Grèce, c’est-à-dire à l’attitude qu’Erdogan adoptait en 2002, 2003, 2004. Cette attitude ne sera plus le cas. Je ne sais pas si vous partagez cette estimation pessimiste, mais nous devons être prêts à envisager le pire.

N. DENDIAS : Tout d’abord, il ne faut pas commencer cette analyse en regardant l’autre partie. Nous devons voir quels sont nos propres intérêts, quelles sont nos propres points de vue, s’ils sont conformes au droit international et quelles sont les puissances sur la scène internationale qui sont disposées à soutenir un tel parcours.
Et nous essayons de ne jamais dévier des principes du droit international qui est toujours pour notre pays un point de référence et nous ne procédons pas à une analyse des intérêts par souci du droit lui-même mais nous mettons toujours nos affirmations en concordance avec le droit international. Et nous considérons que nous sommes soumis aux règles du droit international et nous forgeons des alliances sur cette base et sur la base de cet entendement entre Etats.
Et nous avons en face de nous un interlocuteur qui a traversé des phases différentes, des phases souvent difficiles, cela est incontestable, mais je le répète, il est de notre devoir d’essayer de toujours trouver des moyens permettant l’engagement d’un dialogue. Telle est la position grecque. Sans pour autant, bien évidemment, nous devons être clairs à cet égard, faire des concessions pour ce qui est de nos intérêts nationaux.
Cette phrase a été, à maintes reprises, répétée. Je n’aime pas la répéter mais je dois le faire car il y a des lignes rouges bien définies que notre pays respectera, point final. Toutefois, il ne ratera aucune occasion si nous pouvons parvenir à une entente.
Je pense que le Premier ministre actuel est tout ce qu’il y a de mieux pour la Turquie si cette dernière cherche un interlocuteur sincère mais je le répète : dans le cadre du droit international et du respect mutuel des intérêts nationaux.

JOURNALISTE : Correct. Telle est la position grecque immuable. Tous les gouvernements de ces dernières années partagent le même avis, à savoir qu’il est de notre devoir d’encourager le dialogue.

N. DENDIAS : Savez-vous combien il est dans notre intérêt d’avoir un consensus national à l’égard de ces questions ?

JOURNALISTE : La question est de savoir ce que l’on peut faire lorsque les conditions ne sont pas favorables au dialogue.  Autrement dit, si à Chypre les choses tournent mal –  il existe déjà une violation de la souveraineté de la République de Chypre – si quelque chose survient à Castellorizo, si nous nous trouvons confrontés à une situation ne permettant pas le dialogue, même si on a la meilleure volonté du monde.

N. DENDIAS : Je vous l’ai tout à l’heure dit. Je n’aime pas le dire de manière solennelle ou utiliser une terminologie qui a été récemment utilisée – et je ne me réfère pas à l’amiral Apostolakis qui faisait toujours très attention – mais le pays a  une constitution, chaque gouvernement prête serment de fidélité et de dévouement à des choses bien spécifiques. Nous ne pouvons pas laisser la Grèce dans un état pire que celui dans lequel nous l’avons trouvée. Nous ferons toujours ce qu’il faut.
Telle est la volonté du gouvernement, tel est le point de vue de la société grecque dans sa quasi totalité, tel est le point de vue que partage, j’en suis sûr, la majorité voire la totalité des partis de l’opposition, et par conséquent nous ferons ce que l’on doit faire. Mais sans bravades, sans crier, sans rien d’autre. Mais à travers des explications directes envers notre interlocuteur, la partie turque, concernant nos intérêts, notre manière de voir le droit international, nos lignes rouges. Et nous consentirons des efforts de manière  permanente et  continue en faveur de l’atteinte d’une convergence.

[Pause pour la diffusion des reportages]

JOURNALISTE : J’ai essayé d’illustrer ce changement en utilisant des images. Vous, M. Apostolakis,  avez vécu ce changement car, en réalité, depuis que la politique de la Turquie a commencé à changer, autrement dit depuis qu’elle a repris ses vieilles habitudes en Egée, vous étiez commandant en chef de la flotte grecque, après chef d’état-major et par la suite ministre de la Défense, vous avez vécu ce revirement de la Turquie au niveau opérationnel et pas seulement au niveau théorique. Avez-vous senti ce changement ? Autrement dit, y avait-il quelque chose qui changeait au jour le jour ? […]

Est-ce que tout cela vous fait peur M. Dendias ? En d’autres termes, craignez-vous des crises similaires ?

N. DENDIAS : J’ai aussi été ministre de la Défense.

JOURNALISTE : Oui, je le sais.

N. DENDIAS : Pour vous dire la vérité, tous les Grecs auraient préféré que leur pays ait les frontières de la Belgique ou du Luxembourg ou quelque chose dans le genre.

JOURNALISTE : Cela est vrai.

N. DENDIAS : Cela n’a pas été le cas.

JOURNALISTE : Nous sommes très bien là où nous sommes. Tout simplement nous avons des ennuis.

N. DENDIAS : Oui, nous avons des ennuis. Mais je répète : j’ai une immense confiance en ce pays, en la société, en ses capacités, en les forces armées. Je veux le signaler mais sans vous flatter – je n’exerce plus d’ailleurs des fonctions au sein de ce ministère – que lorsque j’ai assumé mes fonctions au sein du ministère de la Défense nationale j’y ai trouvé un personnel excellent. Un personnel excellent alors que la crise battait son plein et que les difficultés étaient considérables –  l’amiral, à mon avis, en a parlé avec modestie – et je pense que toutes ces personnes méritent des félicitations.
Je pense que nos propres capacités peuvent nous étonner. Bien évidemment, il faut clarifier une chose : il serait très naïf et absurde de notre part de militariser les crises avec la Turquie. Si vous voulez, c’est cela que veut souvent l’autre partie : elle veut nous conduire à adopter un tel comportement ce qui permettra à nos alliés et à nos amis, à l’Union européenne et aux Etats-Unis de nous voir comme deux bagarreurs  de la Méditerranée du Sud-est à l’égard desquels ils doivent garder la même distance.

JOURNALISTE : En théorie cela signifie que dès lors qu’ils nous voient comme deux bagarreurs, ils nous diront : «  asseyez-vous à la table et essayez de trouver une solution politique ».

N. DENDIAS : Oui, mais sous certaines conditions. Des conditions qui n’auront plus comme point de référence la politique grecque, pour ce qui est tant de nos différends avec la Turquie que de la question chypriote. Quelles seront ces conditions ? Le droit international ? Les traités existants et les résolutions du Conseil de sécurité ?
Nous avons une position immuable à l’égard de la manière dont nous devons envisager les choses. Il serait totalement absurde, dans le cadre, si vous voulez, de cette tentation d’aller vers une escalade – et a cet égard la position prise par l’amiral était très pertinente –, de renoncer à notre position immuable et de nous engager sur un chemin qui ne mène nulle part.
Toutefois, le fait que l’on campe sur nos positions ne signifie pas que nous avons peur de l’autre partie. Tel est l’ADN de la Grèce. La Grèce n’est plus un pays balkanique au sein de l’Europe. Elle fait partie du noyau dur de l’Union européenne et par conséquent elle est devenue un pays européen dans les Balkans. Telle est sa puissance.
Ce comportement la rend perplexe car la Grèce s’est surpassée : elle a soutenu et aidé dans la mesure de ses capacités, le parcours de la Turquie vers l’Union européenne, avec sincérité et sans un règlement préalable des différends gréco-turcs.

JOURNALISTE : Oui, mais malheureusement la Turquie ne s’intéresse plus à son parcours.

N. DENDIAS : La Turquie s’écarte de ce chemin, la Grèce doit la suivre de près pour voir comment évoluera la politique turque, quels seront ses objectifs. Car Erdogan fait tout le temps des volte-face. Il ne faut pas se leurrer.
JOURNALISTE : Vous savez, nous nous posons toujours la même question. Ces derniers temps, nombreux sont ceux qui parlent dans le cadre du débat public du fait que nous avons avec la Turquie une question bien réelle qui demeure en suspens depuis les années 70’.  Il y a les revendications turques en Egée, il y a la question de la délimitation du plateau continental etc. C’est un débat qui s’enlise et personne ne fait quelque chose pour accélérer son règlement, personne ne dit qu’il faut régler cette question ou qu’il faut recourir à la Cour internationale. Est-ce que l’heure est venue de changer cette situation ou allons-nous la faire perdurer ?

N. DENDIAS : Des discussions ont lieu de temps à autre à l’occasion des mesures de confiance. On a entamé ce processus au début de l’année 2000. Sur certains points il y aurait même une convergence de vues mais je ne dis pas bien évidement que nous avons réglé nos différends.
Nous, monsieur Tsimas, nous sommes toujours montrés favorables au dialogue et à la discussion. Je le répète : on ne peut pas tenir un dialogue axé sur le principe de la clémence. Notre position est ancrée dans le droit international, dans les Traités, là où devrait être ancrée la position d’un pays européen moderne.
C’est sur cette base que nous engageons toute discussion. Nous sommes toujours prêts à discuter avec la Turquie. Toujours, même au moment le plus mauvais. Mais dans quel cadre ? Nous n’allons pas nous laisser entraîner dans des discussions en dehors de ce cadre. Nous avons été bien clairs à ce sujet.
Nous le leur avons dit, et récemment, Kyriakos Mitsotakis l’a signalé lors de son entretien avec le Président Erdogan. Par la suite, je me suis entretenu avec M. Cavusoglu que je connais bien. Nous avons tenu une discussion non officielle, hors camera, pendant trois quart d’heures.

JOURNALISTE : Quelle a été votre impression à cet égard ? Je ne parle pas des personnes car vous les connaissez bien, mais la question est de savoir où vont les choses, le chemin que vous avez à parcourir.

N. DENDIAS : Il ne faut pas se leurrer. Personne – même si on a une relation personnelle – ne montre facilement son jeu. C’est une approche exploratoire, on verra où cela pourra mener. Ce que fait la Turquie n’aide pas vraiment la situation. Cette histoire en Syrie et la façon dont la Turquie gère cette question attestent d’une manière de voir les choses qui ne facilite pas les choses. L’histoire à Chypre, la manière dont la Turquie gère cette question, la violation des droits souverains, ne facilite pas les choses.
Notre position à l’égard de la Turquie a toujours été, et je dis cela en privé aussi, se résume en cette phrase : « pourquoi faites-vous cela ? Cela ne mène nulle part ». L’avenir de la Turquie, à mon humble avis – car ce n’est à moi de l’imposer à la Turquie – est bien différent du militarisme, de l’islamisation qui comporte aussi un certain militarisme.
Si Erdogan a entamé son parcours sur l’influence nationaliste d’Erbakan, s’il a voulu rétablir la religion que Kemal avait supprimée de la vie politique de la Turquie, il s’est toutefois présenté comme un moderniste.
Maintenant, vers la fin de sa carrière, il risque de donner l’impression d’une personne réagissant à tout élément moderniste en Turquie. Je ne pense pas que cela soit dans l’intérêt de qui que ce soit et nous le leur disons. Nous le leur disons d’une manière claire et honnête, comme des amis qui  veulent du bien à leur ami potentiel. Mais je ne pense pas qu’ils nous écoutent.

JOURNALISTE : La question est toutefois de savoir si le moment viendra où nous nous assiérons autour d’une table pour discuter. Pour régler nos différends qui sont de vrais différends, que nous considérons nous-aussi comme étant réels.

N. DENDIAS : Je l’espère M. Tsimas.

JOURNALISTE : Il y a toujours ce sentiment qui prévaut et qui est que si l’on discute pour régler nos différends, toutes nos revendications, qui sont légitimes à nos yeux, ne seront pas satisfaites et par conséquent on préfère ne pas les résoudre, sinon  on risquerait de se retrouver devant une situation qui ne va pas nous plaire.

N. DENDIAS : Cette perception – je ne dis pas que vous êtes de cet avis, vous l’évoquez simplement – est myope. Bien évidemment, dans toutes les négociations,  il y a…

JOURNALISTE : J’ai pourtant l’impression que pendant un bon nombre d’années cette perception myope était la principale vision de l’Etat grec.

N. DENDIAS : De toute façon, pour que nous soyons clairs à cet égard, le gouvernement de Mitsotakis ne partage pas cette vision. Je pense que, pour être juste, ni le gouvernement de Konstantinos Mitsotakis n’a partagé cette vision. Et je pense que Kostas Karamanlis aussi avait un point de vue ouvert, tout comme Kostas Simitis, si je ne me trompe pas. Je pense que la Turquie n’a pas souvent à ce que nous fassions mieux.

JOURNALISTE : Il n’y a aucun doute à cet égard.

N. DENDIAS : Je répète : l’important ne pas seulement la solution à laquelle on parvient mais aussi le cadre dans lequel on tentera d’explorer l’atteinte d’une solution. Si l’on se met d’accord sur le fait que les règles seront définies par le droit international…

JOURNALISTE : Il serait préférable que l’Europe aide un peu dans ce sens, mais je constate que ce soir l’Europe s’est montrée un peu réservée. Autrement dit, elle a peur du flux de réfugiés, elle craint de perdre un partenaire commercial et économique.

N. DENDIAS : Oui, ce soir se tient ce dîner à huis clos, où les portables ne sont pas autorisés. A l’agenda figurent le Brexit, l’élargissement, la question migratoire. Je n’ai pas souvenir d’un dîner aussi crucial au niveau des dirigeants européens.

JOURNALISTE : Vous avez raison.

N. DENDIAS : Et l’Europe en ce moment doit résoudre pas mal de problèmes.

JOURNALISTE : Il est vrai qu’elle se trouve dans une situation difficile. M. Apostolakis je ne sais si vous avez des objections à ce qui a été dit.
[…]

N. DENDIAS : Permettez-moi de vous interrompre. Nous reconnaissons en réalité la question du plateau continental en tant que différend gréco-turc. Telle est notre position.
[…]

JOURNALISTE : Parmi les préoccupations de ces derniers temps, et notamment de ces neuf derniers jours, figure la question de savoir si les développements en Syrie provoqueront un nouveau flux de réfugiés. Depuis le mois de septembre déjà les flux ont enregistré une hausse…

N. DENDIAS : Mais ces derniers jours les flux ont diminué.

JOURNALISTE : Ils ont diminué car les nouveaux flux de réfugiés, c’est-à-dire ceux qui partent maintenant de la région sont des Kurdes qui, apparemment, ne viennent pas en Grèce en passant par la Turquie, ils ne vont pas en Turquie, ils vont vers le sud, ils transitent par la Syrie et s’ils partent, ils partiront de là-bas. Toutefois, il y a eu un problème…

N. DENDIAS : Oui, un problème très grave. Très grave et c’est pourquoi Kyriakos Mitsotakis a demandé que cette question soit abordée lors de la réunion au sommet. Elle a été débattue au Conseil des affaires étrangères. Nous avons remporté un succès très important : l’inclusion dans les conclusions d’un paragraphe sur la question des réfugiés / migratoire, concernant le renforcement des pays confrontés à ce problème, et par conséquent de la Grèce aussi.

JOURNALISTE : Donc vous dites que nous avons obtenu quelque chose.

N. DENDIAS : Je pense que vu les conditions actuelles dans lesquelles le Conseil devrait gérer les questions liées au Brexit, les questions liées à la violation des droits souverains de la République de Chypre, le fait que la question des réfugiés ait été débattue et qu’il y ait en plus des résultats à cet égard est très important à mon avis.

[Pause pour la diffusion d’un reportage]

JOURNALISTE : Parfois une image n’est pas révélatrice de la réalité. Car parfois l’image est agréable. On voit des visages, des enfants qui rient, mais Samos vit un drame. On a une population de 7 000 habitants avec 6 000 réfugiés et migrants vivant dans un camp, dont un tiers est organisé et les deux tiers restants se trouvant dans la montagne, avec une seule route qui sépare le camp de la ville, tout cela rend la situation vraiment insoutenable. Je ne sais pas comment la situation pourrait changer.
Cela toutefois ne peut pas continuer. Même si les flux ne sont pas considérables, cela ne peut pas continuer.

N. DENDIAS : Je pense que cela a été constaté et que K. Mitsotakis a pris position de manière directe à cet égard. La question migratoire est très complexe. Je ne voudrais pas l’aborder maintenant. Il est vrai toutefois que les îles de l’Egée de l’est vivent une réalité qui est insoutenable.

JOURNALISTE : Je n’ai jamais compris pourquoi dans cet accord entre l’Europe et la Turquie a été fixée cette restriction géographique, à savoir que les renvois des personnes sur le sol turc ne pourraient avoir lieu que si ces personnes demeurent sur les îles.
Toutefois, pendant 5, 4 ans, il n’y a eu presque aucun retour. Et cela est ridicule.

N. DENDIAS : Le nombre de retours a été donné par le gouvernement précédent et s’élève à environ 1 800.

JOURNALISTE : 1 800 en 3 ans et demi. C’est rien. Pourquoi gardons-nous ces personnes sur les îles et mettons-nous leurs habitants sous pression, puisque nous n’avons pas l’intention de les renvoyer ? C’est une question que l’on peut légitimement se poser M. Apostolakis.
[…]

JOURNALISTE : Je constate ce soir que vous deux n’avez pas l’intention d’entrer dans une confrontation politique.

N. DENDIAS : Mais, comment pourrait-on le faire quand il s’agit de questions nationales. Ces questions sont nationales.

[Pause]

JOURNALISTE : Mesdames et messieurs, si vous êtes restés avec nous jusqu’à cette heure-ci, vous constaterez que cette soirée est très riche. Avec un paysage qui change pour ce qui est de la question majeure de nos jours, les opérations turques en Syrie. Le vice-président de l’administration américaine et le Secrétaire d’Etat américain, M. Pompeo, étaient  à Ankara. Ils ont annoncé la conclusion d’un accord de trêve de 120 heures. Pendant cette trêve les forces armées kurdes devraient se retirer afin de créer une zone de sécurité.
La Turquie a annoncé qu’elle respecterait la trêve. Elle ne l’appelle pas une trêve. M. Cavusoglu a affirmé qu’il ne s’agissait pas d’une trêve car elle ne reconnaissait pas  la légitimité de l’interlocuteur, c’est-à-dire des forces kurdes, mais qu’il y aurait un cessez-le-feu.
Il n’y a pas eu de réactions officielles en provenance de Damas, ni de Moscou.
Nous avons eu simplement une déclaration de la part d’un homme politique kurde à une chaîne arabe selon laquelle les forces démocratiques de la Syrie, c’est-à-dire les Kurdes de Syrie, acceptaient l’accord, tout en restant prêts à réagir et à se défendre en cas d’attaque livrée contre eux.
Telles sont les informations que nous avons jusqu’à présent. Nous devrons attendre des heures, voire des jours pour voir comment finira cette histoire. Ce que nous pouvons déjà constater est que face à une crise majeure, un accord est négocié entre un Président turc et un Président américain alors que l’Europe est restée silencieuse. Et l’OTAN reste sans rien faire. Autrement dit, ne pensez-vous pas qu’il y ait une sorte de lacune en matière de sécurité ?

N. DENDIAS : Vous êtes un peu injuste envers l’Europe.

JOURNALISTE : Suis-je injuste ?

N. DENDIAS : Vous êtes injuste envers elle car cette dernière a pris une position claire à cet égard. Elle a procédé à la condamnation de ces actions. Elle a entamé un processus visant à imposer des sanctions, en d’autres termes, elle a imposé un embargo d’armes, etc.

JOURNALISTE : L’Europe n’a pas pu parvenir à un accord. Tout simplement chaque pays, les pays un par un, ont annoncé qu’ils suspendraient les ventes des armes.

N. DENDIAS : Oui, mais sur la base d’une décision commune, autrement dit ce n’est pas chaque pays individuellement qui prend cette décision.  Il y a une décision commune qui est appliquée du point de vue juridique car en raison de la participation de la Turquie à l’OTAN, toute autre approche se heurterait – je ne voudrais maintenant pas entrer dans des détails de nature juridique – à des obstacles juridiques.
Le fait est toutefois que l’Europe avec tous ses avantages et désavantages – l’Europe qui à mon avis constitue le projet le plus ambitieux dans l’histoire de la planète – est un peu en retard. Les décisions ne sont pas prises par une personne. Il y a des Conseils, le Conseil des ministres, le Conseil des chefs d’Etat. Toutefois, l’Europe a pris position à cet égard. Une position claire et elle a condamné ces actions. Et cela est important.
Elle a condamné une opération illégale de la Turquie menée sur le territoire d’un autre Etat, la Syrie. Maintenant il faut que cet accord soit appliqué.  13 points de cet accord ont été rendus publics. On doit voir lesquels d’entre eux seront appliqués et de quelle façon.
On ne doit pas se précipiter avec ce genre de choses. Nous devons être très prudents. Extrêmement prudents. C’est la seule chose que l’on puisse faire. Il faut espérer que tout se passera pour le mieux, dans l’intérêt de notre région et de ses habitants. Des vies humaines sont en jeu et cela dit…

JOURNALISTE : Vous avez tout à fait raison. Des vies humaines sont en jeu mais aussi des vies des personnes durement éprouvées.
Je dirais que d’après ce que l’on sait à ce jour, Erdogan gagne quelque chose, c’est-à-dire, premièrement à l’intérieur car il a incontestablement renforcé son pouvoir à l’intérieur, sa domination sur la scène politique intérieure, là où il avait certaines difficultés. Et il a obtenu au moins une partie de ce qu’il voulait. Une zone à sa frontière sans aucune entité politique étatique kurde.

N. DENDIAS : Cela est vrai. Mais à cela je rétorquerais ce que nous étions en train de discuter dehors. Il a réussi à offrir à Assad la victoire absolue en Syrie. Force est de signaler que l’un des objectifs de la Turquie était d’évincer Assad. Ce dernier est actuellement superpuissant. Par conséquent elle a un ennemi à sa frontière au sud avec lequel elle ne pourra pas facilement régler ses différends. Elle a permis à la Russie de jouer un rôle extrêmement régulateur dans la région. Elle contrôle l’espace aérien, les informations.
On ne pourrait pas qualifier tout cela de très grand succès pour dire la vérité. Autrement dit, je serais assez sceptique quant à savoir ce que la Turquie a tiré de toute cette histoire. Et je pense, je l’ai tout à l’heure affirmé, que la Turquie est clairement gagnante au niveau de la société turque qui est encore en voie de développement et se laisse facilement fascinée par des opérations de ce genre. Tout cela n’aurait pas plu à une société plus avancée, plus développée.

JOURNALISTE : Elle ne serait pas aussi impressionnée par les généraux.

N. DENDIAS : Elle n’aurait pas beaucoup aimé cela. Elle verrait l’impact de tout cela sur son économie. Le talon d’Achille de la Turquie actuellement est son économie. Je vous rappelle que l’on voit des forces armées, des chars se déployer dans la région. Mais il faut aussi nous rappeler ce qui s’est passé avec l’Union soviétique et comment cette dernière s’est effondrée en dépit de ses forces armées formidables.
C’est l’économie qui assure la survie des Etats en ce moment. Malgré  son développement, l’économie turque a atteint un point critique. Les opérations ne l’aident certainement pas. Des milliards sont gaspillés dans toute cette histoire. Je ne suis pas du tout sûr que le résultat final…

JOURNALISTE : Ce que vous dites toutefois est une explication de la raison pour laquelle Erdogan n’aurait pas pu supporter les sanctions américaines, quelles que soient ces dernières. Les sanctions économiques.

N. DENDIAS : Mais, bien évidemment. Ni les sanctions européennes. La Turquie doit avoir une importation continue d’investissements à court terme afin qu’elle puisse rester à la surface. Elle a obligé sa banque centrale à imprimer de l’argent en permanence afin qu’il y ait de la demande et que l’économie turque puisse afficher des taux de croissance positifs.
Et M. Tsimas, je veux dire cela, car je suis ministre des Affaires étrangères. Je ne me réjouis pas de dire tout cela. Le gouvernement grec souhaite une Turquie stable et prospère. Tel est notre objectif. Tout le reste n’est qu’observations. Il ne faut pas donner l’impression que nous souhaitons de la mauvaise chance à notre voisin. On aurait préféré avoir un voisin puissant, prospère avec lequel on pourrait s’entendre.
[…]

JOURNALISTE : En tant que citoyen qui vit sur cette planète, je ne me sens pas très en sécurité. J’aurais préféré vivre sur une planète dotée de structures de sécurité collectives et où toutes les questions seraient débattues par la voie du dialogue et où certaines règles seraient appliquées. Et non pas avoir deux types qui discutent de ces questions au téléphone et décident tous seuls de commencer ou de mettre fin à  une guerre.

N. DENDIAS : Toutefois, aux Etats-Unis il y a une structure étatique, une administration, outre le Président. Appelons ceci un Etat profond sans qualifier ses aspects de positifs ou de négatifs, lequel en réalité continue d’exercer une politique.
On ne doit pas se laisser leurrer par les tweets, etc. Le Président est toujours le Président, mais il y a …

JOURNALISTE : Et permettez-moi maintenant de poser la dernière question. Vous l’avez dit mais il faut le clarifier afin que je puisse moi aussi le comprendre. Pensez-vous que cette évolution, dès lors que tout se passe comme il a été annoncé, est une bonne évolution ? C’est mieux comme ça ?

N. DENDIAS : C’est mieux bien évidemment, au lieu d’avoir des pertes de vies humaines, des opérations militaires, des réfugiés et des conflits menés dans notre région. Cela est bien évident.
Cela dit, il est trop tôt pour dire quelle sera l’issue de tout cela. Il faut laisser la poussière retomber pour voir comment évolueront les choses car tout cela requiert de notre part de la retenue et du sang-froid. On ne doit pas oublier que la distance qui sépare les côtes de la Syrie de Chypre n’est que quelques 50 milles nautiques. C’est tout près. C’est juste à côté. Par conséquent, on doit être très prudents, suivre de près la situation, mesurer nos réactions et être prêts à parer à toute éventualité.
[…]

JOURNALISTE : Cela aussi est un problème. Autrement dit, l’armée turque devra apparemment  à un certain moment quitter cette zone une fois que celle-ci sera mise en place.
[…]

N. DENDIAS : On verra. Ces 13 points ne sont pas du tout clairs au niveau de leur interprétation. C’est trop tôt. Monsieur Tsimas, dans cette région du monde il faut faire preuve de patience pour pouvoir décoder les choses.

JOURNALISTE : Je voudrais vous remercier beaucoup d’avoir été avec nous ce soir où les évolutions étaient rapides tout au long de notre discussion et à l’égard d’un bon nombre de points nous nous sommes vu obligés de nous poser des questions et de faire des hypothèses. Mais je pense que quiconque s’intéresse à comprendre ce qui s’est exactement passé en Syrie, ce qui s’est passé à l’intérieur de la Turquie, et comment tout cela influe sur les relations gréco-turques, trouvera, je l’espère, la discussion de ce soir instructive.
Je vous remercie.

E. APOSTOLAKIS : Merci à vous.

N. DENDIAS : Bonne soirée et bonne continuation.

JOURNALISTE : Bonne soirée.

October 18, 2019