Extraits de l’interview du ministre des Affaires étrangères, N. Dendias, au site d’information « IN.GR » et à la journaliste, A. Fotaki (05.05.2023)

JOURNALISTE : Monsieur le ministre, allons-nous finalement entrer en guerre avec la Turquie ou non ?

N. DENDIAS : Bien sûr que non. Je pense que, tout d'abord, un climat a été créé qui, quelles que soient les circonstances, ne permet pas au pays voisin de procéder à des actions irréfléchies.

Mais indépendamment de tout cela, la situation sur le terrain après le tragique tremblement de terre en Turquie est différente. Je ne peux pas savoir à quoi cela aboutira après les élections.

JOURNALISTE : Après la « lune de miel » , nous avons vu la Turquie exprimer à nouveau ses positions immuables. Nous n'avons pas de menaces, nous n'avons pas de provocations, comme vous l'avez dit, sur le terrain, mais Athènes prend également une certaine distance, même si elle souligne que nous devons maintenir un bon climat et opter pour le dialogue. Quel rôle ces élections peuvent-elles jouer ?

N. DENDIAS : Tout d'abord, nous n'avons pas non plus renoncé à nos positions immuables. Je les ai répétées à maintes reprises. Et personne n'est naïf, personne ne vit dans les nuages pour croire que la Turquie changera ses positions fermes  parce que les tremblements de terre se sont produits et qu'il y a eu un certain comportement dû à un devoir humanitaire. Il faut que nous soyons clairs à cet égard.     La Grèce n'a pas cherché et ne cherche pas à obtenir une contrepartie pour son comportement. Mais il serait étrange de penser que les positions immuables de l'un ou l'autre pays vont changer.

Cela dit, l'effort est de maintenir ce bon climat  après les élections aussi et que les deux gouvernements nouvellement élus, qui auront, je l'espère, un capital politique, essaient de régler notre différend. On verra.

JOURNALISTE : Notre différend, en ce qui nous concerne,  porte sur le plateau continental et la zone économique exclusive.

N. DENDIAS : Oui.

JOURNALISTE : Les eaux territoriales s'étendent jusqu'à 12 milles.  Est-ce une panacée ou pouvons-nous accepter des positions différentes ?

N. DENDIAS : Les 12 milles, c'est quelque chose qui concerne la Grèce. Tout comme les 12 milles correspondants concernent la Turquie. Les eaux territoriales sont un droit de souveraineté pour notre pays.

Par conséquent, notre pays a les droits que lui confère la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. C'est tout. Ce n'est pas quelque chose que l'on négocie avec la Turquie ou tout autre pays. Et avec l'Italie, lorsque nous avons discuté, il n'y a pas eu de négociations. Et avec l'Albanie, lorsque nous avons discuté, il n'y a pas eu de négociations. Et avec l'Égypte, lorsque nous avons discuté de cette question, il n'y a pas eu de négociations. La CNUDM stipule explicitement que « tout pays a le droit d'étendre sa mer territoriale jusqu'à 12 milles ». La Grèce a ce droit. La Turquie l'a aussi, évidemment.


JOURNALISTE : Mais pour parvenir à un accord, pourrions-nous accepter une plus petite étendue de nos eaux territoriales à certains endroits ?


N. DENDIAS : Non. Parce que la façon dont vous le formulez, transforme la question des eaux territoriales en une question négociable. Ce que la Grèce fait de ses eaux territoriales est son droit exclusif.

JOURNALISTE : Enfin, est-il temps de mettre fin aux contacts exploratoires et d'entamer des pourparlers avec la Turquie ?

N. DENDIAS : Permettez-moi de vous répondre. Les contacts exploratoires, tout d'abord, lorsqu'ils ont commencé, ont débuté après Helsinki, après que nous ayons compris que nous serions en mesure, en 2004, de soumettre tous nos différends à La Haye, en vue également de la perspective européenne de la Turquie. Il s'agissait d’un effort visant à aborder les questions techniques et d’avoir une recommandation afin qu'au niveau politique, à ce moment-là, les négociations puissent commencer.

À partir de là, l'année 2004 s'est écoulée. Aucun dossier n'a été transmis à La Haye. Les contacts exploratoires se sont poursuivis. Nous sommes arrivés à 63 tours. Mais ce que je dis est que si nous suivons exactement la même formule pour le 64e , le 65e , le 66e tour et ainsi de suite, nous ne devons pas nous attendre à un résultat différent.

J'ai donc quelques idées sur la manière de donner un nouvel élan à tout cela. De voir les choses sous une angle différente pour que nous puissions chercher à trouver une solution à notre différend.

JOURNALISTE : Puisque vous avez évoqué 2004, il faut dire qu’ à l'époque les deux parties s'étaient rapprochées, mais aucun des deux gouvernements, ni le gouvernement sortant, ni le gouvernement suivant, n'a signé d'accord ou ne s'est rendu à La Haye. Et puisque nous avons aussi le précédent de l’« Accord de Prespes », où l'on a beaucoup parlé de « traîtres », etc., pensez-vous que vous apposeriez votre signature sur un compromis dont les termes seraient équitables pour la Grèce ? Et dans quelle mesure pensez-vous que la Turquie serait prête à le faire vu l'environnement géopolitique actuel ?

N. DENDIAS : Il s'agit de deux questions complètement différentes, et vous introduisez un paramètre que je me permettrai de réfuter. La question de « Prespes » n'a rien à voir, ni en termes de mentalité, ni en termes de perception, ni en termes de négociation, avec les questions relatives à la résolution du différend entre la Grèce et la Turquie. Ou, pour le dire plus simplement, nous ne pouvons pas confondre le lac et la mer.

J'ai apposé ma signature sur un très grand nombre d'accords, qu'il s'agisse d'accords de défense ou d'accords sur les zones économiques exclusives, avec l'Italie et l'Égypte.

Évidemment, en principe, il n'y a pas de signature, mais  nous sommes convenus avec Edi Rama d'un cadre avec l'Albanie.

Donc, je n'hésiterais en aucune manière - je vous l'assure - à mettre ma signature sur quelque chose qui résoudrait le différend gréco-turc. À la différence que cela servirait l'intérêt national et serait conforme à la position et à l'attitude grecques immuables, auxquelles je pense que le système politique dans son ensemble a souscrit.

D'ailleurs, cela ressort clairement de ce qui a été fait jusqu'à présent. Les accords qui ont été signés ont reçu le soutien ou - devrais-je dire - la tolérance, parfois, à d'autres égards, de la quasi-totalité du système politique du pays et de l'écrasante majorité de la société grecque.   

Nous ne sommes pas condamnés, Madame Fotakis, à être toujours dans une relation de rivalité avec la Turquie ; rien ne l'impose. Nous pouvons trouver une solution. Mais nous pouvons trouver une solution sur la base du droit international, sur la base du droit international de la mer, et non pas sur la base d'un cadre externe de principes et de valeurs que personne, à l'exception de la partie qui le propose, n'accepte.


JOURNALISTE : Le calme dans les eaux gréco-turques entraîne-t-il des turbulences dans les relations gréco-chypriotes ?


N. DENDIAS : Bien sûr que non, au contraire. Un bon climat entre la Grèce et la Turquie est un climat qui facilite la résolution d'un problème difficile, la question chypriote.


La solution qui consiste à établir une fédération bizonale bicommunautaire n'est pas une solution facile. Et d'après ce que je sais, parce que je n'étais pas là, à Crans-Montana, il y a eu une convergence significative. Cela n’a pas été  confirmé, malheureusement, à Genève, lors de la seule négociation sur Chypre à laquelle j'ai assisté.

Mais je crois que s'il y a un bon climat entre la Grèce et la Turquie, cela facilite directement la résolution du problème chypriote.

JOURNALISTE : Y a-t-il eu un mécontentement de la part de Nicosie à l'égard de l'OMI ?  

N. DENDIAS : Mais comment pourrait-il y avoir un mécontentement si nous en avions discuté ?  Nicosie avait été informée par mon intermédiaire, par mon ami, l'actuel président Nikos Christodoulidis, plusieurs jours avant que nous parvenions à un accord avec la Turquie et qu'il soit annoncé.


JOURNALISTE : Pour ce qui est de la question des Balkans, la Grèce joue apparemment un rôle de premier plan. La question du Kosovo  a été récemment débattue au Conseil de l'Europe.  Aurions-nous dû adopter une position différente, à votre avis ?


N. DENDIAS : Bien sûr que non. L'abstention était une position constructive, qui aide Belgrade, sert les relations de longue date entre la Grèce et la Serbie et aide Pristina dans le sens où elle lui montre que si elle aide, à son tour, dans les négociations avec Belgrade, il y aura une fenêtre d'opportunité pour son intégration dans les développements internationaux et européens.


Avant que vous ne me demandiez pourquoi il y a eu de l'amertume – exprimée plutôt, dois-je dire, sotto voce de la part d'une partie du système politique serbe - je pense qu'il fallait s’attendre à cela. Ces choses se produisent, et si vous voulez, elles sont également utilisées comme levier de pression, nous comprenons ces choses.

JOURNALISTE : Vous avez dit à plusieurs reprises que la question du Kosovo n'était pas comparable à celle de la question chypriote. Est-ce que Chypre pourrait changer de position ?


N. DENDIAS : Ce que fera Chypre sera décidé par Chypre en tant qu'Etat indépendant. Je dis ce que dit la Cour internationale de justice, textuellement, à savoir que la question de la reconnaissance du Kosovo n'a rien à voir avec la question du pseudo-État.

C'est le point de vue international, le point de vue légalement établi, ce n'est pas une de mes idées, que quelqu'un peut réfuter avec un autre argument.

JOURNALISTE : Les diplomates américains estiment que le règlement de la question macédonienne, l'Αccord de Prespès, est celle qui a essentiellement débloqué le rôle de la Grèce dans les Balkans, son rôle de leader dans les Balkans. Pensez-vous que le gouvernement aurait dû résoudre les questions en suspens, qu'il aurait dû adopter les mémorandums ?

N. DENDIAS : Chaque gouvernement évalue toujours  l'intérêt national et les moyens de négociation qu'il a à sa disposition.
Je pense donc que le gouvernement grec, le nouveau gouvernement grec qui émergera après les élections, et j'espère et j'exprime la certitude que ce sera nous, examinera la question et verra ce qui est dans l'intérêt de la Grèce.

JOURNALISTE : Vous ne vous engagez donc pas à ce que, dans les prochains jours, nous ayons…


N. DENDIAS : Tout d'abord, même si je m'engageais, cela n'aurait pas d'importance, parce que l'engagement, s'il vient, devrait venir du chef du parti et du Premier ministre actuel et suivant. Je suis ministre, je ne suis pas Premier ministre.


JOURNALISTE : L'invasion de l'Ukraine par la Russie a créé une dynamique qui a également renforcé le rôle de la Grèce. Pensez-vous que la Grèce a réclamé et reçu ce à quoi elle avait droit dans le cadre de l'accord de coopération en matière de défense mutuelle avec les États-Unis ? En fonction de ce qu'elle a offert ?


N.DENDIAS : Je vous dirai que je ne considère pas qu'il s'agisse d'un donnant-donnant, mais plutôt de la consolidation du rôle d'allié fiable, sérieux, fondé sur des valeurs et des principes - et je pense que la Grèce l'a fait et qu'elle l'a démontré à de nombreuses occasions.

Je pense qu'aujourd'hui, l'ensemble du système politique des États-Unis, et au-delà des États-Unis, mais puisque vous m'interrogez sur les États-Unis, ces derniers considèrent la Grèce comme un allié sérieux, stable et fiable dans les Balkans et en Méditerranée orientale.

Je pense que c'est un grand accomplissement et que c'est aussi une réponse claire à une autre théorie qui dit qu'il ne faut pas se laisser considérer comme acquis, et qu’ au contraire, il faut toujours laisser l'autre personne douter de ses choix.

Cela, à mon humble avis, n’est pas un choix qui sert l'intérêt national ; il s'agit d'une politique que la Turquie poursuit et c'est précisément parce que la Turquie la poursuit que la valeur géopolitique de la Grèce augmente. La Grèce jouit de cette valeur géopolitique accrue précisément en raison de la stabilité de sa position.

Par ailleurs, en Ukraine, la Grèce ne soutient pas l'Ukraine, elle soutient une position de principe. Qu'est-ce que cette position de principe ? L'indépendance et l'intégrité territoriale de tous les États, conformément à la Charte des Nations unies.

Si la Grèce souscrivait au principe opposé, c'est-à-dire à la capacité d'un grand pays, avec sa puissance militaire, de modifier ses frontières, les siennes et celles du pays voisin, plus petit, au-delà des traités, en quoi cela servirait-il la position grecque ? En fin de compte, à quoi servirait-elle dans notre région, à la narration grecque ou à une autre narration ?


JOURNALISTE: Pensez-vous donc que le jour d’après, même s’il y a un changement de gouvernement en Turquie, la Grèce pourra-t-elle préserver son rôle et sa valeur aux yeux de ses alliés ?


N. DENDIAS : Cela dépend certainement du prochain gouvernement grec.


JOURNALISTE : Si le gouvernement issu des élections en Turquie est très pro-occidental  ?


N. DENDIAS : Rien ne changera.

JOURNALISTE : Pensez-vous qu'un gouvernement dirigé par Kilicdaroglu, disons, puisse soudainement faire un revirement à 180 degrés sur les questions de politique étrangère, non seulement vis-à-vis de la Grèce mais aussi de la Russie en général ?


N. DENDIAS : Mais, la relation aussi avec la Grèce, la relation avec l'OTAN et la politique en Méditerranée orientale est [...].


J'espère, sans nommer le chef du prochain gouvernement turc, qu'il s'agisse du président Erdogan, de quelqu'un d'autre ou du chef du parti républicain, que la Turquie changera de politique et qu'elle suivra une trajectoire clairement pro-européenne et pro-occidentale. Car cela la rapprocherait évidemment de la Grèce.

Qu'espérons-nous ? Nous espérons une Turquie stable, riche, démocratique et pro-occidentale. C'est ce que nous espérons, c'est ce que nous voulons. Nous ne voulons pas que la Turquie devienne un pays islamique radical sur la côte égéenne. Pour la Grèce, cela pourrait être un cauchemar géopolitique.

Mais tout cela dépend des dirigeants turcs, de la société turque, du peuple turc. La Grèce est obligée d'avoir des relations avec n'importe quel gouvernement turc.


JOURNALISTE : Par conséquent, l’expansion de l'empreinte américaine en Grèce, je me réfère aux bases, aux installations, comme on les appelle en vertu du MDCA qui a été signé...


N. DENDIAS : Je les appelle souvent des ententes aussi...


JOURNALISTE : Les ententes... c'est aussi un moyen de dissuasion entre les mains de la Grèce, n'est-ce pas ?


N. DENDIAS : Je dirais que c'est plus complexe que cela, parce que cela donne l'impression que c'est quelque chose  qui va à l’encontre de la Turquie.


Je dirais que les États-Unis, en tant que superpuissance, puissance militaire la plus forte de la planète et pays jouant un rôle très important au sein de l'OTAN, s'intéressent à la stabilité et à la sécurité en Méditerranée orientale et promeuvent de bonnes relations entre leurs alliés.

En ce sens, la présence des États-Unis dans notre région est une présence que nous devons saluer. Et c'est une présence qui renforce, et ne diminue pas, le sentiment de sécurité de la Grèce et des citoyens grecs.


JOURNALISTE : C'est Syriza qui a commencé à négocier les nouvelles régions dans le MDCA et c'est Syriza qui l'a dénoncé quand vous l'avez signé.


N. DENDIAS : Vous savez, je ne vais pas annuler le grand acquis que nous laissons derrière nous, qui est aussi un paramètre d'une politique étrangère réussie.

Quel est cet acquis ? Le fait d’avoir, sinon un accord, une compréhension mutuelle sur les lignes fondamentales de la politique étrangère.

Je ne vais donc pas maintenant, deux semaines, trois semaines avant de quitter le ministère, changer de politique et entrer dans une logique de dénonciations.

D'autre part, qu'est-ce que je souhaite à Syriza, pour son avenir, quelle que soit la place que la société grecque lui accordera lors des prochaines élections ?

Qu'il continue à avancer sur la base de paramètres stables qui conduisent à l'intérêt national, des paramètres qui sont clairs, et les relations avec les États-Unis sont l'un de ces paramètres.

Ce que nous avons réalisé est un grand accomplissement. Il s'agit de l'amélioration considérable du niveau des relations entre les États-Unis et la Grèce. Je ne pense pas qu'il soit utile pour un futur gouvernement de la République hellénique, quel que soit le parti auquel il appartient, de mettre cela en péril.


JOURNALISTE : Parce que ce que vous dites à propos de la culture politique sur les questions nationales est vraiment très important, est-ce un message pour tous les partis et pour le lendemain, qu'ils soient au pouvoir ou dans l'opposition ?  Et j'inclus la Nouvelle Démocratie dans ce message.


N. DENDIAS : Évidemment, tout d'abord, je pense que la Nouvelle Démocratie a donné un échantillon de ses capacités à cet égard sous ce gouvernement.      


Je n'appellerais pas cela un message, Madame Fotakis, mais quelque chose de beaucoup plus sérieux. Je dirais qu'il s'agit d'une condition nécessaire à la survie de la nation.  Nous, les Grecs, sommes trop peu nombreux, nous avons trop de problèmes. Notre région génère des problèmes, elle génère des crises ; nous ne pouvons pas nous permettre de nous quereller les uns avec les autres.

Et nous devons faire très attention  parce que la discorde entre nous est une caractéristique permanente de l'ADN de notre race. Si vous voulez, c'est la preuve de notre continuité depuis 1000 ans avant Jésus-Christ jusqu'à aujourd'hui.

Nous devons éviter cela.  Chaque fois que cela s'est produit, cela a conduit à des crises nationales et à des tragédies nationales.

[...]

JOURNALISTE : Merci beaucoup, Monsieur Dendias.

N. DENDIAS : Moi aussi, portez-vous bien.


May 5, 2023