Ν. KOTZIAS : Merci beaucoup monsieur le président. Je vous adresse tous mes vœux de succès dans vos nouvelles fonctions. Le Parlement, le ministère des Affaires étrangères et le pays tout entier en ont besoin. Par ailleurs, je tiens à remercier les collègues qui ont pris le temps de participer à cette discussion. Comme vous le savez, les instances au sein desquelles la politique étrangère est abordée sont au nombre de deux. Il y a la présente commission et le Conseil national de politique étrangère qui, après la clôture des procédures au sein de l’opposition et la désignation de ses représentants, sera convoqué régulièrement, à partir de janvier je pense.
J’en viens aux trois questions que nous sommes convenus d’aborder avec M. le Président, à savoir le Moyen-Orient, le dossier chypriote et les Balkans en général. En ce qui concerne les Balkans en particulier, nous avons mené une discussion devant le Conseil national de politique étrangère et il y a également eu une discussion spontanée au Parlement réuni en session plénière. Nous devrons néanmoins revenir sur ces questions de manière plus détaillée.
Notre politique étrangère a besoin de vos pensées. Certes, nous avons des points de départ différents et, parfois, une philosophie différente, mais j’imagine que nous nous soucions tous du sort et du rôle du pays. Cette préoccupation commune sur la base des différentes expériences peut compléter, enrichir ou corriger nos propres idées au ministère des Affaires étrangères.
J’aimerais me référer tout d’abord au cadre lié aux évolutions au Moyen-Orient et par extension à Chypre et un peu moins dans les Balkans. Nous savons tous que la fin de l’histoire, qu’avaient prévue certains philosophes et hommes politiques, n’est pas venue et nous ne pouvons pas parler de développement harmonieux. Nous sommes en face d’une situation difficile dans la région. Dans le même temps, l’UE tend vers une crise d’identité. Elle a des difficultés à résoudre les problèmes et, souvent, tombe dans le « jeu des reproches », un jeu qui consiste à se demander à qui la faute et pourquoi et non à mener une politique créative.
La crise économique en Europe, l’absence de grandes politiques puissantes, comme celles qui avaient été appliquées en Europe dans les années 1990, les problèmes de croissance et le triangle de la crise, ont des répercussions également sur la politique de l’UE dans la région. Par exemple, dans les Balkans certains Etats membres essaient de mener une politique pour le compte de l’UE, parfois en gérant son propre argent, en mettant en place des organismes et institutions parallèles.
Cette crise a des répercussions au Moyen-Orient, où l’UE n’applique pas de politique unique et stable. Il y avait également les problèmes en provenance du Sud, des problèmes que l’UE a vus après coup, puisqu’elle était occupée avec le dossier ukrainien, et après que le problème des réfugiés ne frappa à sa porte.
La question des réfugiés n’est pas le problème, mais je dirais que l’UE a des difficultés à faire preuve de stratégie et de perception unique dans les trois régions que je vais examiner.
Quels sont les problèmes, à notre avis, en Méditerranée orientale ? Tout d’abord, je dirais que, après ces 25 dernières années, l’époque de la lutte, les systèmes et les idéologies ne sont pas présents de la même façon qu’ils l’étaient il y a 25 ans. Ils sont de nouveaux forts et ont de nouveau mis en avant les questions de la géo-économie et de la géopolitique. Par ailleurs, je dirais que, contrairement à un pays de la Méditerranée occidentale, comme la Turquie, ledit « Printemps arabe » n’a non seulement pas fait avancé la situation, mais il l’a rendu plus complexe et dans cette situation plus complexe il y a un triangle d’instabilité que j’ai déjà décrit, et ce depuis que j’ai assumé mes nouvelles fonctions en janvier. Au sommet, il y a l’Ukraine, à gauche la Libye et à droite la Syrie et l’Irak. Il s’agit de régions en situation de conflit ou de guerre civile. Notamment au sud, dont les tensions et la situation n’ont rien à voir avec notre politique et dans lesquelles la Grèce n’a aucune implication. Comme je l’ai constaté au Conseil des ministres des Affaires étrangères il y a une semaine, je dirais qu’une série de pays dans la région payent le prix des guerres qui ont été commencées par des tiers. Dans ce triangle d’instabilité, au lieu de permettre à ces vagues d’instabilité de gagner notre pays et de l’ébranler, nous essayons de devenir un vecteur de stabilité, de construire des lignes stables au sein de la Méditerranée afin que nous puissions nous développer.
Un autre problème est dû au fait que la stratégie américaine, telle que formulée par Obama en 2012, n’a pas été mise en œuvre. Je vous rappelle qu’Obama en 2012 a parlé du dogme de la politique étrangère, où les Etats-Unis préparaient le grand « pivot », à savoir le grand saut vers l’Asie du Sud-est, en estimant que le jeu au 21e siècle se jouerait sur ce terrain. Or les évolutions en Europe, la façon dont certains pays européens ont géré le problème ukrainien et par la suite la présence d’Américains et de Russes, le fait que Kerry n’ait pas réussi à trouver une solution au long conflit qui divise Israël et la Palestine, et ce, en dépit des négociations intenses qu’il a essayées de mener. Tout ceci a conduit les Américains à rester dans la région, à ne pas avoir concentré leurs forces en Asie du Sud-est et à penser que s’ils restent en Europe, certains problèmes pourront être résolus facilement, ce qui explique une certaine hâte dans les démarches, comme la question chypriote.
Je dirais aussi que s’agissant des grands problèmes, au-delà des intérêts existants de groupes sociaux et de pays, nous avons des oppositions qui se sont dessinées à l’intérieur de pays qui sont les gros joueurs, comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni, pour ce qui est de leur politique et de leur ligne stratégique dans la région. Ces oppositions et ces contradictions sont la conséquence de leur intervention ratée en Afghanistan et en Irak. De ce fait, nous avons une UE sans ligne stable. Nous avons les Etats-Unis avec le Royaume-Uni qui est leur allié central, qui tergiversent autour de ces questions. Vous avez surement vue que Cameron a du mal à faire entériner par le parlement britannique la décision de mener une action militaire en Syrie, tandis que la France, au niveau de la politique étrangère classique, est dans un état de stress, dans le sens où elle est intervenue dans quatre pays sans disposer des capacités correspondantes.
Ce qui est nouveau dans ce contexte, c’est l’intervention de la Russie dans le conflit syrien, où nous avons la création d’un « jeu », dans le sens de la théorie des jeux, où de nombreux joueurs interviennent pour faire face à différentes cellules de la société syrienne ou des forces armées syriennes d’une façon différente. En d’autres termes, sur la scène centrale au Moyen-Orient, en Syrie, qui est le théâtre de guerres et de conflits, nous avons l’implication de forces aussi nombreuses que variés et l’apparition de deux alliances différentes. La Syrie revêt une importance puisqu’elle renforce l’instabilité dans la région et, comme vous le savez, elle est à l’origine du plus gros volume de réfugiés.
En Syrie, nous somme confrontés aujourd’hui, en tant que Grèce et UE, à un problème classique dans les relations internationales, à savoir est-ce qu’une coopération peut être créée entre des alliances différentes. D’un côté nous avons une alliance qui se créé entre la Russie, la Syrie, l’Iran et d’autres acteurs comme le Hamas et le Hezbollah qui est présent en Syrie. À une certaine mesure, paradoxalement pour les phénomènes historiques, il y a aussi l’Irak. D’un autre côté, il y a les pays du Golfe, comme l’Arabie Saoudite, avec l’interprétation du Coran qu’elle préconise, il y a le Bahreïn et dans une certaine mesure il y a aussi les Emirats Arabes Unis, qui s’intéressent plus au Yémen. Ces deux lignes, ces deux alliances, représentent des intérêts de l’Etat différents et une différenciation interne profonde s’agissant de l’Islam. Nous avons donc des intérêts de l’Etat qui sont exprimés à travers des courants religieux.
Dans ce conflit, comme je peux l’observer ces dernières semaines, la principale question qui est apparue dans la coopération de ces deux alliances est la hiérarchie de l’ennemi, à savoir si le principal ennemi est Assad ou l’EI, si le principal ennemi est les fondamentalistes musulmans et certaines de leurs cellules qui, de toute façon, sont liés au terrorisme ou bien Assad. Selon l’un des points de vue, l’ennemi principal est Assad car c’est lui qui créé les problèmes, il est la source des problèmes, car la plupart des migrants fuient le pays à cause de lui. Selon l’autre point de vue, ce sont les terroristes, l’extrémisme et la diffusion du terrorisme qui obligent les populations à quitter leurs foyers.
Certes dans ce conflit il y a, comme vous le savez, d’autres sources de tension. Il y a les idéologies extrémistes et le djihadisme parmi les islamistes, il y a le sentiment dans certaines parties du monde arabe que le monde musulman, qui a réalisé d’importants exploits sur la scène politique internationale et notamment dans le domaine de la culture, est confronté à une longue crise et il y a les problèmes internes, en corrélation bien sûr avec la contradiction et la façon dont Israël gère les problèmes dans le dossier palestinien. Voilà l’aperçu de la situation avec la guerre, l’instabilité et le conflit entre deux lignes teintées d’une expression religieuse.
La question est de savoir quel est notre point de vue. Nous estimons qu’il est dans l’intérêt impérieux de la Syrie, de la région et de la Grèce de parvenir à une solution politique. Le rôle que nous avons assumé n’est pas celui d’un arbitre entre deux parties, mais celui de médiateur. Nous exerçons un rôle de médiation, sous certaines conditions, avec une certaine satisfaction – certes pas grande puisque notre rôle est minime – nous exerçons un rôle de médiation entre deux alliances et ce ne sont pas nous qui avons exprimé ces besoins mais ils sont là.
L’une des positions soutient la nécessité d’une constitution communément admise en Syrie, qui sera le cadre dans lequel évolueront les oppositions, car il y a toujours des oppositions. Et la question est de savoir dans quel cadre et sous quelle forme elles évoluent. La seconde est la nécessité de parvenir à une entente dans les plus brefs délais, entre janvier et février, entre les deux parties au conflit, afin que celles-ci puissent discuter. La théorie est bien entendu plus facile que la pratique. La troisième concerne les élections, à savoir que la Syrie organise des élections en ayant entre les mains une constitution et une entente. Je ne voudrais pas évoquer la loi des probabilités, mais tout le monde comprend bien que cela est difficile, voire impossible, en l’état actuel des choses. Mais une chose est sûre, la politique étrangère grecque doit aider dans ce sens. En ce qui concerne les élections, l’entente et la constitution, nous souhaitons que soit incluse la nécessité d’établir un Etat de droit, de garantir une reconstruction de l’appareil de production – il y a donc un problème de financement en Syrie – avec la création de nouveaux emplois et, bien entendu, nous soulignons le rôle clé de l’éducation.
Dans ce contexte, nul besoin d’expliquer que nous soutenons les procédures de Vienne. Et nous entendons changer la disposition de nos consulats et de nos ambassades. Comme vous le savez, avant-hier j’ai signé un décret présidentiel concernant l’ouverture d’un consulat à Erbil. Par ailleurs, nous avons fermé cinq consulats et deux ambassades dans des régions où la population grecque est peu nombreuse. Nous avons chargé des ambassades situées à proximité de faire le travail des consulats, en se rendant une fois par mois dans ces régions. Le seul nouveau consulat que nous ouvrons est donc à Erbil, car nous pensons qu’il y a de grands intérêts stratégiques pour le pays dans le Kurdistan irakien.
Un point récurrent de notre politique concernant le Moyen-Orient est la nécessité – et nous faisons des pressions dans la mesure du possible – pour l’UE de créer une stratégie de soutien au Liban et à la Jordanie. Au Liban et en Jordanie, il y a 3 millions de réfugiés, il y a une forte diminution des finances de l’ONU et des organisations internationales qui offrent leur aide aux camps. La chute de ces finances oblige des centaines de milliers de personnes, environ 320 000, à dormir en dehors des camps, à vendre tous leurs biens pour pouvoir se rendre en Europe. De toute évidence, nous le soutenons et soutenez-le aussi si vous êtes d’accord, l’aide financière doit être donnée dans là-bas et non pas que des personnes se déplacent et soient de nouveau déracinées au motif qu’il n’y a pas d’aide et que des efforts soient consentis pour apporter une aide ici, en Europe.
A cet égard, nous soulignons, en dépit des critiques existantes sur le régime de l’Egypte, que nous soutenons la stabilité et la sécurité en Méditerranée orientale et, par conséquent, l’inclusion de l’Egypte dans une telle politique. Si vous regardez les statistiques, vous verrez que l’Egypte a aujourd’hui une population de 96 millions, peut-être 97 millions d’ici la fin de l’année. Sur cette population totale, 62 millions ont un âge inférieur à 28, 29 ans. Sur ces 62 millions, la majorité d’entre eux est sans travail, elle ne participe pas aux procédures éducatives et représente, désormais, un grand risque d’explosion de la société. Cette explosion peut créer des flux migratoires. Derrière l’Egypte et ces 97 millions, il y les 45 millions d’habitants du Soudan qui, il y peu, était en guerre civile. C’est une guerre civile en puissance car elle se déroule à un plus faible niveau. Parallèlement, derrière le Soudan, il y a des pays qui s’effondrent ou qui se sont déjà effondrés comme la Somalie. Nous parlons d’une population de 150 à 200 millions environ et nous ne pouvons permettre que cette région connaisse une plus grande instabilité, car cela aurait des conséquences directes sur l’Est de la Méditerranée.
Dans le même temps, nous soutenons les coopérations trilatérales qui ont été conçues dans les années ’90 et mises en œuvre avec succès par les gouvernements précédents. Ainsi, des années ’90 jusqu’à aujourd’hui, cette politique a été mise en œuvre ces dernières années, et il s’agit de la coopération trilatérale Grèce – Egypte – Israël et Grèce – Chypre – Egypte, qui sont des axes de stabilisation. Comme vous avez peu le lire sans doute, nous avons fait une proposition avec Chypre à la Jordanie portant sur la création d’un troisième axe de coopération spéciale entre la Grèce, Chypre et la Jordanie.
Par ailleurs, nous fournissons un soutien spécial aux Palestiniens et soutenons la nécessité de créer un deuxième Etat dans la région, pour qu’il y ait deux Etats, Israël et la Palestine. J’aimerais vous informer du fait qu’après-demain, jeudi, je me rendrai en Israël aux côtés du Premier ministre et vendredi je me déplacerai en Iran.
Enfin, en ce qui concerne le Moyen-Orient, nous avons pris des mesures spéciales d’assistance et de protection des communautés religieuses et culturelles du Moyen-Orient et qui représentent un grand héritage culturel et un pluralisme des cultures pour les sociétés qui ont existé là-bas. Nous avons organisé avec succès, je dirais, la Conférence internationale d’Athènes et sommes convenus de la création d’un observatoire international, qui sera prêt au début du mois de janvier.
En Méditerranée orientale se trouve Chypre, « la feuille verte et dorée jetée dans la mer », comme disait le poète. Dans le cas de Chypre, je dois dire que la principale ligne du gouvernement grec, manifestée dès février et exprimée publiquement et en privé à l’ONU en avril, est que la Grèce n’a pas son mot à dire dans les affaires intérieures de Chypre, ni dans les négociations sur les aspects internes de la question chypriote. La Grèce peut s’exprimer que dans la mesure où le gouvernement chypriote lui demande son avis. Par contre elle a son mot à dire à deux niveaux. Premièrement, l’acquis européen et la place de Chypre dans l’UE et deuxièmement, la question de l’abolition du régime des garanties et le retrait des forces d’occupation, qui sont deux questions impérieuses. En regardant dans les archives du ministère, la question des garanties n’avait pas été soulevée ces dernières décennies, ni lors des négociations sur les Traités qui de temps à autres étaient menées.
Notre principal argument, s’agissant de l’abolition du régime des garanties, est que ce régime avait été institué historiquement alors que l’Etat chypriote n’existait pas, aux fins de sa création. Aujourd’hui, il y a un Etat chypriote, ce qui veut dire que ce genre de choses n’est pas nécessaire. Deuxièmement, même ces Traités qui ont existé depuis Londres et Zurich, ont été violés à maintes reprises. Les principales violations étaient qu’ils prévoyaient des consultations, ce que la Turquie n’a pas fait, entre les trois forces garantes. Deuxièmement, ils prévoyaient que le but d’une quelconque intervention d’une force garante, après consultation, aurait été le rétablissement de l’ancien régime. Autrement dit, on pourrait interpréter cela comme le rétablissement de la gouvernance de Chypre par le Président Makarios. Certains Chypriotes turcs parlent du rétablissement de la Zurich de 1960. Quoi qu’il en soit, l’armée d’occupation turque n’a fait ni l’un ni l’autre. Elle est entrée à Chypre de manière illégale. Troisièmement, les traités de garantie disent qu’après le rétablissement de l’ancien régime, les forces garantes doivent se retirer. Non seulement la Turquie n’a pas rétabli l’ancienne situation, mais elle a créé une nouvelle occupation illégale. Certes, Chypre veut remplacer le système des garanties par un système de sécurité de Chypre dans le système international.
S’agissant du système des garanties, j’ajouterais qu’il s’agit d’un système obsolète. Toutes les résolutions de l’ONU interdisent le recours à ce genre de force. C’est un système qui a été créé lorsque Chypre n’existait pas en tant que pays et était jugée par les forces tierces. Aujourd’hui, elle n’est pas jugée par des forces tierces, elle les juge. Un exemple caractéristique est que l’adhésion de la Turquie et l’ouverture des chapitres à l’UE sont une situation juridique différente car Chypre est celle qui juge la Turquie et non le contraire.
Un dernier point, mon préféré, sur les garanties. Le rôle des forces garantes dans le passé était de protéger un pays au niveau international vis-à-vis de tiers et non pas que des tiers ou leurs intérêts dans ce pays soient protégés
Par conséquent la Grèce, en tant que force garante, a indiqué son refus de contribuer au maintien de ce régime des garanties qui est anachronique, obsolète et antidémocratique. Au contraire, elle contribuera à son abolition et nous soutenons les efforts de la partie chypriote pour la résolution du conflit.
J’ai prié le gouvernement chypriote – et lorsqu’il sentira que la négociation a assez avancé, il viendra à notre Commission, s’il n’y a pas d’objection – d’engager une discussion sur la façon dont ils voient eux-mêmes les aspects intérieurs de la question chypriote.
La vérité est que la question est davantage axée sur les questions de patrimoine et desdites majorités qualifiées. La question du patrimoine soulève plusieurs points, à savoir qui pourra récupérer les biens qu’il a perdus après l’invasion et sous quelles conditions ? Et qui est prioritaire dans la répartition de ces biens, l’usager ou le propriétaire et dans quelles conditions ? C’est une discussion menée à l’heure actuelle et qui présente un intérêt s’agissant desdites majorités qualifiées.
Comme vous le savez, les deux parties – la République chypriote et la communauté chypriote turque – sont convenues que la résolution de la question chypriote soit une solution bicommunautaire, bizonale. Ici, trois questions de majorité sont soulevées. S’agissant de la première, il y a convergence de vues. S’agissant de la deuxième et de la troisième, il y a une grande divergence.
La première porte sur la majorité du corps électoral, à savoir que - ce qui est tout à fait logique - dans le cas d'une fédération bicommunautaire les Chypriotes turcs ne souhaitent pas qu'il y ait deux communautés chypriotes grecques, en conséquence de quoi ils veulent assurer du point de vue électoral que la majorité de ceux qui voteront dans la région de la communauté chypriote turque soient des Chypriotes turcs. Toutefois, à cet égard aussi il y a des désaccords dans les négociations. Ils demandent que cette majorité soit exprimée de deux façons différentes : premièrement, sur la base d’une majorité en termes d'habitants, à savoir que pour eux il ne suffit pas que la majorité d'électeurs dans les régions placées sous la responsabilité de la communauté chypriote turque, soit des Chypriotes trucs, mais ils veulent qu'ils soient aussi des habitants de ladite région. Toutefois, cela constitue une violation de l'acquis communautaire et du droit européen en matière de libre circulation des personnes. En plus de cela, ils demandent aussi qu'il y ait une majorité en termes de patrimoine, une majorité en termes de corps électoral, une majorité en termes d'habitants et une majorité en termes de propriété des biens dans la région placée sous leur responsabilité, ce qui est aussi à l'encontre de l'acquis communautaire. Personnellement, je pense que la plupart des Chypriotes grecs opteront plutôt pour la réparation pécuniaire que pour de la restitution de leurs biens, mais cette question ne me concerne pas
Pourquoi je vous ai parlé de manière détaillée des trois majorités qualifiées? Parce que la deuxième et la troisième majorité sont à l'encontre du droit européen, qui plus est, des principes fondamentaux relatifs à la libre circulation des personnes, des biens et des fonds commerciaux, etc. Ce point concerne la Grèce en tant qu'Etat membre de l'Europe, qui doit, tout comme les autres Etats membre de l'UE ainsi que les instances de cette dernière, évaluer dans quelle mesure l'accord sur la question chypriote est conforme aux principes et aux règles fondamentaux régissant le fonctionnement de l'Union européenne.
A mon sens, il n'est pas acceptable qu'il y ait des dérogations fondamentales permanentes. Des dérogations existent en principe lors des élargissements et il y en a dans le cas de la réunification de l'Allemagne. Ce sont des dérogations à caractère temporaire. Il y a eu, lors de l'élargissement vers l'Est, une dérogation qui s'étendait sur sept ans et qui portait sur la main-d'œuvre. C'était notamment l'Autriche qui l'a revendiqué pour elle-même, mais aussi d'autres pays. Il existe donc des dérogations assorties de délais fixés concernant des droits fondamentaux, tels que la circulation des personnes. Il ne peut y avoir des dérogations permanentes. Les dérogations à caractère transitoire est une chose et les dérogations permanentes une autre, qui, plus est, lorsqu’il s’agit des dérogations portant sur des droits fondamentaux.
J'aimerais, pour en finir avec la question chypriote, faire une remarque personnelle. D'après ma propre évaluation, et il ne s'agit pas, bien évidemment, d'une évaluation du gouvernement chypriote, qu'il existe un certain progrès dans la négociation avec les Chypriotes turcs. Toutefois, très souvent, la Turquie exerce des pressions pour révoquer les accords signés - par conséquent c'est à l'heure du compromis que l'on voit sur quels points les deux parties peuvent atteindre un compromis - la Turquie essaye de revenir sur certains points pour exercer des pressions pour un compromis plus difficile. La deuxième remarque est que, d’après la brève analyse géopolitique que j'ai faite et suite à la non réalisation du "pivot", nombreux sont les acteurs internationaux qui veulent un règlement rapide de la question chypriote et exercent des pressions dans ce sens. Cette précipitation porte sur le calendrier, ils veulent fixer un calendrier pour l'atteinte d'une solution à la question chypriote. Vous avez peut-être lu hier que la partie chypriote turque avait proposé, dans le cas où un calendrier ne serait pas fixé, de remettre à plus tard ce scrutin, et ce en raison aussi des élections qui se tiendront au printemps en République de Chypre.
Je dirais que les négociations ont progressé, il existe des points d'entente positifs. Je dirais que Akıncı, dans les domaines où il n’est pas sous pression, a une identité chypriote. Le fait qu'il peut lire des textes en grec et qu'il comprend la langue grecque, n'est pas une coïncidence. Je l'ai rencontré en 2005 et 2006 lors de deux conférences internationales à Oxford. Ses enfants ne parlent pas le grec, c'est la dernière génération à avoir l'identité chypriote et pas seulement l'identité chypriote turque ou turque et dans ce sens sa présence est utile et importante aussi du point de vue historique.
Des progrès sont réalisés, mais non pas comme ceux présentés par les médias internationaux ou par les acteurs internationaux impliqués dans la question chypriote. Il existe une image bien embellie et une tendance à sous-estimer les problèmes dans le but d'aller vers une solution qui doit faire l'objet d'une discussion approfondie à l’égard de nombreux aspects.
Personnellement, j'ai à maintes reprises signalé à l'ONU et à son porte-parole deux choses : Premièrement, il doit présenter une image réelle de la situation. Il présente à ses interlocuteurs au sein des forums internationaux ou aux Etats membres de l'Onu concernés, notamment aux Etats membres du Conseil de sécurité, une image bien embellie. Deuxièmement, je l'ai à nombreuses reprises prié d'exprimer les décisions du Conseil de sécurité des Nations Unies et non pas les pressions de l'une ou de l'autre partie. Il est le représentant de l'Onu, et il ne doit pas se montrer compréhensif à l'égard par exemple des demandes turques, en disant qu'ils ont eux aussi leur cause à défendre. Je lui dit toujours qu'il doit toujours juger les choses débattues en fonction de leur conformité ou non avec les résolutions du Conseil de sécurité, car pour nous la solution à la question chypriote doit être axée sur les résolutions du Conseil de sécurité, sans déroger de manière permanente à l'acquis communautaire et cette solution inspirera un sentiment de sécurité chez le peuple chypriote qui n'aura pas l'impression que des puissances tierces peuvent intervenir dans sa vie, tout en garantissant dans le même temps le maximum de droits aux communautés, et notamment aux trois minorités ainsi qu'à la plus petite communauté sur l'île.
S'agissant maintenant des Balkans, d’un point de vue plus général, l'élargissement de l'UE, comme vous le savez, est en suspens jusqu'en 2019. Les Etats des Balkans affichent une croissance faible et l'économie dans la plupart des Etats de la région est en récession, tout comme l'économie grecque et, probablement cela est également dû à l'impact négatif de la crise économique. En plus de cela, le système constitutionnel présente bien de faiblesses, ce qui crée plusieurs problèmes intérieurs en matière de droits de l'homme, d'Etat de droit, de libertés syndicales et autres. Il existe c'est-à-dire dans nombreux Etats, et notamment dans ceux des Balkans occidentaux, des lacunes en matière de justice, d'administration efficace et d'Etat de droit.
Les lacunes au niveau des institutions et les problèmes économiques créent un terrain favorable à la montée du nationalisme, ce qui constitue d'ailleurs l'élément le plus préoccupant. Nous répondons à ces questions par la voie diplomatique, ici et dans les capitales où il y a des dérapages de ce genre, mais je ne pense pas que la Grèce doit s'engager dans une controverse publique à caractère nationaliste et nourrir les choix des Etats tiers qui sont incapables d'exercer leur politique balkanique et étrangère de façon constructive. C'est pourquoi, il serait sage de ne rien laisser tomber, mais il serait une erreur de nous engager dans des querelles publiques - nous le faisons quand il est besoin de le faire - car de cette façon nous nous abaissons à leur niveau.
Le deuxième élément, et le plus préoccupant, est la montée du fondamentalisme religieux - dans une région réputée pour son caractère laïque - l'apparition du mouvement djihadiste et les actions criminelles armées contre des pays voisins.
Le troisième élément que je voudrais porter à votre attention, et je l'ai d’ores et déjà analysé lors du Conseil national sur la politique étrangère, est l'extension de l'influence de la Turquie sur les Balkans. C'est une influence à caractère culturel et exercée sur les élites de ces Etats qui, il y a vingt ans, avaient des sentiments philhellènes profonds. Vous devez prendre cela en considération dans votre approche à l'égard des entités étatiques.
Pour ce qui est des Balkans et de notre politique en général, d'après mon évaluation personnelle, dans les années 90, nous avons exercé une politique visant à créer un arrière-pays social et économique. Les investissements ont connu une hausse, les relations économiques se sont renforcées et a été fondée l'Université anglophone de Thessalonique. Il y a eu des programmes internationaux auxquels ont participé des étudiants ou d'autres scientifiques et acteurs des Balkans. Il y a eu de nombreux échanges, des mariages mixtes, car cette interconnexion au niveau familial constitue une condition indispensable, notamment dans les régions du nord, pour le renforcement des relations entre les deux peuples. Telle a été l'approche adoptée dans les années 90 et ses résultats.
Après 2003 et le processus de Thessalonique, l'intérêt s'est plutôt déplacé vers l'orientation européenne des Etats des Balkans. Il y a eu une compétition, dirais-je, entre les pays, chacun d'entre eux s’efforçant à persuader les Européens ou autres acteurs, qu'ils étaient plus proches de l'Europe par rapport aux autres, afin d'adhérer à cette dernière. Cela a eu comme résultat, à mon sens, la désorganisation de l'arrière-pays balkanique et l’établissement des liens plutôt avec des Etats plus puissants à l'extérieur de la région des Balkans, qu'avec des Etats membres de l'UE, tels que la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce et même la Croatie. Je dirais qu'en raison de cela, l'arrière-pays des Balkans est devenu plus extroverti.
D'après mon approche stratégique personnelle, on ne doit pas s'enfermer dans un dilemme, mais on doit allier les politiques européennes et les orientations d'une série de ces Etats des Balkans avec la mise en place d'un arrière-pays puissant et le renforcement de nos positions. Si ces Etats deviennent, après dix ou quinze ans des membres de l'UE - dès lors que cette dernière existera dans sa forme actuelle - sous l'hypothèse ceteris paribus, si tous les autres facteurs demeurent stables, on aura une UE qui comptera plus de 40 membres au sein de laquelle le rôle des petits Etats sera moins important par rapport à l'époque où l'UE comptait 9 ou 10 Etats membres. Et dans ce contexte, le besoin d'établir des alliances cohérentes, de parvenir à des ententes entre les Etats des Balkans serait plus grand, non seulement au niveau de l’arrière-pays, mais aussi à celui de la défense de leurs intérêts au sein des organisations régionales et mondiales plus élargies.
Force est de rappeler que, à l'exception des cinq à six grands Etats de l'UE, tous les autres Etats ont créé des fronts communs, tels que le groupe de Visegrad, les pays baltes avec la Pologne, la Finlande, les trois pays du Benelux à l'époque où il y avait six Etats membres, les pays scandinaves. Par conséquent, nous devons voir de quelle façon nous allons forger une Union et une Alliance balkaniques.
Cela, doit être fait en fonction de deux choses: Premièrement, aucune décision ne doit être prise sous pression, et deuxièmement, et cela est en relation avec ce que j'ai tout à l'heure dit sur la Turquie, que l'inertie n'est pas dans l’intérêt du pays. L'approche prévalant dans les années 90, d'après laquelle toutes les actions devraient être axées sur l'arrière-pays et que cela obligerait les autres de se mobiliser, s’est prouvée erronée. Premièrement, parce que tous ont développé des relations avec les autres grandes puissances européennes et, deuxièmement, parce que l’influence de la Turquie est très grande.
Comment faut-il procéder ? Nous promouvons le dialogue, comme vous le savez, j'ai visité tous les Etats des Balkans, nous promouvons aussi la mise en place des réseaux, entre autres, dans le domaine de l’énergie, des transports ferroviaires et routiers, des réseaux sociaux et de coopération politique et culturelle, dans le but de mettre en place un environnement de stabilité sans créer une situation de dépendance.
Comme je l'ai à plusieurs reprises souligné, notre politique à l'égard des Balkans est articulée autour de trois principes : le droit international, les évolutions en Europe, et notamment au sein de l'UE, et avant tout, nos intérêts nationaux dans le cadre mondial et européen.
Je vous remercie de votre attention.
November 23, 2015