Intervention du ministre des Affaires étrangères Nikos Dendias au 7e Forum économique de Delphes « L'Europe après l'Ukraine » (09.04.2022)

A. TASOULI : Bonjour. Je suis Alexia Tasouli et nous vous souhaitons la bienvenue au 7e Forum économique de Delphes.
L'une des questions qui dominent l'actualité mondiale est la guerre en Ukraine, et c'est un grand honneur et un plaisir d'avoir le ministre des Affaires étrangères, M. Dendias avec nous aujourd'hui.

Bonjour Monsieur le Ministre.

N. DENDIAS : Bonjour, Mme Tasouli.

A. TASOULI : Monsieur le Ministre, la question essentielle est bien sûr la guerre, la guerre elle-même. Les massacres de civils, les bombardements constants. Mais je ne peux m'empêcher de vous interroger également sur le débat provoqué par le discours du président ukrainien au Parlement, par sa phrase émouvante « La liberté ou la mort », par ses références à l'élément grec, mais aussi sur les réactions suscitées par le salut d'un combattant de l'AZOF, ainsi que sur l'omission de M. Zelensky de mentionner l'invasion turque de Chypre.

Une omission qui a été considérée par beaucoup comme délibérée, intentionnelle en raison des bonnes relations entre Ankara et Kiev. Alors comment Athènes voit-elle l'attitude de M. Zelenski et comment nos partenaires l’interprètent-ils, puisque le sujet de discussion ici au Forum est l'Europe après l'Ukraine.

N. DENDIAS : Madame Tasouli, tout d'abord, permettez-moi de m'en tenir à l'essentiel. Notre pays a une position très claire vis-à-vis de l'invasion russe en Ukraine.

Et ce n'est pas une position ad hoc, ce n'est pas une position créée ou fabriquée pour cet événement particulier.

C'est une position qui découle des principes consacrés de la politique étrangère grecque, si je puis dire européenne, en faveur de l'intégrité territoriale des États, en faveur des droits découlant de la Charte des Nations unies.

En ce sens, la Grèce est donc solidaire de l'Ukraine, tout comme elle serait solidaire de tout pays envahi.

Il est évident que la République de Chypre est un pays qui a été envahi et que les positions de la Grèce vis-à-vis de l'Ukraine sont exactement les mêmes que celles de la Grèce vis-à-vis du problème chypriote.

Je n'étais pas à Athènes, je n'ai pas assisté au discours au Parlement, j'étais au Conseil des ministres de l'OTAN. Sur toutes les questions, il y a eu une déclaration à la fois du gouvernement et du Parlement, donc je ne dirai rien qui ait à voir avec cela. Je pense que nous avons répondu à ces questions.

Je voudrais juste dire que c'est toujours la vue d'ensemble qui compte. Il n’est pas important de s’occuper de détails ou de questions secondaires qui ont déjà été répondues par le Parlement et le gouvernement.

A. TASOULI : L'un des aspects de l'invasion russe est l'expulsion des diplomates russes de nombreux pays d'Europe. Vous avez pris une décision similaire en expulsant 12 diplomates russes de Grèce.  

Vous ne craignez pas que les relations gréco-russes soient perturbées alors que vous avez vous-même déclaré par le passé que la Russie était un partenaire stable et de longue date de la Grèce.

N. DENDIAS : Vous le dites très bien et je ne suis pas du tout content, pas de la perturbation, je pense que vous êtes poli dans la manière dont vous vous positionnez.  

A. TASOULI : C’est-à-dire ?

N. DENDIAS : Il y a un gros problème dans les relations de tous les pays de l’Union européenne, de toute l’alliance occidentale et de la Russie. Cela n'est malheureusement pas le fruit de notre propre choix.

Moi en particulier, le gouvernement actuel, nous avons essayé très fort pendant deux ans, parce que nous avons trouvé les relations avec la Russie à un niveau pas particulièrement bon, de les améliorer, de développer des canaux de communication, de développer des canaux de compréhension, de comprendre les sensibilités de la Russie, en respectant toujours son énorme tradition culturelle, sa taille, son histoire.

Mais après l'invasion de l'Ukraine, le paysage n'est plus le même. La perturbation des relations russo-européennes et des relations gréco-russes est le résultat d'un comportement russe spécifique qui va à l'encontre des principes établis de la politique étrangère grecque.

Je suis triste de dire que la Grèce n'avait pas d'autre alternative. Elle a fait la seule chose qu'elle pouvait faire. Elle est restée fidèle aux principes et aux valeurs qu’elle exprime. Sinon, il y aurait eu une contradiction inhérente entre, par exemple, les positions que nous défendons sur le problème chypriote et les positions que nous aurions prises face à l'invasion russe de l'Ukraine.

Pour la Grèce, il n'y avait donc pas d'alternative. Il appartient à la Russie de revenir aux codes de conduite de la Charte des Nations unies et, à partir de là, nous ferons tout notre possible pour revenir à la situation antérieure. Ce qui, bien sûr, comme vous le comprenez, est loin d'être facile.

A. TASOULI : Ce n'est pas facile et je le dis parce que le ministère russe des Affaires étrangères et son représentant ont parlé de dommages maximums aux relations gréco-russes, à nos relations bilatérales à l'occasion de l'expulsion.

Elle a parlé d'un acte hostile, elle a dit qu'ils répondraient de manière appropriée. Et que ce qui est recherché, c'est de semer la discorde entre les peuples grec et russe.

N. DENDIAS : Ecoutez, il est toujours bon de faire la distinction entre les peuples et les actes de leurs gouvernements. La Grèce n'attribue pas l'invasion à l'ensemble du peuple russe et de la société russe. C'est un choix spécifique d'un gouvernement spécifique, c'est ce qui s'est passé.

Maintenant, à partir de là, nous attendons une contre-réaction du côté russe. C'est une évolution normale des choses.  Mais encore une fois, nous ne sommes ni naïfs, ni contents de cette situation et nous avons conscience des réalités.

Nous pensons que l'évolution en Europe, dans le monde, est tragique. Parler de la guerre en Europe au XXIe siècle est tragique en soi.

Mais au-delà de cela, la Grèce n'a aucune responsabilité et je veux être franc avec vous. Elle n'avait pas le moindre choix.

Nous sommes un petit pays. Nous avons des principes spécifiques, des valeurs spécifiques, une politique spécifique dans le temps. Nous n'avons pas de politique ad hoc.

Nous avons une politique de valeurs. C'est le seul moyen d'être crédible et respecté au sein de la communauté internationale.

A. TASOULI : Passons maintenant au ministre des Affaires étrangères de la Russie, à M. Sergey Lavrov. Est-ce que, finalement, M. Lavrov ne savait pas que le président de la Russie, Vladimir Poutine, allait procéder à l'invasion, comme il vous l'a assuré lorsque vous l'avez vu quelques heures avant le début de la guerre.

N'y a-t-il pas lieu de s'interroger sur lui, le diplomate russe par ailleurs expérimenté, que nous voyons poursuivre une rhétorique identique à celle du président russe ?

N. DENDIAS : C'est un débat qui a eu lieu et qui est révolu. Il n'a aucune pertinence. Malheureusement, la réalité est déterminée par la situation sur le terrain et quelle est la situation sur le terrain ? Une invasion barbare d'un pays indépendant membre de l’Organisation des Nations Unies. Telle est la situation sur le terrain.

Cela étant, bien sûr, j'ai fait des commentaires spécifiques dans le passé. Il est inutile de les répéter. Je l'ai dit, j'ai fait mes propres appréciations de qui savait, de ce qu'il savait, qui sont mes appréciations personnelles.

Nous ne le saurons jamais. C'est la vérité. Mais ce qui est utile ici, c'est de s'adresser à une puissance révisionniste agressive avec un langage commun, avec un vocabulaire commun, et de lui indiquer que le moyen de réintégrer la communauté internationale et la légitimité internationale est de supprimer les conséquences de sa propre illégalité.

A. TASOULI : Je voudrais que vous nous donniez plus d’informations sur la demande de la Grèce d’introduire un recours devant la Cour internationale de justice de La Haye en vue d’enquêter sur les crimes de guerre à Marioupol, comme vous l'avez dit.

Quand déposerons-nous cette demande et comment utiliserons-nous politiquement la décision de la Cour, quand et si cette dernière désigne les responsables ? Qui sont les responsables des meurtres de civils à Marioupol, y compris de nos expatriés grecs ?

N. DENDIAS : Tout d'abord, la Grèce a un intérêt particulier pour la zone côtière de la mer Noire. Les populations grecques y sont présentes depuis des siècles. Il ne s'agit pas de personnes qui ont quitté la Grèce au cours des 10, 20 ou 30 dernières années, ni de personnes qui sont parties à cause de la dernière crise économique.

C'est précisément pour cette raison que je m'étais rendu à Marioupol avant l'invasion russe et que j'avais fait part de notre intérêt particulier à la partie russe, précisément parce que dans les scénarios qui étaient connus  l'attaque contre Marioupol était prise en compte.

Et j'avais demandé à la partie russe d’y prêter une attention particulière. Pourquoi ? Parce qu'en 2014, un tir de missile par la partie russe a touché par erreur un convoi funèbre pris pour une unité militaire et 14 expatriés grecs y ont été tués. Je suis allé à leur mémorial et j'ai déposé une gerbe.

Puis je suis allé à Moscou pour dire aux Russes ce que j'avais à leur dire sur Marioupol sotto voce. Au lieu de cela, que voyons-nous aujourd'hui ?  Et ce sur les écrans de télévision, car nous n'avons même pas le droit d'y aller.

J'ai fait part de ma volonté d’aller à Marioupol en apportant avec moi une aide humanitaire comme je l’ai fait à Odessa.

A. TASOULI : La Russie a rejeté notre demande.

N. DENDIAS : On ne nous a pas permis d’y aller. Et j'ai le sentiment que nous n'avons pas été autorisés à nous rendre là-bas justement pour ne pas voir ce qui s'est passé là-bas. Mais l’image qui nous a été transmise par notre  consul grec sur place, qui a été le dernier à partir et qui est parti assez longtemps après le début des hostilités, c'est-à-dire qu'il a vu la situation sur le terrain dans une très large mesure, n'est pas du tout bonne.

Ce que nous devons faire, c'est demander, dans le cadre d'une enquête que nous avons déjà demandée à la Cour, avec d'autres pays, de mener une enquête spéciale sur cette ville particulière.

Il n'est pas possible au XXIe siècle de détruire des villes et de tuer des civils au nom de la réalisation d'objectifs militaires. Cela n'est pas acceptable.

Nous ne pouvons pas revenir aux XXe et XIXe siècles, les villes ne peuvent pas être dévastées par des bombardements, les civils ne peuvent pas être tués par des troupes régulières. Nous ne pouvons pas laisser des mercenaires entrer sur le territoire européen.

Nous ne pouvons pas retourner à l'âge de la barbarie. Il faut tracer une ligne rouge à cet égard.

A. TASOULI : Un autre paramètre important est la nécessité d’indépendance vis-à-vis du gaz russe et, à cet égard, la Méditerranée orientale, avec ses gisements, peut jouer un rôle très important.

Victoria Nuland, que vous avez rencontrée récemment à Athènes, a donné le coup de grâce au gazoduc EastMed dans une interview à Kathimerini, et au même moment le State Department recommande au Congrès la vente éventuelle d’avions F16 à la Turquie.

Quelles sont les intentions finales des Américains d'après les contacts que vous avez avec les hauts fonctionnaires américains ?

N. DENDIAS : Mme Nuland a exprimé une opinion, mais ça ne pouvait pas être un coup de grâce, parce que je n'ai pas vu EastMed mort. Je vous dirais que, peut-être sous certaines conditions, il est « alive and kicking » (vivant et dynamique) pour utiliser l'expression anglaise.

Α. TASOULI : Quelles sont les conditions, le GNL ? Quelles sont les conditions ?

N. DENDIAS : Quelles sont les conditions ? Quelles sont les conditions possibles ?  Il s'agissait, dès le départ, de la viabilité économique du projet. Mme Nuland, j'ai lu exactement ce qu'elle a dit, outre le fait que je l'ai rencontrée trois fois et que je pense avoir une bonne relation personnelle avec elle, donc je pense que nous parlons très, très franchement, elle a soulevé exactement la question de la viabilité économique.

Et une autre chose, la question de l'horizon temporel. Alors qu'est-ce qu'elle dit ? L'Europe a besoin d'énergie, l'EastMed peut-il lui fournir de l'énergie l'année prochaine ou les deux prochaines années, ce qui est l'horizon que l'Union européenne a fixé pour achever l'effort visant à son indépendance vis-à-vis des sources d'énergie russes ? La réalité est que non, nous disons tous la même chose. Elle ne dit donc pas que l’ East Med est mort en tant que projet économique, en tant que projet réel. Elle dit qu'il n'est pas utile au cours de cette période de découplage immédiat. C'est ce qu’elle  dit et c'est vrai.

Α. TASOULI : Donc la réalisation du projet de l’East Med dépend  seulement de sa viabilité économique et de l’horizon temporel ?

N. DENDIAS : Attendez une minute.

Passons maintenant à ce qui est la partie délicate selon ceux qui disent que l'EastMed est mort. L'argument géopolitique qui est derrière cela. Mais les États-Unis et Mme Nuland soutiennent l'Asia Interconnector qui assurera le transport d'électricité, à travers exactement la même route que l'EastMed.
Il n'y a donc aucun choix géopolitique dans ce qui est dit sur EastMed.

Α. TASOULI : Mais c'est ce que disait le non papier précédent.

N. DENDIAS : Non, mais dans le non papier précédent, si vous le lisez dans son intégralité, vous verrez que dans le paragraphe juste en dessous des réserves sur East Med, il y a avait une prise de position directe en faveur de l'Interconnecteur.

Il n'y a donc aucun argument géopolitique contre EastMed. Il y a un argument économique pour savoir si cela a du sens ou non.  Mais c'est ce que la partie grecque a dit depuis le début, c'est ce que la partie chypriote a dit depuis le début, c'est ce que la partie israélienne a dit depuis le début.
Il est important que cela ait un sens économique, sinon nous n'allons pas littéralement jeter l'argent à la mer.

Donc, au-delà de cela, Mme Nuland a également fait une déclaration en faveur du GNL et c'est compréhensible. Les États-Unis vendent du GNL. N'est-il pas normal qu'un ministre américain se prononce en faveur de la vente de GNL ?

Lorsque je vais à l'étranger, ne suis-je pas favorable à la vente de produits grecs dans les pays où je me rends ? Vous savez, je pense que nous l'avons sur-interprété et lui avons donné des paramètres géopolitiques, ce qu'il n'a pas.

Mme Nuland, comme tout le système américain,  et tous les partis politiques si vous voulez, est en faveur du partenariat tripartite Grèce-Chypre-Israël plus 1, c'est-à-dire plus les États-Unis d'Amérique.
Et je pense qu'elle compte aussi beaucoup sur ce partenariat.

Α. TASOULI : En ce qui concerne le State Department et sa recommandation pour la vente, la vente possible des F16 à la Turquie, il s'agit bien sûr d'une recommandation qui doit passer par le Congrès, mais est-ce une décision qui nous contrarie ?

N. DENDIAS : Ecoutez, je veux être honnête à nouveau. La Turquie fait partie de l'OTAN, c'est notre allié sous le parapluie de l’OTAN.

D'autre part, la Turquie a menacé la Grèce à plusieurs reprises. Donc, tant que la Turquie ne lève pas ses menaces contre la Grèce, le casus belli bien connu, la Grèce n'est pas satisfaite de l’armement ou du réarmement de la Turquie car, dans certaines circonstances, cela est dirigé  contre elle.

Il est donc clair que nous avons fait part au gouvernement américain des conditions dans lesquelles la Grèce accepterait que des armes soient fournies à la Turquie. Cela ne change pas ; c'est un principe immuable de la politique étrangère grecque.

Maintenant, le gouvernement américain, sous la pression des circonstances, de la situation ukrainienne, exprime une réflexion. Nous maintenons nos réserves, nous n'allons pas les lever à l'égard de la Turquie juste parce que la Russie a envahi l'Ukraine.

Notre manière de voir les choses est immuable, nous voulons que la Turquie fasse partie de l'OTAN,  nous voulons que la Turquie fasse partie du système international, nous voulons que la Turquie soit un ami et un allié, mais c'est à la Turquie de décider.

La Turquie doit choisir les paramètres fondamentaux de sa propre politique étrangère qui la rendent également compatible avec le droit international, avec le droit international de la mer et avec la suppression du casus belli, qui est absolument inacceptable. Le casus belli est absolument inacceptable.

En droit international, la menace de guerre contre un autre pays n'existe pas.

Α. TASOULI : Monsieur le Ministre, merci beaucoup pour la discussion que nous avons eue aujourd'hui au Forum économique de Delphes, merci beaucoup.

N. DENDIAS : Merci à vous.

April 10, 2022