ANIMATEUR : Je suis honoré d’accueillir cette session intitulée « En dialoguant /du point de vue d’Athènes ». Mon invité, Son Excellence le ministre des Affaires étrangères de la République hellénique, Nikos Dendias se joint à moi.
Il y a de nombreux sujets de discussion et le temps presse, alors commençons, M. le ministre. Vous êtes le bienvenu.
N. DENDIAS : Merci de m’accueillir.
ANIMATEUR : Merci. J’aimerais vous poser une question d’ouverture générale. Les relations Etats-Unis – Grèce connaissent une renaissance. On peut dire d’ailleurs que le moment marquant le début de cette renaissance est le second mandat Obama. Mais malgré les changements politiques aux Etats-Unis et un changement de gouvernement à Athènes, les relations ne font que se renforcer je dirais.
Avec la nouvelle administration Biden qui a pris ses fonctions, M. le ministre, pourriez-vous nous dire ici, aux Etats-Unis, ce que vous aimeriez voir de la part de Washington au cours des prochaines années. Ce qui fonctionne bien et dans quels domaines pouvons-nous mieux travailler ensemble ?
N. DENDIAS : Je vous remercie de votre question. Il est très intéressant de notre côté également de voir et de prendre en compte ce qui a été réalisé, voir ce que nous pouvons faire de plus et ce que nous pouvons améliorer.
Une observation pour commencer, je dirais que ces relations, les relations gréco-américaines sont bâties sur des fondations très solides de valeurs communes, ce qui semble être un stéréotype, mais ce n’en n’est pas un.
Et, si vous me le permettez, dans notre région il est très recherché d’avoir une compréhension commune de l’ordre international, de l’Etat de droit, de la démocratie, des droits de l’homme, des valeurs communes ; d’avoir une compréhension commune de la façon dont nous aimerions que le monde avance.
Nous entretenons une bonne relation, nous entretenions une bonne relation en tant que pays avec l’administration Obama, nous entretenions une bonne relation avec l’administration Trump et nous entretenons une bonne relation avec l’administration Biden.
Nous avons signé un accord en matière de défense avec l’administration Trump, l’ancien secrétaire d’Etat Mike Pompeo était à Athènes en octobre 2019 et nous négocions un accord révisé de coopération mutuelle en matière de défense (MDCA) avec l’administration Biden.
Maintenant, votre question de base, qui est une question fondamentale, est de savoir ce que la Grèce veut le plus des Etats-Unis. La réponse est que nous voulons avoir plus de présence américaine dans la région. C’est une région très mouvementée et lorsque les Etats-Unis laissent un vide, d’autres puissances, qui n’ont pas nécessairement la même compréhension de l’ordre international, des droits de l’homme, de la démocratie, essaient de le combler. Ainsi nous aimerions et la région a plus besoin des Etats-Unis, pas moins.
ANIMATEUR : Merci M. le ministre. Parlons de la Méditerranée orientale car je pense qu’il s’agit d’une région où il existe des possibilités plus larges de coopération. Vous avez eu une conférence de presse controversée avec votre homologue turc récemment. Il s’agit de la dernière confrontation dans une relation qui…
N. DENDIAS : Qualifions-là de non habituelle.
ANIMATEUR : Très bien, non habituelle. Je crois que l’Union européenne a parlé d’une seule voix et est en train de développer une stratégie pour la Méditerranée orientale. En plus d’être plus présente, pourriez-vous en nous dire avantage sur ce que vous aimeriez que les Etats-Unis fassent sur le plan stratégique en Méditerranée orientale ?
N. DENDIAS : Je dois dire que les Etats-Unis se trouvent dans une position unique, car ils constituent un allié de la Grèce mais aussi de la Turquie. Et les deux pays sont membres de l’OTAN et les Etats-Unis sont la puissance dominante à l’OTAN, ils l’étaient, le sont et le seront. Par conséquent, ils entretiennent une très forte relation avec les deux alliés, aussi bien la Grèce, que la Turquie.
Le problème avec la partie turque est que, malheureusement, la Grèce s’écarte – de manière lente mais évidente – de l’exemple mondial que les Etats-Unis projettent en particulier, à savoir l’Etat de droit, les droits de l’homme, la démocratie et aussi la participation à un ordre international basé sur des règles.
La majorité de nos différends avec la Turquie, par exemple, seront résolus très facilement si elle souscrit à la Convention des Nations Unies pour le droit de la mer ou si au moins elle accepte cette Convention en tant que point de référence pour la résolution des délimitations et des zones maritimes.
Les Etats-Unis, quant à eux, qui soutiennent exactement les mêmes idées, par exemple dans l’Océan Pacifique par rapport à ce que la Chine soutient vis-à-vis des Philippines, seraient le partenaire idéal qui pourrait convaincre la Turquie qu’une telle attitude contribuerait à un meilleur avenir pour la Turquie, un avenir plus stable pour notre région ainsi qu’une bien meilleure relation Etats-Unis – Turquie.
Mais il y a de nombreux exemples. Les Etats-Unis ont de nombreux leviers d’influence dans la région et ils sont la seule puissance à communiquer facilement avec pratiquement tous les Etats. Ils sont la puissance qui peut aider à renforcer la relation entre toutes les parties de la région.
Cela étant dit, l’Union européenne a également un rôle à jouer. Mais pour l’Union européenne, une chose doit être claire. Elle est une grande puissance sur le plan économique. Mais elle doit également devenir une grande puissance sur le plan géopolitique.
ANIMATEUR : Si vous me permettez, j’aimerais vous poser une question qui n’est pas directement liée à cela, mais à Chypre. J’ai été surpris de constater que les discussions à Genève n’ont abouti nulle part et que maintenant des débats sont engagés par la partie turque pour une solution à deux Etats.
Peut-être n’avez-vous rien de plus à nous dire concernant cela, mais pouvez-vous nous dire s’il y a de l’espoir ? Vous étiez présents aux réunions. L’ONU a parlé d’organiser de Nouvelles rencontres au cours des deux prochaines semaines ? Pouvons-nous être optimistes ?
N. DENDIAS : Il n’est pas facile d’être optimiste. Je dois dire, même moi, qui a toujours été un fervent défenseur de l’optimisme, que je comprends bien celui qui a suivi les trois jours dans un sous-sol à Genève, sans aucun résultat, et qui dit qu’il n’y a pas espoir.
Par ailleurs, la question chypriote est un exemple parfait de ce que j’ai dit tout à l’heure, à savoir que la Turquie doit comprendre que pour résoudre les différends dans notre région, elle doit appliquer les règles de la légalité internationale.
Car quelle est la différence à Chypre ? L’une des parties dit que l’on doit essayer de trouver la solution dans le cadre du droit international et des décisions du Conseil de sécurité des Nations Unies, tandis que l’autre partie, la Turquie, les Chypriotes turcs, disent que non, qu’il n’y a aucune raison de le faire, il y a seulement une solution de deux Etats, qui a été imposée par les troupes turques en 1974, donc nous devons discuter sur la base de ce qui a été réalisé après l’invasion de la Turquie à Chypre, en 1974. Par conséquent, l’une des parties soutient l’Etat de droit, tandis que l’autre soutient le fait accompli.
Mais encore une fois, à commencer par ces deux points si différents, il est très difficile d’être optimiste. Mais là encore, je dois dire que nous devons continuer d’essayer.
A ce stade, j’aimerais remercier le Secrétaire général des Nations Unies qui fait exactement cela, de continuer à essayer. Je pense que la raison est la force absolue dans l’univers. Et si la raison prévaut, la Turquie comprendra et les Chypriotes turcs comprendront également que la solution à la question chypriote conformément aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, conformément au droit international, est dans l’intérêt des Chypriotes turcs et dans l’intérêt de la Turquie. Mais comme je l’ai dit, cela n’est pas du tout facile. Nous devons essayer beaucoup.
ANIMATEUR : Changeons maintenant de sujet et abordons la question des Balkans occidentaux, une région qui m’est personnellement très chère mais très importante pour la Grèce aussi. Vous vous êtes récemment entretenu avec le ministre des Affaires étrangères du Monténégro à Athènes et avez exprimé votre soutien très ferme en faveur de la poursuite de l’élargissement européen.
Mais permettez-moi d’être très franc à cet égard. La plausibilité de l’élargissement s’est affaiblie ces derniers temps à travers la région. Et avec la pandémie et, dirais-je, la diplomatie vaccinale assez intelligente valorisée par les Chinois et les Russes, face à laquelle l’Occident n’a pas su rapidement réagir, je crains que l’idéal même d’une Europe plus élargie ne soit ébranlé.
Donc, le gouvernement de Biden est maintenant en train de mettre en place une équipe chargée du dossier des Balkans. Que pourrions-nous faire tous ensemble pour insuffler un nouvel élan à la promesse européenne réitérée il y a 20 ans à Thessaloniki concernant cette question ?
N. DENDIAS : Merci d’avoir reconnu le fait que pour mon pays, pour la Grèce mais aussi pour tous les Européens dévoués à cette cause, les Balkans occidentaux sont un objectif qui doit être inclus dans cette brillante réussite de l’Europe. Nous devons combler ce trou noir qui demeure au cœur de l’Europe.
Bien évidemment, je dois reconnaître que ce dossier n’avance pas très vite qu’il y a beaucoup de difficultés. En outre, le verbe que vous avez utilisé « ébranlé » est absolument exact.
Toutefois, je dois dire qu’à mon humble avis, le modèle européen, l’expérience européenne, l’expérimentation européenne, pour ainsi dire, ressemble aux religions monothéistes – à l’exception de l’Islam – puisqu’il a fallu à ces dernières au moins 300 ans pour se consolider et cela était aussi le cas avec le christianisme. L’Union européenne est beaucoup plus jeune. Pas même un siècle ne s’est écoulé depuis que nous avons commencé ce long voyage vers l’unification de l’Europe. Cela prendra du temps.
Toutefois, cela ne signifie pas que nous ne devons pas déployer des efforts, que nous ne devons pas poursuivre nos efforts pour persuader nos voisins dans les Balkans occidentaux d’accepter les critères de l’Union européenne et de vivre aussi conformément à ces critères, conformément à l’acquis communautaire.
Bien évidemment, ces pays ont des problèmes, mais la Grèce peut leur fournir le savoir-faire nécessaire pour les soutenir tout au long de leur voyage européen. Et je dois aussi dire que l’Union européenne doit reconnaitre que du point de vue historique, en considérant les choses dans leur dimension historique, l’Europe ne peut pas avancer si elle ne comble pas ce trou noir que représentent les Balkans occidentaux sur la carte européenne. Cela n’est pas possible.
Par conséquent, il se peut que cela prenne du temps et des efforts, mais c’est quelque chose qui, à mon humble avis, doit avoir lieu et aura lieu.
ANIMATEUR : Je vous remercie. Je voudrais aborder maintenant des questions relatives à l’économie. Il est difficile maintenant de ne pas prendre en considération – bien que vous soyez ministre des Affaires étrangères – le fait que le changement climatique, sa politique étrangère, devient actuellement l’axe central des relations internationales. Le plan de relance de l’UE pour faire face aux conséquences de la Covid 19 est, dans une large mesure, orienté vers la technologie verte, tandis que le gouvernement de Biden a annoncé que ses objectifs verts figurent parmi ses premières priorités. Mais votre gouvernement aussi a récemment présenté un programme de développement et d’investissements très ambitieux pour la Grèce.
Pourriez-vous nous parler un peu des opportunités offertes ? Si vous voulez, vous pouvez aussi nous parler des opportunités qui existent dans la région élargie. Comment, à votre avis, les priorités vertes façonneront le développement et l’intégration ?
Ν. DENDIAS : Bon, tout d’abord, permettez-moi de vous parler de mon pays, la Grèce et de notre gouvernement. Comme vous le savez, nous sommes un gouvernement conservateur mais nous nous considérons comme un gouvernement vert. Nous avons entrepris des pas énormes, nous avons par exemple pris la décision de procéder à l’indépendance de notre économie à l’égard du lignite d’ici à 2030. Permettez-moi de dire qu’à ce jour le lignite était la principale source de production d’énergie électrique en Grèce. Mais puisqu’il n’est pas respectueux de l’environnement, nous avons opté pour l’énergie verte.
Nous avons également pris des décisions courageuses dans notre tentative de protéger notre environnement, de protéger nos forêts, nos côtes, notre nature.
Par conséquent, nous nous considérons comme une plaque tournante d’interconnectivité énergétique, avec des gazoducs mais aussi des interconnexions d’énergie électrique en provenance d’Afrique mais aussi d’Israël et de Chypre. Tous ces projets s’intègrent dans le programme du gouvernement de Mitsotakis.
En outre, nous promouvons l’utilisation du gaz naturel en tant qu’étape intermédiaire dans cette transition du niveau actuel de l’économie, de l’économie énergivore, vers l’économie verte du futur. Et nous essayons d’établir des liens avec les Balkans afin de leur offrir le choix parmi de différentes sources d’énergie.
À ce jour, la Russie était le seul fournisseur d’énergie pour tous les Balkans. Maintenant avec Alexandroupolis et avec les autres installations en Grèce, nous leur donnons le choix. Ils peuvent choisir et en choisissant, ils peuvent obtenir un meilleur prix, ce qui leur permet de parvenir à un plus grand développement de leur économie.
Par conséquent, nous nous considérons comme une économie verte exemplaire mais aussi comme une plaque tournante énergétique dans les Balkans et dans la région élargie.
ANIMATEUR : Enfin, monsieur le ministre, j’aimerais vous remercier et vous poser une question concernant la Chine. Je pense qu’une discussion est en cours concernant la manière dont on pourra se rapprocher de la Chine et je pense qu’il est ridicule de considérer la Chine sous un angle strictement dichotomique, c’est-à-dire soit comme un concurrent parmi des partenaires soit comme un adversaire dangereux. Cette approche serait extrêmement simplifiée, mais comme vous le voyez, nombreux sont ceux qui adoptent ce point de vue.
L’accord global de l’Europe sur les investissements semble être actuellement dans un état de stagnation ce qui influe probablement sur l’approche adoptée à l’égard de la Chine de la part de l’Occident dans son ensemble, en la considérant comme étant un adversaire. Comment voyez-vous évoluer cette dynamique en Grèce ? Vu notamment l’importance des investissements chinois dans les infrastructures grecques. Et que peuvent faire l’Occident, en général, l’Europe et les Etats-Unis pour concurrencer plus efficacement la Chine ?
Ν. DENDIAS : Tout d’abord, je vous remercie d’avoir utilisé le mot grec important dans la formulation de votre question, la « dichotomie ». Le mot dichotomie signifie en grec « couper en deux » et tire son origine du grec ancien. Malheureusement, on ne peut pas couper le monde en deux et laisser une partie pour la Chine et une autre pour nous. Il existe un monde, une planète et pour que cela fonctionne il doit y avoir une approche beaucoup plus complexe que cette approche qui consiste à considérer la Chine comme une ennemie absolue.
En outre, je dois dire que la Chine était assez courageuse et a investi en Grèce au cours de la période de la crise, alors que nos partenaires et amis européens n’ont pas pris ce risque. La Chine a pris ce risque d’investir dans le port du Pirée et nous apprécions beaucoup tout ce qu’elle a fait.
Toutefois, je dois dire encore une fois qu’il faut adopter une approche double. D’une part la Chine fait partie de l’économie mondiale et constitue une partie très utile de l’économie mondiale. Certains disent que la Chine est la locomotive de l’économie mondiale. Je n’adhère pas nécessairement à ce point de vue, mais il est évident que la Chine joue un rôle très important dans l’économie mondiale.
D’autre part, considérer la Chine comme un modèle mondial est une histoire tout à fait différente. Car, comme vous le comprenez, nous croyons en la démocratie, en les droits de l’homme, en l’Etat de droit et en les valeurs occidentales. Nous avons lutté pour cela tout au long de notre histoire.
Par conséquent, nous apprécions la position qu’occupe la Chine dans l’économie mondiale mais d’autre part, nous mettons en avant notre propre modèle pour le monde, pour les générations futures. Et si vous me le permettez, à l’avenir la Chine pourra probablement accepter ces valeurs et les considérer comme étant plus utiles pour sa propre société aussi.
Bien évidemment, c’est à la Chine de prendre cette décision. Mais en ce qui nous concerne, nous avons notre propre modèle à suivre, nous respectons la démocratie et les droits de l’homme ce qui fait que souvent l’exemple chinois ne soit pas exactement compatible avec notre mode vie.
ANIMATEUR : Monsieur le ministre, je vous remercie de votre temps. Ce fut merveilleux de vous avoir avec nous.
Ν. DENDIAS : Je vous remercie tous, ce fut pour moi aussi un plaisir et un honneur. Je vous remercie.
May 7, 2021