Propos recueillis par le journaliste Giorgos Christidis
JOURNALISTE : Imagineriez-vous en octobre 2017, lorsque vous aviez adressé une invitation au Président Erdogan à effectuer une visite officielle - visite qui a finalement eu lieu en décembre et qui a été qualifiée d’historique dans l’espoir que cette dernière ouvrirait un nouveau chapitre dans les relations gréco-turques - que nous en serions là où nous en sommes aujourd’hui ? Qu’est-ce qui s’est passé entre-temps ?
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : En diplomatie on ne discute pas seulement avec ses amis. Il est tout à fait normal que l’on discute aussi avec ceux avec lesquels on a des différends. Donc, avec la Turquie aussi. Discuter ne signifie pas qu’on n’a pas des problèmes. Le plus important est de réussir à garder ouverts les canaux de communication.
L’invitation faisait partie d’un effort visant à rationaliser nos relations ainsi que la manière dont on discute de nos différends.
JOURNALISTE : Pourquoi cet effort n’a-t-il pas apporté des fruits ?
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : M. Erdogan est dans un état de grande nervosité. Il est confronté à une ambigüité intérieure, il est indécis et en contradiction avec lui-même. Il se montre d’une part arrogant, tout en ayant un sentiment de toute-puissance et d’autre part il éprouve une peur profonde et un sentiment d’insécurité.
Pour notre part, nous essayons de faire comprendre à tout le monde que la Grèce n’a pas des mauvaises intentions, ni ne veut être un mauvais voisin. De tous les voisins de la Turquie, nous sommes potentiellement le meilleur. Toutefois, Monsieur Erdogan a décidé d’avoir des problèmes avec tout le monde, même avec les bons voisins.
JOURNALISTE : A l’égard de la Grèce aussi ?
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : A l’égard des pays tiers. Vous voyez ce qui se passe à Afrin. Le Président turc s’intéresse beaucoup aux questions énergétiques ainsi qu’à la façon dont il revendiquera, ne serait-ce qu’illégalement, les droits de la Turquie aux ressources énergétiques de la Méditerranée.
JOURNALSITE : Au-delà de la richesse énergétique, est-il question de changer les frontières avec la Grèce ?
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : Cela est exclu.
JOURNALISTE : En raison de la force de dissuasion de la Grèce?
Ν. ΚΟΤΖΙΑΣ: Il y a le droit international. Et je ne pense pas qu’Erdogan imagine pouvoir changer les frontières européennes. Pour le moment, il n’a pas fait preuve d’une telle intention. Il affiche toutefois une intention d’harceler le pays, de provoquer des incidents, de contester notre souveraineté et par conséquent celle de l’UE dans un nombre de zones maritimes. Mais il est bien conscient que la Grèce – et je dis cela tout en ayant une attitude très amicale à l’égard de ces pays – n’est pas l’Irak ou la Syrie. La Grèce dispose d’un Etat bien organisé et de capacités beaucoup plus importantes. Je ne pense pas qu’il veuille cela.
JOURNALISTE : Qu’est-ce qu’il veut alors ?
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : Je pense qu’il veut transformer les pays de son voisinage en pays régionaux et étendre sa domination sur la région. La Grèce toutefois est un Etat membre de l’UE. Nous voulons une Turquie stable et avec une orientation occidentale.
Car cela est à la fois bon pour sa population car il y a un grand nombre de Turcs qui ont le regard davantage tourné vers l’Occident et l’UE, mais cela est aussi bon pour l’UE elle-même d’avoir une Turquie européenne à ses côtés.
JOURNALISTE : Est- ce que la Turquie veut continuer son parcours européen ?
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : Nous voulons l’européanisation de la Turquie. Mais quelques fois il semble que la Turquie veut la turquisation de l’Europe. Et nous n’acceptons pas cela.
JOURNALISTE : Qu’est-ce que vous entendez par « turquisation de l’Europe » ?
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : Une attitude autoritaire et dure à l’égard des alliés. Lorsque la Turquie fait arrêter par exemple un pasteur américain, des journalistes allemands, des soldats grecs. Tout cela ne convient pas à un pays ayant une culture européenne. C’est à elle de décider.
JOURNALISTE : Déclarations et actions provocatrices de la Turquie. Violations, contestations, révision du Traité de Lausanne etc. Vous avez rencontré Erdogan, vous vous êtes entretenu avec lui. Qu’est-ce que vous lui dites ?
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : Je dis chaque fois à Erdogan : Allah nous a placés dans le même endroit, l’un à côté de l’autre. Et il attend de nous que nous nous comportions avec moralité et raison. On ne peut changer de voisinage.
JOURNALISTE : Et qu’est-ce qu’il vous répond?
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : Nous avons une relation directe et nos discussions sont toujours ouvertes. Je lui parle toujours de manière sincère et j’essaye de découvrir ce qui fait qu’une personne est leader dans un pays. Car Erdogan est un leader en Turquie. Il n’est pas une personnalité ordinaire. Le fait qu’il ait une personnalité structurée et qu’il se comporte de la manière que je veux est une chose, contester ses capacités et ses talents en est une autre.
De ce point de vue, je pense qu’en tant que leader il a un comportement qui n’est pas celui que l’on aurait voulu.
JOURNALISTE : Je vous transmets ce que j’entends partout dans la rue. Est-ce qu’il y aura une guerre ? Le ministre de la Défense a déclaré le déploiement de 7 000 soldats à Evros et sur les îles. La Grèce est en train de se préparer à l’éventualité…
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : Non, non. La seule voie est celle de la paix et de la coexistence pacifique. Mais cela ne signifie pas que nous ne tenons pas compte du comportement de nos voisins et de leur attitude à l’égard des problèmes de voisinage. Des problèmes existent dans toutes les relations, avec tous les voisins et même dans les meilleures familles. Ces problèmes doivent être résolus par la voie diplomatique, de manière pacifique et sur la base du droit international.
JOURNALISTE : Mais il y a des déclarations provocatrices de part et d’autre. Est-ce que ces déclarations servent des intérêts politiques internes ?
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : La Turquie aime mettre de l’huile sur le feu. Je réponds à ces provocations une fois sur 20 et telle est l’attitude correcte. C’est pourquoi j’incite toutes les parties à l’intérieur de la Grèce à ne pas se comporter de la même manière que la Turquie car il s’agit d’un jeu turc.
JOURNALISTE : Corrigez-moi si je me trompe, mais votre pratique ne consiste-t-elle pas, à chaque provocation de la Turquie, à en informer les forums internationaux et les organisations internationales compétentes en la matière et à ne pas vous impliquer dans un différend intérieur de la Turquie ?
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : La Turquie a tendance, pas toujours et pas tout le monde en Turquie, à créer des tensions. C’est sa manière d’exercer sa politique. Nous, nous avons une autre culture, une autre civilisation et je pense que notre civilisation est plus rationnelle et plus juste. Nous ne devons pas nous livrer au « jeu de la poule mouillée ». La diplomatie doit apaiser les esprits et donner des explications à l’autre partie.
JOURNALISTE : Quel est l’objectif à long terme de la Turquie dès lors qu’il ne s’agit pas d’un changement de frontières ?
Ν. ΚΟΤΖΙΑS : L’objectif de la Turquie est de nous obliger à participer à une négociation en nous imposant ses propres conditions. Et cela n’est pas acceptable, ni ne le sera et la Turquie fera bien de le comprendre. La Turquie fait aussi preuve d’un comportement nerveux qu’elle extériorise. Nous ne devons pas créer un climat aidant la Turquie à passer son nervosité sur nous.
A l’intérieur, Erdogan veut aussi attirer le vote des nationalistes. Il soutient leurs demandes et leurs choix. Dans le domaine diplomatique, cela me concerne dans la mesure où cette attitude influe sur nos relations.
JOURNALISTE : Avez-vous remarqué une pratique similaire de la part de M. Kammenos ?
N. KOTZIAS : Comme l’on montré les analyses, avec en premier plan celle de Graham Allison de Harvard, à l’occasion de la crise de Cuba, les ministères des Affaires étrangères et de la Défense ont différents moyens et façons de se comporter. Pour ma part, je suis partisan d’une attitude modérée et sobre face aux problèmes. Je réagis lorsque cela est utile pour mon pays et non pas lorsque l’on me provoque. Certains le comprennent autrement.
JOURNALISTE : Ce qui est le résultat d’une coordination au sein du gouvernement ? Autrement dit, il y a le bon diplomate et le mauvais diplomate ?
N. KOTZIAS : Non, il n’y a pas de tels jeux. M. Kammenos réagit spontanément aux provocations turques. J’ai un caractère différent, en tant que personne et non parce que je suis le chef de la diplomatie.
JOURNALISTE : Vous avez dit que nous ne sommes pas la Syrie ou l’Irak. Un pays de l’Occident, le noyau dur de l’Occident.
N. KOTZIAS : En comparaison avec la Turquie, la Grèce a d’autres systèmes institutionnels, d’autres capacités. Et je le souligne pour une raison : parfois mes amis les Turcs doivent comprendre que notre disposition amicale et notre volonté de répondre par des moyens diplomatiques à des provocations mêmes militaires, ne doit pas être perçue comme une faiblesse. C’est un comportement responsable. Cela montre une force de caractère et de capacités. Il faut le leur rappeler une fois tous les six mois. La Turquie a une relation spéciale en Syrie. Dans les années 1930, elle a pris Alexandretta. Elle semble apparemment disposée à rester à Afrin. Ainsi, de temps en temps, je leur rappelle que nous sommes un différent type de joueur sur l’échiquier international. Mon pays défendra ses droits d’une manière différente.
JOURNALISTE : Est-ce que l’UE et les Etats-Unis interviendront en faveur de la Grèce ?
N. KOTZIAS : Je ne crois pas que l’UE peut intervenir dans un problème plus difficile, compte tenu de sa structure. Mais elle intervient de manière préventive, afin que nous n’en arrivions pas là. Que le ton baisse. A l’heure actuelle, les Américains ne sont pas présents dans la région, comme ils l’étaient dans le passé. Et cela nous devons en tenir compte. Il y a d’autres puissances dans la région également, où les relations avec la Turquie présentent aussi des contrastes. Je me réfère à l’Iran et à la Russie et à la dissociation de la Turquie de la majorité des pays du monde arabe.
JOURNALISTE : Turquie – si l’irréparable est commis. Avez-vous des assurances d’aide ?
N. KOTZIAS : Je recommande à la Turquie de ne pas le faire et j’espère qu’elle ne pense pas pouvoir le faire.
JOURNALISTE : Et par rapport à ce que l’on a pu entendre, à savoir que la Grèce est un vilayet plus petit qu’Istanbul, qu’elle ne peut être comparée à la Turquie, du point de vue militaire, politique, de son influence ou autre ?
N. KOTZIAS : La Turquie est un plus grand pays avec toutefois de plus grands problèmes, des conflits internes et des insécurités, par rapport à nous.
JOURNALISTE : Au début du mois de mars, la Turquie a arrêté deux soldats grecs qui ont passé la frontière de manière non intentionnelle. Était-ce une provocation ?
N. KOTZIAS : La Turquie se comporte de deux façons qui ne sont pas rationnelles. Pour la première fois un incident lors duquel quelques militaires ont fait 10 mètres au-delà de la frontière est envisagé d’une façon à le transformer en crise, alors que pendant des décennies nous avons eu des cas similaires des deux côtés. Dans mon bureau, j’ai des documents sur des centaines de cas similaires. Il y a également des procès-verbaux de livraison, où nous avons livré ce personnel militaire, sans escalade.
JOURNALISTE : Est-ce que la doctrine a changé ?
N. KOTZIAS : L’attitude a changé. Ce n’est pas bon. Car leurs militaires aussi vont s’égarer de l’autre côté de la frontière, comme cela a été le cas dans le passé. Deuxièmement, ce n’est pas une attitude digne d’un allié à l’OTAN. Nous sommes deux pays qui entretenons des relations pacifiques. De telles actions n’aident absolument pas.
JOURNALISTE : D’ailleurs, le partenaire au gouvernement a qualifié la Turquie d’ « ennemi ».
N. KOTZIAS : Nous l’avons dit tout à l’heure. Moi, je ne l’aurais pas dit comme cela.
JOURNALISTE : La Grèce exige un système judiciaire indépendant. Nous ne sommes pas des Sultans. Pourquoi rejetez-vous ce même argument qu’invoque la Turquie ?
N. KOTZIAS : Elle l’invoque pour deux choses différentes. Pour ce qui est des 8 militaires, nous ne les avons pas arrêtés. Ces 8 militaires ont demandé l’asile à la Grèce. Nos soldats à nous ne demandent pas l’asile à la Turquie. Ils ont été arrêtés contre leur gré.
JOURNALISTE : Les flux migratoires ont augmenté.
N. KOTZIAS : Nous devons nous attaquer à la racine du problème. Que la guerre finisse en Syrie. Tout naturellement, les guerres civiles ou les guerres restreintes du point de vue géographique finissent un jour. Soit parce que l’une des parties fatigue ou / et que les ressources se terminent. Ici, ni l’un ni l’autre ne se produit car des pays tiers viennent constamment alimenter le conflit en moyens et en personnel. Tant que ce flux se poursuit, la guerre ne finit pas et tant que la guerre ne finit pas, nous aurons des réfugiés.
La Turquie a beaucoup fait pour les réfugiés syriens, mais elle en créé elle-même. Près de 500 000 personnes ont quitté la région d’Afrin. Il y a neuf acteurs dans le conflit syrien. Lorsque le pays sera reconstruit, nous n’aurons pas le problème. La guerre est la source des flux migratoires.
JOURNALISTE : Monsieur le ministre, vous avez pris une initiative très courageuse je dirais, celle de résoudre la question du nom. Pouvez-vous me dire à quel stade nous en sommes ? Et je voulais savoir si une approche plus réaliste, plus ouverte, plus ambitieuse pouvait être suivie avec la Turquie ? Autrement dit, pouvons-nous nous asseoir à la table et résoudre les questions devant être résolues ?
N. KOTZIAS : Cela fait trois ans que nous essayons. Des pas ont été faits. Mais la Turquie a changé d’attitude après le putsch raté. Nous réessayerons mais ils doivent comprendre que nous le faisons par responsabilité et non par faiblesse. Les différends qui nous opposent à Skopje sont des problèmes de nature historique, des problèmes d’identité, d’héritage et de culture. Ces questions sont sensibles. Mais elles peuvent être résolues avec courage, comme nous le faisons aujourd’hui. Alors qu’avec la Turquie nous avons des problèmes de nature géostratégique et de revendications géopolitiques. La Turquie revendique de l’espace et non un héritage. J’espère qu’elle « reprendra ses esprits » et qu’elle prendra la mesure de sa stature et de ses intérêts.
JOURNALISTE : La Grèce sort d’une grande crise économique. La Turquie s’arme. Est-ce que la Grèce peut tenir le coup dans une course aux armements ?
N. KOTZIAS : Nous n’avons pas les mêmes montants d’argent, ni la même infrastructure logistique, mais il y a une différence entre s’armer pour une agression et s’armer pour se défendre. Il y a des systèmes de défense avec un coût restreint. Nous bâtissons notre défense sur la base de nos capacités économiques. Nous avons du bon personnel. Et du bon matériel. Les six sous-marins allemands sont un grand atout dans la mer. La Turquie investit dans des grands projets, comme la commande d’un porte-avion mais la Grèce a 2000 îles.
JOURNALISTE : La question des réparations de guerre de la part de l’Allemagne ?
N. KOTZIAS : La question est au parlement. Le modèle pour nous est l’accord Allemagne - Pologne sur une commission conjointe chargée d’examiner la question. La partie allemande ne le voulait pas même si elle l’a proposé aux Polonais. L’emprunt d’occupation n’est pas une question de réparation. Tout comme nous sommes tenus de rembourser nos prêts, l’Allemagne doit en faire de même. La question est ouverte. Nous sommes un pays entretenant des relations d’amour avec l’Allemagne. Et comme dans toute relation amoureuse, il y a des hauts et des bas.
April 8, 2018