Propos recueillis par le journaliste, V. Nedos
JOURNALISTE : Depuis le jour où la Turquie a aggravé les tensions en Méditerranée orientale, vous vous êtes engagé dans un marathon diplomatique, notamment dans la région mais aussi au-delà de celle-ci. Est-ce que cette tactique apporte des résultats ?
N. DENDIAS : L’objectif ferme de la Grèce est le dialogue, les relations de bon voisinage et la coopération entre les pays de la région. Telles sont les principales conditions à l’instauration de la prospérité et de la stabilité dans cette région agitée où nous vivons. Toutefois, lorsque notre pays voisin fait preuve d’un comportement infractionnel, nous devons prendre toutes les mesures nécessaires. Et c’est dans ce cadre que s’inscrivent les importantes initiatives diplomatiques que nous avons entreprises ces derniers temps. Des initiatives qui ont, bien évidemment, apporté des résultats. Nos positions ont été publiquement soutenues par l’UE, les Etats-Unis, la Russie, l’Egypte, Israël ainsi que par les pays du Golfe, entre autres. Elles sont axées sur le droit international et c’est justement cela que nous signalons à nos alliés avec lesquels nous sommes en concertation continue. Par contre, la condamnation des positions turques a été absolue tandis que l’ensemble de la communauté internationale considère ces positions comme étant en dehors du cadre du droit international. Vous savez M. Nedos, les comportements arbitraires et illégaux ont des perspectives limitées et la Turquie, à travers ses provocations continues, a finalement réussi à se retrouver isolée et à être qualifiée de fauteur de troubles dans une région qui a plus que jamais besoin d’initiatives positives en faveur de la consolidation de la sécurité et de la stabilité. Il est temps pour la Turquie de réaliser qu’il est dans son intérêt de changer de cap. Nous sommes ouverts à la participation de la Turquie aussi à toutes nos initiatives.
JOURNALISTE : On dit souvent que la Turquie a des objectifs fermes dans l’exercice de sa politique étrangère. Outre ses efforts constants visant à limiter les visées turques, la Grèce dispose-t-elle d’une politique étrangère à long terme et exercée au-delà des intérêts des partis politiques ?
N. DENDIAS : Je vous invite à vous interroger sur les exploits de la politique étrangère de chaque pays, en dépit de ce que l’on entend de temps en temps concernant la politique étrangère de la Turquie et de la Grèce. L’adhésion de Chypre à l’UE, qui plus est sans le règlement préalable de la question chypriote, a été une grande réussite de la diplomatie grecque. Par ailleurs, notre pays est devenu un pilier de stabilité incontestable dans la région des Balkans et de la Méditerranée du Sud-est, un partenaire crédible au sein de la communauté internationale des Etats. Il œuvre de manière active et méthodique pour parvenir à la stabilité, au développement et à la stabilité régionale, ce qui est par ailleurs reconnu par tous nos partenaires internationaux. Par contre, la Turquie qui cherchait à avoir des problèmes zéro avec ses voisins, a créé des problèmes à tous ses voisins sans exception aucune. La Grèce est en train de sortir d’une crise très grave et est de retour sur la scène internationale avec confiance en elle-même, en façonnant une nouvelle vision nationale et en redéfinissant son rôle en tant que membre du noyau dur de l’UE et de l’OTAN. Et c’est avec une grande satisfaction que je constate que malgré certaines convergences, il existe une approche commune de la part de tous les partis politiques à l’égard des grandes orientations de notre politique étrangère. Et cela est un avantage très important que le gouvernement de Mitsotakis valorise et continuera de valoriser pour relever les défis auxquels est confronté notre pays, dans un esprit de consensus et d’unanimité nationale.
JOURNALISTE : Pensez-vous qu’il soit possible de procéder à la délimitation de la ZEE avec des pays tels que l’Italie et l’Egypte, pays avec lesquels des pourparlers sont menés depuis longtemps ?
N. DENDIAS : Suite aux contacts que j’ai eus avec mes homologues des pays dont vous avez parlé, à savoir MM. Di Maio et Choukry, nous sommes convenus de poursuivre les négociations y relatives. Comme vous le savez, un premier tour de négociations a d’ores et déjà eu lieu avec l’Italie à Rome. Des pourparlers similaires au niveau des équipes techniques auront de nouveau lieu avec l’Egypte aussi dans les jours à venir à Athènes. Ces pourparlers sont menés dans une conjoncture favorable, avec des pays amis qui souhaitent, tout comme nous, parvenir à une entente cordiale. En outre, toutes les parties reconnaissent les avantages tangibles qui résulteront de la conclusion des accords de délimitation y relatifs. Nous œuvrons donc dans ce sens et continuerons de le faire puisque notre position immuable est de conclure des accords y relatifs avec tous les pays de notre région, et ce toujours dans le cadre du droit international. En réponse donc à votre question, je dirais qu’il existe bien la possibilité de procéder à la délimitation de la ZEE avec ces pays.
JOURNALISTE : Il y a quelques mois, la Grèce et les Etats-Unis ont signé le renouvellement de l’annexe de l’Accord de défense qui régit leurs relations en matière de défense ces 30 dernières années. Dans quelques heures vous serez aux Etats-Unis aux côtés du Premier ministre. Que pourra attendre la Grèce de la part des Etats-Unis face aux provocations de la Turquie ?
N. DENDIAS : Il est évident que les violations de la part de la Turquie du droit international de la mer et la déstabilisation provoquée par ces violations en Méditerranée orientale, vont à l’encontre des intérêts vitaux des Etats-Unis ainsi que d’autres partenaires stratégiques de Washington. C’est pourquoi les Etats-Unis ont à maintes reprises désapprouvé les actions provocatrices de la Turquie. Force est de rappeler à cette occasion la déclaration faite par le Secrétaire d’Etat américain, M. Mike Pompeo lors de sa visite à Athènes, à l’issue de notre rencontre, lequel a fait savoir à Ankara que les travaux de forage illégaux étaient inacceptables. La Grèce contribue à ce partenariat en tant que pilier de stabilité, de prévisibilité et de crédibilité dans la région. Je pense que nos alliés de l’autre côté de l’Atlantique sont bien conscients de l’importance que revêtent la préservation de la paix et de la stabilité et la suppression de tout acte illégal et arbitraire dans une région où les facteurs d’instabilité ne cessent de se multiplier.
Il y a quelques jours, a été adoptée la loi East Med Act. A mon sens, cette évolution très importante reflète l’importance accrue qu’accordent nos amis américains à notre région.
JOURNALISTE : Comment est-ce qu’Athènes envisage de faire face aux faits accomplis qu’Ankara tente de créer dans la région de la Méditerranée orientale ?
N. DENDIAS : Les actions illégales ne créent pas des faits accomplis car tout simplement celles-ci ne produisent pas d’effets juridiques. C’est la légalité internationale qui prévaudra à la fin. Comme vous le savez, nous avons des contacts et des concertations continus avec tous nos partenaires et les pays amis de la région, qui s’inquiètent aussi des actions illégales de la Turquie dans la région de la Méditerranée orientale. Lors de ma récente tournée dans les pays arabes, j’ai constaté que ces derniers partageaient nos inquiétudes légitimes à l’égard des conséquences de certains comportements sur la sécurité et la stabilité de notre région. Par ailleurs, certains Etats ont exprimé leurs inquiétudes à travers des déclarations publiques et des protestations écrites auprès de l’ONU. La Grèce a fermement soutenu et parfois elle était seule à le faire, l’orientation européenne du pays voisin, puisque nous pensons qu’une Turquie européenne est dans l’intérêt de tous et avant tout dans l’intérêt de la Turquie elle-même et de la société turque. A cette occasion j’aimerais signaler que je regrette très vivement le fait que cette perspective semble être affaiblie à cause des choix faits par la Turquie elle-même. Pour ce qui est de notre campagne diplomatique, celle-ci se poursuivra à un rythme soutenu. Jeudi nous avons signé avec Chypre et Israël un accord historique sur le gazoduc EastMed, un projet de longue haleine qui changera la carte énergétique de l’Europe et, dans le même temps, renforcera les équilibres géopolitiques dans la région. Par la suite, il y aura une série de concertations, de rencontres et de visites qui seront effectuées par le Premier ministre mais aussi par moi-même, visites qui à notre sens viendront renforcer encore plus nos armes diplomatiques contre les actions illégales et arbitraires commises malheureusement par Ankara.
JOURNALISTE : Il y a quelques jours a été signé l’accord sur le gazoduc East Med. C’est l’un des exemples de coopération étroite avec Israël. Vu l’instabilité politique qui prévaut depuis presque un an en Israël, est-ce que la formation d’un nouveau gouvernement en mars prochain pourrait affecter cette relation politique datant depuis dix ans ?
N. DENDIAS : Nos relations avec Israël sont stratégiques et s’étendent à de nombreux domaines, outre celui de l’énergie. Le niveau de concertation et de coopération entre Israël et Athènes est excellent et les deux parties investissent dans l’approfondissement ultérieur de leur coopération. Rien ne changera cela, indépendamment de l’alternance démocratique là-bas ou ici. Le projet du gazoduc East Med dont vous avez parlé constitue le point d’orgue de notre partenariat, revêtant une importance géopolitique qui va au-delà des conjonctures politiques intérieures. Il s’agit d’une entreprise durable du point de vue économique qui assurera une destination sûre pour les gisements énergétiques de la Méditerranée orientale, tandis qu’elle renforcera la sécurité énergétique de l’Europe, en mettant notre pays en avant comme une importante plaque tournante énergétique.
Et je ne parle pas seulement des gisements existants. Je vous rappelle que des géants énergétiques internationaux ont manifesté de l’intérêt à l’égard de la région car cette dernière en raison des perspectives qu’elle offre constitue une source d’énergie bien prometteuse. Cependant, aucun choix dans ce domaine n’est dicté par des critères exclusivement économiques. La semaine dernière le Premier ministre d’Israël, M. Netanyahou est venu à Athènes et l’occasion nous a été offerte d’échanger des points de vue sur des moyens qui nous permettront d’élargir davantage notre coopération, en valorisant l’élan positif qui a été insufflé à nos relations ces dernières années.
JOURNALISTE : Qu’arrivera-t-il si la Turquie concrétise ses menaces, et, conformément aux dispositions de l’accord avec le gouvernement de Tripoli, procède à des recherches ou à des travaux de forage au sud de la Crète ?
N. DENDIAS : Je le répèterai encore une fois. Notre obligation constitutionnelle nous impose de défendre par toutes nos forces et par tous les moyens légaux, notre souveraineté nationale. Le fait que la Grèce fasse preuve de sang-froid face aux provocations ne doit pas être interprété comme étant un manque de détermination ou de volonté d’accomplir son devoir bien évident. Quoi qu’il en soit, j’espère que nous n’arriverons pas à cet extrême puisque je suis convaincu que la Turquie comprend très bien que cela ne serait dans l’intérêt d’aucune partie.
JOURNALISTE : On voit récemment que la question d’un recours à la Cour de la Haye fait de nouveau l’objet du débat public. S’agit-il d’un scénario réaliste ou revient-on sur cette question à cause de la reprise des tensions en Méditerranée orientale ?
N. DENDIAS : Comme vous l’avez bien signalé, cette question est de nouveau soulevée. Il ne s’agit pas d’une discussion entièrement nouvelle. Il faut clarifier un peu les choses. La Grèce n’a pas peur de la justice internationale car elle est sûre du caractère légal et légitime de ses positions. A la politique de la canonnière nous opposons la politique du droit international. Cela est dans l’ADN de notre politique étrangère. Bien évidemment, afin qu’un recours à la Cour internationale de la Haye puisse avoir une issue substantielle, il faut qu’il y ait un accord conclu entre les deux pays concernant la question sur laquelle la Cour sera appelée à statuer. Quoi qu’il en soit, nous n’en sommes pas encore là. Des contacts et des concertations préalables entre les deux parties sont nécessaires. Les canaux de communication doivent rester ouverts. Les pourparlers politiques entre les hauts fonctionnaires des deux ministères des Affaires étrangères qui devront reprendre dans les jours à venir, constituent un moyen utile qui, je l’espère, sera valorisé. Sans aucun doute, le climat s’est alourdi et cela n’aide pas. L’autre partie doit comprendre que son attitude est contreproductive et sape la sécurité et la stabilité dans la région ainsi que les perspectives de dialogue. J’espère que la Turquie saisira cette opportunité pour une véritable relance de nos relations, comme c’était d’emblée la volonté du gouvernement de Mitsotakis, et qu’elle renonce à la tactique des provocations.
JOURNALISTE : Dans un cadre plus élargi, à votre avis les pourparlers sur la question chypriote reprendront-ils ?
N. DENDIAS : Nous sommes prêts à soutenir toute initiative du Secrétaire général des Nations unies pour parvenir à un règlement de la question chypriote. Car la question chypriote constitue pour nous une priorité nationale absolue. Nous œuvrons, en coordination et en concertation étroite avec le gouvernement chypriote, à tous les niveaux, en vue de la reprise des pourparlers. Tel est notre objectif afin que l’année 2020 marque un pas décisif mettant fin à l’occupation militaire turque sur l’île et supprimant le régime des garanties obsolète.
JOURNALISTE : La décision de la Turquie d’envoyer de l’armée en Libye constitue encore un pas en avant dans le cadre de sa stratégie plus élargie. Toutefois, à cause de l’accord turco-libyen, le pays qui est surtout affecté est la Grèce. Est-ce que cette analyse habituelle et peu imaginative que l’on fait de l’action de la Turquie dans la région n’est plus suffisante et que la Grèce doit redéfinir sa stratégie globale à l’égard de son voisin à l’ouest ?
N. DENDIAS : Les anciennes visions ottomanes de la Turquie contemporaine n’ont pas de place dans la réalité du 21e siècle. Ces visions ne préoccupent pas seulement la Grèce. Elles constituent une source de préoccupation pour d’autres pays aussi de l’UE, de la région du Golfe, du Moyen-Orient et d’Afrique du nord. Cet expansionnisme insensé auquel la Turquie semble se livrer, soit en faisant étalage de force en dehors du droit, soit en se comportant comme le protecteur autoproclamé des musulmans du monde entier, conduit probablement la Turquie à son isolement international. Monsieur Nedos, les relations internationales à l’époque contemporaine sont régies par le droit international et non par la politique de la canonnière. La Grèce ne formule pas des revendications mais elle ne fait aussi aucune concession pour ce qui est de sa souveraineté et de ses droits souverains. Elle demeure partisane du dialogue. Elle veut avoir à ses côtés une Turquie moderne et prospère. Elle soutient sa perspective européenne. Elle élabore toutefois d’autres scénarios possibles en fonction d’une multitude de variables.
La vraie question est de savoir si la Turquie elle-même est toujours en faveur de sa modernisation occidentale et de sa perspective européenne, qui ne seront possibles qu’à travers le respect des relations de bon voisinage et de la légalité internationale.
Avec la Turquie nous aurons pu avoir une relation tout à fait différente. Il y a de la sympathie entre nos peuples et ces derniers ont de nombreux points en commun, y compris l’importance qu’ils accordent à l’hospitalité. Au cours de la fête de Noël j’étais en Turquie et j’ai été chaleureusement accueilli par les personnes que j’ai rencontrées dans la rue ou dans les restaurants d’Istanbul. Et je pense que par ces relations entre nos peuples nous pouvons tirer certaines leçons précieuses qui pourront nous conduire à une meilleure compréhension et entente.
JOURNALISTE : Les relations entre Athènes et Paris sont récemment devenues très étroites. Toutefois, au niveau de l’UE, il y a certaines déclarations générales mais de la part des autres partenaires on ne voit pas grande chose en terme de réaction face aux provocations de la Turquie. Dans le même temps, des pourparlers directs sont menés dans des pays européens et en Turquie sur la Libye, tandis que la Grèce ne participe pas au processus de Berlin portant sur des questions d’intérêt direct pour elle en tant que puissance de la région. Que disent nos partenaires à cet égard ?
N. DENDIAS : Nos relations avec la France ont toujours été très bonnes et dans le contexte actuel le cadre de notre coopération a été renforcé dans un bon nombre de domaines. Il y a une convergence de valeurs mais aussi d’intérêts et de perceptions sur une série de questions. Par ailleurs l’attitude de la France tant à l’égard de la question de la Libye qu’à l’égard des activités illégales de la Turquie à Chypre a été claire. De même, l’attitude des autres partenaires et alliés mais aussi de l’UE dans son ensemble a été à la hauteur des circonstances, puisque d’importantes décisions ont été prises ce qui atteste de manière tangible de la solidarité de l’UE envers la Grèce et Chypre, mais aussi de la détermination de l’Union de faire face de manière efficace aux provocations allant à l’encontre de ses Etats membres.
S’agissant du processus de Berlin, nous avons établi des canaux de communication avec la plupart des Etats participants à cette initiative et par conséquent nous avons la possibilité d’exprimer nos positions de manière ciblée. La Grèce a bien évidemment un rôle à jouer et telle a été la raison pour laquelle j’ai visité Benghazi et je me suis entretenu avec le général Khalifa Haftar. La Grèce souhaite contribuer au règlement politique de la question et c’est pourquoi nous avons demandé, comme l’a déclaré le Premier ministre, à participer au processus de Berlin dont les consultations ont débuté bien avant juillet 2019, date à laquelle l’actuel gouvernement a pris le pouvoir. Et vu la proximité et en tant qu’Etat membre de l’UE, nous avons toutes les raisons de participer aux initiatives visant au règlement de la question libyenne.
January 5, 2020