Interview accordée par le ministre des Affaires étrangères, N. Dendias au journal « Parapolitika » (19.12.2020)

Propos recueillis par le journaliste K. Papachlimitzo

JOURNALISTE :  Avez-vous contacté votre homologue, M. Cavusoglu en vue d’une éventuelle reprise des pourparlers exploratoires entre la Grèce et la Turquie ? Quelles sont vos conditions à la reprise des contacts et dans quelle mesure pensez-vous que cela soit réaliste ?

Ν. DENDIAS : Lors de ma dernière rencontre avec M. Cavusoglu à Bratislava début octobre, ce dernier s’est engagé à nous adresser une invitation pour le 61e tour des contacts exploratoires qui devraient se tenir, suivant l’ordre convenu, en Turquie. Au lieu de cela, la partie turque a émis 6 messages Navtex pour mener des recherches illégales dans une région qui recouvre le plateau continental grec en Méditerranée orientale. Pour ce qui est de votre deuxième question, la condition fondamentale à la reprise des contacts exploratoires est la volonté tangible de la Turquie en faveur du dialogue constructif sur la base du droit international et ce, en tant que choix permanent et pas en tant que pavillon de complaisance. Et en renonçant aux actions provocatrices et illégales. Nous ne serons pas entraînés par des actions faites par prétexte. Cette position, suite à la prise de position du Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, a été également adoptée par le dernier Conseil européen. Quoi qu’il en soit, j’ai signalé tout cela à la partie turque à chaque occasion présentée, directement ou indirectement.

JOURNALISTE : Lors des trois dernières réunions au sommet, le Conseil européen décrit les sanctions sans pour autant les préciser ni les imposer à l’encontre de la Turquie.  Dès lors que la violation du plateau continental grec et chypriote ne donne pas lieu à des sanctions européennes contre Ankara, qu’est-ce qui pourra finalement conduire à cela ?

Ν. DENDIAS : Permettez-moi de signaler que lors du dernier Conseil européen, ce dernier s’est référé à des sanctions spécifiques dans des domaines tels que l’économie et les échanges commerciaux. La référence faite au commerce comporte également, bien évidemment, la réévaluation de l’union douanière UE-Turquie. Les dirigeants européens se sont également référés à la perspective d’extension du régime de sanctions existant. Extension géographique mais aussi thématique. Enfin, le Conseil européen a appelé à l’imposition de sanctions à l’encontre d’autres personnes physiques et morales impliquées dans des actions de forage illégales en Méditerranée orientale. Cela sera fait sur la base de la décision du Conseil de l’UE du 11 novembre 2019, laquelle, il convient de le noter, a comme base juridique l’article 29 du Traité sur l’Union européenne. A cet égard, il y a eu du progrès. Mais, comme je l’ai affirmé devant le parlement, le gouvernement n’a à aucun moment soutenu que les actions citées ci-dessus suffisent.  L’Union européenne agit lentement. La prise de décisions requiert le consentement des 27 Etats membres. Nous continuerons nos efforts avec patience et persévérance.

JOURNALISTE : Est-ce que la Grèce participera à une conférence multilatérale sur la Méditerranée orientale ? Et si tel est le cas, sous quelles conditions ?

Ν. DENDIAS : Le Conseil européen du mois d’octobre 2020 a demandé la convocation d’une conférence multilatérale sur la Méditerranée orientale et a invité le Haut représentant à participer aux pourparlers qui seront menés en vue de l’organisation de ladite conférence. Les dirigeants européens ont ajouté que les détails tels que la participation, le champ d’application et le calendrier seront convenus de concert par toutes les parties impliquées.

De principe, nous sommes ouverts à sa convocation. Toutefois, nous ne savons pas à ce jour si les conditions élémentaires seront réunies pour permettre son organisation, étant donné que le comportement turc constitue une entrave fondamentale à l’entente entre les Etats de la région.

Au-delà de ce paramètre fondamental, il va de soi que les Etats participants devront respecter les règles fondamentales, comme celle de la reconnaissance de toutes les parties participantes, à commencer par Chypre. En outre, tous les participants devront déclarer et faire preuve de leur plein respect à l’égard des principes du droit international, y compris bien entendu du droit de la mer (en reconnaissant par exemple la validité de la délimitation légale des zones maritimes et en dénonçant la délimitation illégale comme le protocole d’accord turco-libyen).

JOURNALISTE :  Un scénario très probable est le suivant : à partir de 2023 la Turquie pourrait menacer notre pays en Egée et en Méditerranée orientale, étant munie, entre autres, d’un porte-avion espagnol et des sous-marins allemands. Est-ce que ce scénario pourrait être évité et comment ?

Ν. DENDIAS : Comme vous le savez, tant le Premier ministre, Kyriakos Mitsotakis que moi-même, avons à maintes reprises soulevé la question de l’exportation d’armes par des pays européens à la Turquie. J’ai même adressé des courriers y relatifs à mes homologues des Etats membres de l’Union européenne et soulevé cette question lors de mes contacts dans les capitales européennes. J’ai souligné que l’Union européenne constitue la seule organisation visant à éradiquer la guerre en Europe. C’est pourquoi je me demande comment cette Union pourrait tolérer la menace de guerre à l’encontre de ses membres, comme la menace de guerre contre la Grèce brandie depuis des décennies par la Turquie à travers le casus belli ?

En outre, comme j’ai affirmé au sein du parlement, je me demande comment les exportations d’armements peuvent-elles l’emporter sur la défense du droit international ? Permettez-moi de faire encore une remarque :

Certains de mes interlocuteurs européens avancent l’argument que l’interdiction de l’exportation d’armes vers la Turquie compromettrait la cohésion de l’OTAN.  Tout d’abord, des pays membres de l’OTAN importants, tels que la France, les Pays-Bas et le Canada, ont d’ores et déjà interdit les exportations d’armes vers la Turquie. La réticence d’autres pays européens donne lieu à une autre question aussi : comment ces pays justifient leur position alors que les Etats-Unis, pilier fondamental de l’Alliance nord-atlantique, ont imposé des sanctions à l’encontre de la Turquie leur argument fondamental étant le fait que cette dernière sape la cohésion et la sécurité de l’OTAN ?
JOURNALISTE : Quand est-ce qu’aura lieu officiellement – c’est-à-dire par un texte de loi – l’extension des eaux territoriales en Mer ionienne à 12 milles nautiques ? Envisagez-vous d’étendre les eaux territoriales en Egée ou en Mer de Crète également ?

Ν. DENDIAS : L’extension des eaux territoriales à 12 milles nautiques sur l’ensemble du territoire constitue un droit souverain inaliénable de notre pays et ce dernier l’exercera une fois que cela sera jugé opportun. S’agissant de l’extension des eaux territoriales en Mer ionienne, nous avons d’ores et déjà entamé le processus y relatif à travers l’élaboration de projets de décrets présidentiels. Une fois que ce processus sera achevé, le projet de loi y relatif sera élaboré et soumis à l’approbation du parlement.

JOURNALISTE : Avons-nous fait des progrès pour ce qui est de la signature d’un accord avec l’Albanie permettant de saisir conjointement la Cour internationale de La Haye ?

Ν. DENDIAS : Lors de ma récente visite à Tirana, en octobre dernier, un accord politique a été conclu sur le règlement de la question de la délimitation des zones maritimes entre notre pays et l’Albanie moyennant un recours commun devant la Cour internationale de Justice (CIJ), après l’extension de nos eaux territoriales à 12 milles nautiques dans le cadre du droit international. Force est de signaler à cet égard qu’il y a eu une convergence de vues entre le gouvernement albanais et le principal parti de l’opposition, ce qui est particulièrement important.  En outre cela constitue un précédent important : la Grèce souhaite le règlement des questions relatives à la délimitation des zones maritimes soit à travers un accord bilatéral, comme cela s’est passé avec l’Italie, soit à travers un recours devant la CIJ, comme il a été convenu avec l’Albanie. Et ce, toujours dans le cadre du droit international de la mer. Voilà ce que nous demandons à la Turquie qui, toutefois, ne respecte pas cette simple règle de comportement légal international.

JOURNALISTE : Quarante-cinq ans se sont écoulés depuis le lancement des négociations sur le règlement de la question chypriote. La Turquie ouvre la ville de Varosha, viole la ZEE chypriote et promeut la solution à deux Etats. A votre avis, peut-on s’attendre à un règlement ?

Ν. DENDIAS : Tout d’abord, puisque vous évoquez l’ouverture illégale de la ville enclavée de Varosha, j’aimerais signaler que la Grèce tout comme le Conseil européen ont fermement dénoncé ces actions qui vont à l’encontre des résolutions y relatives du Conseil de sécurité des Nations Unies.

Pour ce qui est du règlement de la question chypriote, notre position demeure immuable. Nous sommes en faveur d’une solution durable axée sur les résolutions y relatives du Conseil de sécurité et de l’acquis communautaire.  Cette solution sera une fédération bicommunautaire et bizonale. Aucune discussion ne peut être menée en dehors de ce cadre. Le règlement de la question chypriote présuppose la volonté de rechercher une solution dans ce cadre.

Du côté de la République de Chypre et de la Grèce, je peux vous assurer que cette volonté existe bien.

JOURNALISTE : Quel sera à votre avis l’impact sur la Turquie et l’OTAN des sanctions annoncées lundi dernier par les Etats-Unis ?

Ν. DENDIAS : Les répercussions réelles des sanctions américaines imposées à l’encontre de l’industrie de défense turque et de l’économie turque en générale, seront ressenties à long terme. Du point de vue symbolique, ces sanctions constituent sans aucun doute un message ferme envers la Turquie. D’une part, les relations entre les deux pays entrent dans une nouvelle phase, et d’autre part ces sanctions soulignent le doute quant à la volonté de la Turquie de devenir un pays doté d’une orientation purement occidentale. La dernière fois que des sanctions avaient été imposées par les Etats Unis à l’encontre de la Turquie était en 1973, en tant que conséquence de l’invasion à Chypre. A l’époque l’administration américaine avait été littéralement entraînée par le Congrès en vue d’imposer lesdites sanctions. Paul Sarbanis, personnalité très importante de la diaspora, décédé il y a quelques jours, a été un acteur important contribuant à cette décision du Congrès. Dans la conjoncture actuelle, l’administration américaine, quelques semaines avant son départ, a décidé d’imposer d’importantes sanctions qui influenceront les relations de la nouvelle administration américaine avec la Turquie. Elles constituent également la réalisation concrète de tout ce qu’avait dit le Secrétaire d’Etat américain M. Pompeo lors du récent sommet des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN. À savoir que la Turquie sape ouvertement la stabilité et la cohésion de l’Alliance. Jamais dans le passé de tels propos n’avaient été dits, particulièrement de la part des Etats-Unis au sujet d’un autre allié, dans la forme du moins. Un dernier point sur cette question : le fait que les Etats-Unis aient décidé d’imposer ces sanctions un jour ouvrable après le Conseil européen, n’échappe pas à notre attention. À bon entendeur salut.

JOURNALISTE : Comment notre pays a-t-il bénéficié de l’amélioration constante des relations gréco-américaines au cours de ces dernières années. Qu’attendez-vous du nouveau gouvernement Biden aux Etats-Unis ?

N. DENDIAS : Les relations bilatérales de la Grèce avec les Etats-Unis ne sont pas seulement exceptionnelles, elles se trouvent à un niveau jamais atteint dans le passé. J’ai eu l’occasion de m’entretenir, à huis clos, avec mon homologue américain sortant, M. Pompeo. Le point culminant de cette coopération était la signature de la coopération mutuelle en matière de défense il y a un an. Par ailleurs, je retiens la valorisation du rôle de Souda, mais aussi du développement d’Alexandroupolis dans la planification commune en matière de défense. Comme je l’ai déjà dit, les consultations sur le nouvel accord de coopération mutuelle en matière de défense ont déjà commencé. À l’issue de ces consultations, l’élargissement et l’approfondissement de l’empreinte stratégique américaine dans la région sont attendus, avec tout ce que cela induit de positif pour la position géopolitique de notre pays. S’agissant de la nouvelle administration américaine, le nouveau président est un très bon connaisseur de notre région et des défis auxquels elle est confrontée. Il en va de même du gouvernement qu’il a choisi en ce qui concerne la politique étrangère. Nous comptons sur le renforcement ultérieur des relations entre les deux pays. Par ailleurs, nous comptons sur une présence américaine plus active en Méditerranée orientale, laquelle contribuera à la paix et à la stabilité de la région.

December 19, 2020