Traduction du texte intégral de l’interview :
Titre « Nikos Dendias : pour la Grèce, une Turquie qui se rapprochera de l’Europe est la bienvenue ».
Note d’introduction du journaliste : « Le ministre grec des Affaires étrangères, Nikos Dendias, commente la tension avec les Turcs au sujet des questions liées au plateau continental et à la ZEE en Egée et en Méditerranée orientale ».
JOURNALISTE : Quelle importance revêt pour la Grèce la présidence portugaise pour les questions relevant de la politique étrangère ?
N. DENDIAS : Elle est particulièrement importante car, en premier lieu, elle coïncide avec la reprise des contacts exploratoires avec la Turquie. La relation UE – Turquie se trouve au cœur du Conseil et sera abordée le 25 mars. De ce fait, la présidence portugaise est appelée à jouer un rôle important et ce, non seulement sur le plan des relations UE – Turquie. La situation est très volatile dans l’ensemble de notre région, en Libye par exemple et en Afrique du Nord. Ensuite, nous aurons un nouveau gouvernement américain et nous verrons comment s’établiront les nouvelles relations Europe – Etats-Unis. Pour cette raison, nous sommes particulièrement satisfaits du fait que la présidence est exercée par un pays relativement petit, comparable au nôtre et avec une façon de penser similaire.
JOURNALISTE : S’agissant de l’avenir de l’UE, après le Brexit et l’initiative positive pourtant sur la vaccination dans tous les Etats membres, les perspectives de l’UE sont-elles meilleures qu’il y a un an ?
N. DENDIAS : J’estime que l’UE est l’un des plus grands projets de l’histoire de l’humanité. J’ai beaucoup voyagé entre l’Allemagne, la Pologne et la France et à chaque fois que je passais par Auschwitz je pensais à tous ces jeunes qui avaient péri dans ce camp et sur les champs de bataille. Nous avons réussi à créer une Europe qui vit pacifiquement depuis 1945. Et pas seulement. Nous avons également réussi à créer une famille et à avancer, main dans la main. Il y a des problèmes, certes, de nombreux problèmes, mais – je le redis – ce projet unique dans l’histoire de l’humanité a besoin de temps pour mûrir. Je ressens beaucoup de fierté à l’égard de l’Union européenne. Dans le même temps, je ressens beaucoup de tristesse pour le Brexit. Étant un Européen convaincu, j’ai du mal à comprendre le Brexit. Je peux le comprendre du point de vue psychologique, mais rien de plus. Nous verrons comment le Royaume-Uni se verra lui-même dans 10, 20 ou 30 ans.
JOURNALISTE : En appréhendant l’Europe comme un projet ayant amené la paix, pensez-vous que le processus d’adhésion de la Turquie, la possibilité que la Turquie devienne un jour un Etat membre de l’UE, puissent contribuer à ce que les relations Grèce – Turquie changent ? Ou bien la concurrence entre les deux pays est-elle si grande que cela empêche la résolution [de la question], même si les deux pays font partie du même groupe ?
N. DENDIAS : Je dois reconnaître que ce qui fait la magie de l’UE est qu’il ne s’agit pas simplement de la signature d’un traité, mais de l’adhésion à un système de valeurs culturel, un mode de rapprochement et de conception des choses bien particulier. L’UE est beaucoup plus qu’un traité. Par conséquent, si la Turquie devient, à un moment donné, membre de l’UE cela signifie qu’elle aura préalablement cautionné et accepté pleinement cette expérience européenne unique. À mon humble avis, que partage – je pense – la majorité des Grecs, est que cela serait une grande étape pour la Turquie, pour la paix, pour l’UE. Mais – je le répète – cela signifierait que la Turquie accepte et adopte la totalité de l’acquis européen. Je suis navré de dire qu’une telle chose ne semble pas arriver, tout comme l’éloignement de la Turquie du processus européen, ces dernières années, me peine. Espérons qu’au fil du temps la Turquie pourra percevoir clairement les avantages que représente pour elle son rapprochement de l’Europe et, qui sait, elle peut même devenir un Etat membre à part entière de l’UE, dans un avenir plus ou moins proche.
JOURNALISTE : Pensez-vous qu’il y ait une perspective de négociations gréco-turques pour ce qui est de la question des eaux territoriales, ou bien estimez-vous qu’un accord soit impossible, le point de départ étant des positions diamétralement opposées ?
N. DENDIAS : L’écart qui nous sépare de la Turquie est très grand, en ce qui concerne le plateau continental et la Zone économique exclusive en Egée et en Méditerranée orientale. C’est cela seulement. Ce n’est pas une question difficile à résoudre. Car nous l’avons d’ores et déjà résolue avec l’Italie, l’Egypte ; nous allons la résoudre avec l’Albanie et, si nous ne parvenons pas à un accord concernant les particularités techniques, la question sera renvoyée devant la cour de justice de la Haye. Il serait facile de résoudre cette question avec la Turquie. Nous discuterions et, en l’absence d’un accord, nous saisirions la cour de justice pour la résoudre. Or, avec la Turquie, il y a un gros problème : elle n’accepte pas le cadre de référence juridique qui n’est autre que le droit international et le droit de la mer. Et à ce stade, permettez-moi de me référer à la Convention de l’ONU pour le droit de la mer (UNCLOS) qui fait partie de l’acquis européen. L’UE a signé la convention en tant qu’un tout et non chaque Etat membre séparément. Par conséquent, si la Turquie est d’accord pour discuter avec nous et qu’en cas de désaccord nous recourrions à la cour de justice en utilisant le droit international comme terme de référence, alors (la chose) serait facile. Il est clair que si la Turquie essaie de résoudre la question en utilisant des termes, comme l’équité, cela nous amène à dire que la Turquie veut interpréter les choses et, selon cette interprétation, utiliser le casus belli, une menace de guerre à notre encontre si nous exerçons notre droit légal d’étendre nos eaux territoriales. Dans ce cas-là, il est impossible de résoudre la question.
JOURNALISTE : La Grèce et la Turquie étant tous deux des Etats membres de l’OTAN et en vue de la nouvelle administration américaine, pensez-vous que les deux pays pourraient profiter d’une nouvelle approche promue par les Etats-Unis ou bien est-ce que l’OTAN tient ses distances par rapport à la question ?
N. DENDIAS : L’OTAN est une alliance militaire et, de surcroît, réussie. Mais à l’OTAN lorsqu’il y a divergence entre ses Etats membres, cela est un problème, une grande difficulté. L’OTAN adopte une approche d’équidistance, ce qui, en l’espèce, est injuste pour nous. Nous ne sommes pas fautifs, c’est un autre pays qui viole le droit international et cette violation fait une victime. Adopter l’équidistance équivaut, dans la pratique, à commettre une injustice envers la victime de la violation du droit. Cela étant dit, je me dois de dire en premier lieu quelques mots positifs sur le Secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, qui avait très bien compris ce qui se passait et qui a vraiment essayé d’améliorer la situation en Méditerranée orientale. Je n’oublierai pas son dernier discours prononcé devant le Conseil de l’OTAN, dans lequel il a dit comment la Turquie utilisait à mauvais escient sa participation à l’Alliance. J’espère que le nouveau gouvernement Biden, qui est entouré de cadres très expérimentés dans les questions clés, réussira ce que le gouvernement sortant n’aura pas réussi, en dépit des efforts consentis par Pompeo. Encore une fois, j’aimerais souligner qu’il reste encore beaucoup à faire concernant les actions de la Turquie et la façon dont elle utilise l’Alliance et sa participation à cette dernière. Pour nous, la Grèce, une Turquie qui respectera les règles, le droit international et se rapprochera de l’Europe, est la bienvenue.
January 16, 2021