Interview accordée par le ministre des Affaires étrangères, N. Dendias au journal « Proto thema » et au journaliste M. Pollatos (08.11.2020)

Μ. POLLATOS : Comment allons-nous éviter le piège que nous tendent les Turcs qui, depuis des mois effectuent des recherches dans une région relevant du plateau continental grec ? Et quelle est la réaction de la Grèce face aux provocations de la Turquie ?

Ν. DENDIAS : Nous avons consciemment choisi d’agir avec prudence, sang froid et détermination. C’est dans ce sens que nous jetons méthodiquement les bases de notre stratégie diplomatique. Lors du Conseil européen d’octobre, le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, a affirmé à nos partenaires qu’un message clair devra être envoyé à la Turquie, à savoir que celle-ci cesse son comportement infractionnel. Dans les conclusions, il est fait explicitement référence à la possibilité d’adopter des sanctions dans le cas où la Turquie continue ses actions et provocations unilatérales. Elle est désormais exposée à une liste de sanctions. Parallèlement, j’ai soulevé dans mes lettres toute une série de questions liées à l’attitude du pays voisin, de la violation de l’Union douanière avec l’UE, jusqu’à la question de l’équipement fournis par certains pays et j’ai à plusieurs reprises fait remarquer à mes homologues certaines questions comme le fait qu’Ankara fait du chantage à l’Europe via les flux migratoires et la question de la sécurité en raison de la facilitation constatée du transfert de djihadistes en Libye, en Syrie et dans le Haut-Karabakh. J’ai également soulevé des questions de valeur comme la violation des droits de l’homme dans le pays voisin. La Turquie doit comprendre que la détérioration de ses relations avec la Grèce a un coût, tant au sens propre que figuré, et elle ne peut rien en tirer de positif. Pour ce qui est notamment du Conseil européen de décembre, il reste à voir les semaines prochaines dans quelle mesure le délai accordé à la diplomatie portera ses fruits. L’attitude adoptée jusqu’à présent par le pays voisin ne permet pas d’être très optimiste quant à un éventuel changement d’attitude. La Turquie, à mon sens, devrait se comporter vis-à-vis de la Grèce comme l’on se comporte avec son meilleur ami.

M. POLLATOS : Quel sens pourraient avoir les contacts exploratoires – même si le navire Oruc Reis cesse ses pérégrinations – pour la délimitation des zones maritimes à partir du moment où les Turcs soutiennent que la zone de recherches relève de leur plateau continental ?

N. DENDIAS : Le cadre des contacts exploratoires est précis et bien défini. Il concerne exclusivement la question de la délimitation des zones maritimes en Egée et en Méditerranée orientale. Toutefois, les actions de la Turquie, ces derniers temps, prouvent qu’elle ne souhaite pas pour l’instant avoir un dialogue constructif basé sur des règles et un cadre bien défini. Au lieu de proposer une date spécifique pour l’ouverture des contacts exploratoires, elle a choisi de créer un climat qui rend ces contacts impossibles. En tout état de cause, tant que la Turquie poursuit ses activités illégales en Egée et en Méditerranée orientale, il n’est pas possible d’engager un dialogue constructif. Nous invitons la Turquie à cesser ses actions provocatrices et à arrêter d’utiliser des tactiques dilatoires.

M. POLLATOS : Pourquoi l’extension des eaux territoriales grecques dans la mer Ionienne tarde-t-elle ?

N. DENDIAS : Depuis le 26 août, le Premier ministre a annoncé, depuis la tribune du Parlement, la décision du gouvernement d’étendre les eaux territoriales de 6 à 12 miles marins dans la mer Ionienne. Mais auparavant doit avoir lieu la fermeture des baies et le tracé de lignes de base droites. Les décrets présidentiels afférents ont été préparés et d’ores et déjà soumis au Conseil de l’Etat. Le prochain pas à entreprendre est l’extension des eaux territoriales dans la mer Ionienne, tel que défini par la Constitution. La mise en œuvre de cette décision du gouvernement atteste encore une fois du fait que notre pays applique avec constance les règles du droit international, et en particulier du droit international de la mer, lequel souligne notre droit inaliénable d’étendre unilatéralement nos eaux territoriales à 12 miles marins.

M. POLLATOS : Pourquoi est-ce que l’accord avec l’Albanie sur le renvoi devant la cour de la Haye de la question de la délimitation des zones maritimes est-il un succès ? Et si la cour internationale ne rend pas justice à 100% aux positions grecques ? Est-ce que le renvoi à la Haye est le moyen de parvenir à un compromis que les Grecs ne pourraient accepter autrement ?

N. DENDIAS : Avec l’Albanie, nous sommes convenus de soumettre conjointement la question de la délimitation des zones maritimes à la cour de justice internationale de la Haye afin de régler une question demeurée en suspens, sur la base de la Convention de l’ONU sur le droit de la mer. Cet accord est par définition une réussite particulièrement importante, compte tenu du fait que notre pays et l’Albanie prônent que les différends bilatéraux doivent être résolus exclusivement sur la base du droit international et du dialogue. Dès lors que le dialogue n’a pas abouti à un accord, les différends doivent être résolus en recourant à l’arbitrage international. La Grèce a réussi à conclure, en l’espace d’un an, deux accords de délimitation des zones maritimes, d’abord avec l’Italie et l’Egypte par la suite. Dans le cas de l’Albanie, l’accord portant sur le renvoi du différend devant la cour internationale de la Haye – et c’est la première fois que la Grèce et un pays voisin s’accordent sur cette procédure – créé un précédent très important pour la région élargie et envoie un message clair à la Turquie. Permettez-moi de souligner que l’accord conclu à Tirana, il y a deux semaines, est pleinement soutenu par les forces politiques en Albanie, tant du gouvernement que de l’opposition. Permettez-moi également de souligner que le renvoi devant la Haye sera soumis après l’extension à 12 miles marins des eaux territoriales de notre pays en mer Ionienne. Tout cela a lieu en total accord avec la partie albanaise, qui mérite d’être reconnue pour son respect du droit international.

M. POLLATOS : Planifiez-vous d’étendre partiellement les eaux territoriales grecques à 12 miles marins dans la zone maritime au sud de la Crète et quand ?

N. DENDIAS : La Grèce conserve son droit inaliénable d’étendre unilatéralement ses eaux territoriales de 6 à 12 miles marins sur la base de la Convention de l’ONU sur le droit de la mer. L’extension en mer Ionienne a d’ores et déjà été décidée et au ministère des Affaires étrangères nous élaborons les prochains pas à entreprendre. Il est clair que ce droit exclusif que nous avons, en tant qu’Etat côtier, existe pour les autres régions du pays et il sera exercé lorsque cela sera jugé opportun sur la base de notre planification stratégique globale.

M. POLLATOS : Est-ce que le gouvernement, et la société grecque, ne courent-il pas le risque de devenir insensibles aux provocations de la Turquie ? Ne nous habituons-nous pas et ne sommes-nous pas indifférents à l’agressivité d’Erdogan ?

N. DENDIAS : Il est vrai que nous sommes face à une attitude provocatrice de la Turquie sans précédent en termes de durée et également diffuse. La liste est longue. Outre l’instrumentalisation de la question migratoire, des violations continues de l’espace aérien sont constatées, ainsi qu’un nombre inédit de survols au-dessus du territoire grec, l’envoi de navires de recherches dans des régions relevant du plateau continental grec, etc. Notre pays réagit immédiatement aux provocations. Après chaque action illégale de la Turquie, nous procédons à des démarches de protestation fermes et dans le même temps nous informons nos partenaires ainsi que les organisations internationales, comme l’UE, l’ONU et l’OTAN. Aucune provocation de la Turquie ne reste sans réponse et jamais cela ne se produira à l’avenir. Nous ne réagissons pas seulement. Nous prenons des initiatives, tissons des relations avec d’autres pays, qui sont également lésés par l’expansionnisme de la Turquie. Nous avons entamé une campagne de démystification de l’image de la Turquie qui se veut être un partenaire orienté vers l’ouest. Nous diffusons l’image de la vraie Turquie actuelle. À savoir un pays aux velléités néo-ottomanes, qui veut imposer ses vues dans la région et dans le même temps un pays soutenant des organisations islamistes extrémistes. Nous répondons avec prudence aux provocations de la Turquie. Nous ne tombons pas dans le piège qu’elle nous tend. Nous ne sommes pas en faveur de la militarisation de la confrontation et nous ne sommes pas celui qui fera monter le ton. Toutefois, cela ne doit pas être interprété comme de la tolérance. Nous réagirons toujours, à la mesure des provocations, quelles qu’elles soient. Notre souhait, est de voir une Turquie différente, qui respecte les principes de la coexistence pacifique des pays voisins, dotée de nouveau d’une perspective européenne. Nous n’avons aucun différend avec la société turque. Par contre, nous sommes opposés à la politique exercée et j’espère que cela changera. En association avec la nouvelle tentative de résolution de la question chypriote, nous pouvons ouvrir une nouvelle page dans nos relations, si Ankara fait preuve de la volonté politique nécessaire.

M. POLLATOS : Une certaine confusion règne parmi l’opinion publique au sujet de la ligne rouge du gouvernement. Est-ce 12 miles nautiques ? Que répondez-vous à tous ceux qui considèrent comme étant un succès le fait que le navire Oruc Reis et les bâtiments de guerre l’encadrant ne soient pas entrés dans la zone des 6 miles nautiques autour des îles grecques ?

N. DENDIAS : La position de notre pays a été exprimée à plusieurs reprises et ne nécessite aucune interprétation. Tout comme notre volonté de défendre notre souveraineté nationale et nos droits souverains. Nous ne tolèrerons aucune tentative de ce genre. Aucun fait accompli. Et cela, la Turquie le sait très bien.

M. POLLATOS : Pouvez-vous expliquer l’impunité dont jouit le régime Erdogan de la part de l’UE et autres puissances, comme les Etats-Unis et la Russie ?

N. DENDIAS : Tout d’abord, permettez-moi de vous dire que l’image de la Turquie à l’UE change. Et elle change vite. Cela est dû, tant aux actions de la Turquie, qu’aux nôtres. Il a été clairement dit à nos partenaires européens que la menace que constitue la Turquie n’est pas une question gréco-turque. C’est une menace constante et émergente pour l’ensemble de l’Europe et les idées qu’elle représente. La Turquie déstabilise l’ensemble de la région, du Caucase jusqu’en Libye, en passant par l’Egée, la Méditerranée orientale, Chypre, la Syrie et l’Egypte, où, avec le soutien ouvert des Frères Musulmans, elle s’oppose au Président Sissi. Elle promeut un discours qui divise et tend à devenir le porte-parole de l’Islam extrémiste, tant en Europe qu’au Moyen-Orient.

M. POLLATOS : Votre commentaire sur le résultat des élections américaines. Indépendamment des résultats, est-ce que Washington doit imposer des sanctions à Ankara pour les S-400 ?

N. DENDIAS : Indépendamment du résultat, il est certain que nous travaillerons d’arrache-pied avec le gouvernement des Etats-Unis, quel qu’il soit, en vue d’approfondir nos relations bilatérales, dont le niveau est déjà exceptionnel. En ce qui concerne les S-400, comme vous le savez, les Etats-Unis ont reporté la livraison des F-35, tandis que dans le même temps les voix exigeant l’imposition de sanctions s’élèvent au Congrès.

Μ. POLLATOS : Malgré le séisme meurtrier à Samos et Izmir, cette fois-ci la diplomatie n’a pas produit les résultats escomptés. Est-ce qu’une bonne disposition saurait arrêter ceux qui rêvent d’un Mantzikert numéro 2.

N. DENDIAS : La bonne disposition est une condition nécessaire pour apaiser les tensions. Mais à elle seule, elle ne suffit pas. Elle doit provenir des deux parties qui doivent agir de bonne foi. Les actions de la Turquie, plus spécifiquement l’émission d’un nouveau NAVTEX illégal, par lequel elle s’engage à effectuer des recherches sismiques dans des régions situés au-dessus du plateau continental grec, le lendemain même de l’entretien entre le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis et le Président turc, et de mon entretien avec mon homologue turc, ne sont malheureusement pas de bon augure.

M. POLLATOS : Les allemands n’imposent pas d’embargo sur les armes et n’arrêtent pas la construction des six sous-marins de type T-214 pour la Turquie ? Est-ce que Berlin est indifférent au surarmement du pays voisin ? Et comment les Allemands peuvent-ils être considérés comme des intermédiaires honnêtes ?

N. DENDIAS : L’une des principales questions que j’ai soulevée auprès de mes interlocuteurs à Berlin il y a quelques jours, à commencer par le président de la République fédérale d’Allemagne, M. Frank-Walter Steinmeier, est bien la question de la livraison des sous-marins de type T-214 à la Turquie par l’Allemagne. J’ai souligné à plusieurs reprises que dans ce cas-là, l’équilibre des forces changera dans la région et j’ai indiqué qu’il n’est pas dans l’intérêt de l’Allemagne de fournir des systèmes d’armement perfectionnés à un pays ayant des aspirations révisionnistes et qui est susceptible d’utiliser ces armes pour menacer des Etats membre de l’UE, et dans le cas de notre pays, des alliés de l’OTAN. Je n’attends pas de ces entretiens un résultat immédiat. Mais je suis revenu dans mon pays, satisfait, car les arguments avancés à mes interlocuteurs allemands ont été entendus avec compréhension et ont donné à réfléchir. Certains, d’ailleurs, se sont positionnés ouvertement en faveur de l’imposition immédiate d’un embargo sur les armes contre la Turquie et ont souligné qu’ils déploieront tout effort possible en vue de sa mise en œuvre. Cet effort est un effort de longue haleine.

November 8, 2020