JOURNALISTE : Accueillons le ministre des Affaires étrangères, Nikos Dendias, dans ce journal. M. le ministre bonsoir.
Vous avez rencontré le général Haftar, qui est arrivé hier au dépourvu à Athènes, à quelques jours du Sommet de Berlin. Vous avez dit dans vos déclarations que vous lui avez demandé de participer à cette conférence dans un esprit constructif. Et j’aimerais vous demander comment vous traduisez cet esprit constructif pour ce qui est des intérêts grecs et une question directe : attendez-vous du général Haftar d’agir pour nous en notre absence ?
N. DENDIAS : Je vais vous répondre très franchement, après avoir salué vos téléspectateurs. Nous discutons toujours en ayant en tête nos intérêts, mais aussi notre devoir en tant que pays membre de l’Union européenne.
Quelle est la position européenne dans le dossier libyen ? C’est la position inscrite dans les décisions du Conseil de sécurité des Nations Unies et nos positions telles qu’elles sont déclinées lors du dernier Conseil européen.
A savoir : trêve, cessez-le-feu et reconnaissante de la nullité des protocoles d’accord conclus entre la Libye, à savoir le gouvernement de Tripoli et la Turquie.
JOURNALISTE : Lors de votre rencontre, M. le ministre, le général Haftar s’est-il engagé à inclure l’annulation des deux protocoles d’accord dans les conditions de lancement du processus de paix ?
N. DENDIAS : Le général Haftar exige lui-même l’annulation des deux protocoles d’accord, qui, selon lui, sont au détriment de la Libye et du peuple libyen.
Je ne sais pas par contre s’il posera cette condition comme condition préalable à la conclusion d’un accord de cessez-le-feu. Mais il est certain que la partie Haftar souhaite l’annulation de ces deux protocoles d’accord comme étant néfastes pour la Libye et les Libyens et, par conséquent, son objectif est de les annuler.
Mais il n’y a pas seulement la partie Haftar. L’Egypte a la même position, tout comme l’Arabie Saoudite, le Maroc, les Emirats arabes unis, Chypre, Israël, la France, les Etats-Unis, l’Union européenne, tel qu’elle l’a exprimé lors du dernier Conseil européen.
Et pour être clair, j’aimerais dire la chose suivante…
JOURNALISTE : Pourquoi ne sommes-nous pas au sommet, M. le ministre ?
N. DENDIAS : Je vais vous répondre très franchement. Les travaux pour cette conférence ont débuté il y a cinq ans environ. Il y a eu une rencontre à Paris, une autre rencontre à Abu Dhabi. Je veux parler de quelques années en arrière. La Grèce, à l’époque, avait choisi de ne pas participer à des initiatives organisées par d’autres pays, elle souhaitait, selon le gouvernement de l’époque, mettre sur pieds ses propres initiatives.
La Grèce n’avait par ailleurs pas participé aux initiatives sur la Syrie, comme vous le savez très bien. Lorsque le gouvernement actuel a commencé les efforts de participation, il était trop tard. Une erreur à mon sens, mais la partie allemande n’a pas accepté notre participation tardive, en dépit des efforts qui ont été déployés, par moi-même et le Premier ministre aussi, et globalement je pense par l’ensemble du monde politique, lorsque nous avons compris ce que signifiait une non-participation à ce qui se passait en Libye.
Le gouvernement actuel l’a bien compris. Il a essayé en juillet de nous faire participer. Je pense que l’Allemagne a commis une erreur. Elle ne nous a pas acceptés, mais c’est un débat que nous aurons après Berlin.
Ce qui importe, maintenant, et vous me permettrez de le dire, est que l’Allemagne a l’obligation, tout comme l’ont M. Borrell, Mme Von der Leyen et M. Michel, qui participent au sommet, de défendre la position européenne. La position européenne est celle qui a été exprimée lors du dernier Conseil européen. Elle est acceptée par tous les Etats. C’est une décision unanime et cette décision comporte la reconnaissance de la nullité des deux protocoles d’accord.
L’Allemagne ne peut donc pas s’écarter de sa position européenne et ne pas chercher à annuler ces deux protocoles d’accord. Si elle fait cela…
JOURNALISTE : Avec tout le respect des actions diplomatiques qui ont été entreprises, j’aimerais que vous nous donniez des détails des coulisses de l’arrivée Haftar à Athènes. Manifestement ces actions avaient été mises en œuvre bien avant. Il y a eu de grands préparatifs.
N. DENDIAS : Je n’ai rien à vous cacher, simplement, comme vous le comprenez bien, tout ce qui est fait ne peut pas toujours être divulgué. J’avais rencontré le général Haftar. Nous nous étions alors mis d’accord sur le fait qu’il effectuerait une visite à Athènes. Puis, les deux parties sommes convenus que le moment était opportun. Car maintenant sa visite à Athènes, en Grèce, sa visite avec moi-même mais surtout avec le Premier ministre, Kyriakos Mitsotakis, créent une valeur ajoutée, pour lui, dans le processus de paix et pour nous.
Nous souhaitons que la paix soit instaurée en Libye, mais une paix certaine, une stabilité dans la région et non une trêve occasionnelle qui disparaîtra un mois plus tard ou quelques semaines plus tard.
Une paix stable dans l’intérêt de la région et du peuple libyen.
JOURNALISTE : Le Premier ministre a déclaré hier que si le protocole d’accord est annulé, il poserait son veto à l’UE. En ce qui concerne la conférence de dimanche, est-ce que vous attendez des résultats ou bien êtes-vous prudent ?
N. DENDIAS : Pour être franc, nous sommes prudents. Le sommet de Berlin, dimanche, constitue une étape. Ce n’est pas la fin d’un processus. Il ne faut donc pas nous attendre à ce que tout se passe…
JOURNALISTE : Qu’est ce que vous attendez de mieux de cette étape
N. DENDIAS : Nous attendons de cette étape, tout d’abord, et nous encourageons le général Haftar dans ce sens, qu’il y ait une trêve et qu’ils commencent à comprendre qu’il faut éloigner les éléments étrangers, les puissances étrangères de la Libye, avec la Turquie en première ligne. La Turquie est la puissance étrangère la plus impliquée en Turquie.
Pour que par la suite la société libyenne puisse trouver sa voie et sur cette voie la condition nécessaire est l’annulation des deux protocoles d’accord, car ces deux protocoles d’accord servent en quelque sorte de « vitrine » pour une intervention étrangère en Libye, de l’intervention turque en Libye.
Nous attendons donc que le sommet de Berlin soit un pas supplémentaire dans le processus de pacification en Libye. Dans ce sens, nous encourageons le général Haftar. Nous sommes en concertation avec tous les acteurs qui s’occupent de cette question et avec les Etats-Unis. Nous espérons avoir nous aussi mis une pierre à l’édifice de la paix et de la stabilité dans la région.
JOURNALISTE : L’arrivée d’Haftar, hier à Athènes, a vraisemblablement ennuyé Ankara, Erdogan aussi, qui ces derniers mois n’a pas arrêté. Nous avons sans cesse des provocations. Nous avons sans cesse des violations et des survols jusque la semaine passée au-dessus de l’île de Leros, au-dessus même d’îles habitées. Dans ce contexte, elle intervient lors de conférences internationales, signe des protocoles d’accord, nous ignore et nous disons qu’elle est isolée. De quoi est-elle vraiment isolée ?
N. DENDIAS : Ne faisons pas le bilan de la politique étrangère grecque par rapport à la politique étrangère turque. Je dirais deux choses qui diffèrent l’unes de l’autre. Premièrement, la Grèce n’agit pas pour se retourner contre la Turquie. La Grèce agit tout d’abord pour servir son intérêt national, pour servir l’intérêt européen et pour servir la paix et la stabilité dans la région.
La Grèce n’interprète pas le monde comme un système bipolaire avec d’un côté la Grèce et de l’autre la Turquie. La Grèce ne voit pas chaque bataille comme un jeu à sommes nulles. Elle pense que tous les peuples de la région peuvent sortir gagnants si nous suivons les règles de bon voisinage et le droit international. Et c’est ce à quoi nous aspirons…
JOURNALISTE : Est-ce que la valorisation quantitative et qualitative des violations et des survols en Egée vous inquiètent-ils ?
N. DENDIAS : Permettez-moi d’y revenir tout de suite après. En tout cas nous aspirerions, dans un monde idéal, à intégrer la Turquie dans ce mode de pensée. Cela étant, cela dépend de la Turquie.
La Grèce aspire à des relations de bon voisinage, vis-à-vis de la Turquie également. La Grèce a une position très claire. Une position claire comme de l’eau de roche qu’entendent tous les acteurs internationaux. C’est d’ailleurs cette position qu’a formulée le Premier ministre dans le bureau ovale de la Maison Blanche.
Nous avons un différend avec la Turquie. Certes. Prenons acte de ce différend avec la Turquie. A notre sens, notre différend ne porte que sur le plateau continental et la zone économique exclusive et si nous ne pouvons régler ce différend en discutant entre nous, alors nous pouvons saisir une instance internationale, comme la Cour de la Haye.
De manière simple, civilisée, moderne, une façon d’envisager les choses digne du 21e siècle. Sans protocoles d’accords, sans survols, sans rhétorique.
JOURNALISTE : Les différends sont notés, M. Le ministre, mais la provocation de la Turquie continue. Est-ce que cela vous inquiète ?
N. DENDIAS : Je ne vous ai pas dit que la Turquie agit bien. A mon avis, la Turquie agit au détriment de la stabilité de la région et si vous voulez, à mon avis, au détriment des intérêts de la société turque.
Nous, en Grèce, nous voulons une Turquie européenne. Une Turquie qui participe au projet européen. Une Turquie amicale. Une Turquie avec laquelle nous pouvons coopérer.
La Turquie semble ne pas aspirer aux mêmes objectifs que nous, même si parfois, je dois dire, elle nous fournit des éléments prouvant le contraire. Si l’on voit par exemple la dernière interview de Cavusoglu, sur la chaîne turque CNN, il y a des éléments qui nous auraient permis de penser que la Turquie voit peut-être les choses d’un autre œil.
Mais son attitude générale, jusqu’à maintenant, ne nous permet pas de tirer des conclusions positives, comme nous aurions pu le souhaiter. Je redis toutefois, que la Grèce est un pays européen moderne, qui ne croit pas à la politique des canonnières. Elle croit en la politique du droit international et de l’entente, avec les autres peuples. Et c’est cette politique que nous servons.
JOURNALISTE : Passons maintenant à la menace proférée hier par Erdogan, à savoir qu’il va effectuer des travaux de forage dans les zones convenues avec la Libye et qui plus est dans le courant de l’année 2020. Autrement dit au sud de Castellorizo.
Si cela se produit, si cette menace est concrétisée et qu’ils envoient le navire de recherche dans la région, qu’allez-vous faire ?
N. DENDIAS : Tout d’abord, je ne répondrai pas à cette question comme vous venez de me la poser. Pourquoi ? Parce que je n’aime pas tenir des propos alarmistes. Je pense qu’à la fin le Président Erdogan, le gouvernement et le ministre des Affaires étrangères, M. Cavusoglu, verront clairement l’intérêt de leur pays et de leur société et ne feront pas des choses visant à nuire à leur pays et à la stabilité dans la région. La Grèce maintenant. Qu’allons-nous faire ? En général qu’allons-nous faire ? Comme chaque gouvernement grec, le gouvernement Mitsotakis défendra les droits nationaux et l’intérêt national comme il a l’obligation constitutionnelle de le faire.
A ce sujet, nous avons fait clairement savoir, par tous les moyens, que nous n’avons pas le choix. Il n’y a pas de gouvernement en Grèce qui puisse ne pas s’acquitter de ses obligations constitutionnelles et ne pas défendre la souveraineté nationale et les droits souverains nationaux.
Telle est donc notre position. Elle est très claire, une position contemporaine, européenne que nous avons proclamée par tous les moyens et nous continuerons de le faire.
JOURNALISTE : Un dernier commentaire concernant la mobilité dont fait preuve la France. C’est-à-dire la réprimande Macron au sujet du protocole d’accord, mais aussi l’envoi d’un porte-avion français pour accompagner les frégates grecques dans le cadre de patrouilles conjointes à l’est de la Méditerranée.
Que pensez-vous de cette mobilité ?
N. DENDIAS : La Grèce entretient une relation exceptionnelle avec la France et le Président Macron, tout comme avec le ministre des Affaires étrangères, mon ami le Drian. M. Mitsotakis s’entretient très fréquemment avec le Président Macron. Nous voyons les provocations dans la région élargie de la même façon. Nous croyons en la perspective européenne, en la stabilité, la paix, l’entente, le développement des relations.
Nous pensons donc que, dans ce contexte, la présence de la France dans la région est un facteur très positif. Et cela a été visible lors de la dernière réunion que nous avons eue au Caire et où, avec M. Le Drian, Chypre, l’Egypte, nous avons signé une déclaration conjointe sur les évolutions dans la région.
La présence du porte-avion français, qui porte le nom exceptionnel de Charles de Gaulle, accompagné des frégates grecques, a été annoncée par le Président Macron hier et je pense que c’est un facteur supplémentaire de stabilité et de sécurité dans la région.
Et j’aimerais exprimer l’espoir, pour ne pas dire la certitude, que tous les pays de la région salueront cette initiative de la France.
JOURNALISTE : Monsieur le ministre, nous vous remercions vivement de votre présence au journal télévisé de la chaîne ERT.
N. DENDIAS : C’est moi qui vous remercie de l’occasion que vous m’avez donnée.
January 17, 2020