Interview accordée par le ministre des Affaires étrangères, Nikos Dendias au journal « Eleftheros Typos » et au journaliste Apostolos Hondropoulos (13.11.2022)

JOURNALISTE : Monsieur le Ministre, vous avez récemment déclaré que la partie turque tente d'intimider la société grecque et le gouvernement. Comment la Grèce et l’Union européenne réagissent-elles ?

N. DENDIAS : Permettez-moi d’ajouter qu'il ne s'agit pas seulement d'une tentative d'intimidation de la société et du gouvernement grecs, mais, en substance, d'une tentative de la partie turque de formuler et d'imposer un nouveau « modèle » de relations bilatérales et régionales. Ce « modèle » est toutefois incompatible avec toute notion de bon voisinage et de respect des principes fondamentaux du droit international.

Face à ces conditions d'escalade de la menace, notre pays a choisi d'opposer, avec calme et détermination, la présentation fondée d'arguments basés sur le droit international et le droit international de la mer.

Je réaffirme que la souveraineté nationale et l'intégrité territoriale de notre pays ne font pas l'objet d'un débat et ne peuvent être remises en question. Contre les tentatives constantes de la partie turque de renverser la réalité, la Grèce se protège, au niveau diplomatique et de la défense.

Je tiens également à souligner que nos partenaires et alliés ont constamment exprimé leur soutien sans faille aux positions grecques.

En particulier, le cadre de l'UE reflète la solidarité avec notre pays face à l'agression turque.

En même temps, et au niveau bilatéral, en coopération avec nos partenaires de l'UE, mais aussi avec d'autres pays, nous recevons la reconnaissance des positions grecques. L'exemple le plus récent est celui de la Serbie, dont le nouveau ministre des Affaires étrangères, Ivica Dacic, s'est rendu en Grèce pour sa première visite officielle à l'étranger. L'importance du soutien de la Serbie n'est pas seulement due au fait qu'elle est un ami traditionnel de la Grèce. La Yougoslavie est signataire du traité de Lausanne, de la convention de Montreux, ainsi que du traité de Paris.

JOURNALISTE : Dans quelle mesure êtes-vous préoccupé par la possibilité que cette provocation - dans la mesure où elle peut également être liée à la situation interne de la Turquie elle-même - s'intensifie encore davantage à l'approche des élections qui auront également lieu dans le pays voisin en 2023 ? Dans un tel climat d'intensification de la provocation et du révisionnisme de la part d'Ankara, est-il réaliste d'espérer qu'il puisse y avoir une possibilité de dialogue constructif et substantiel ?

N. DENDIAS : Le comportement provocateur de notre pays voisin, tel qu'il se manifeste tant sur le plan rhétorique que par des actions concrètes, je crains qu'il ne s'agisse pas d'un phénomène conjoncturel qui pourrait s'expliquer simplement par les besoins électoraux des dirigeants turcs.

Au contraire, il semble être une caractéristique structurelle de la politique étrangère turque actuelle, qui sert systématiquement son récit révisionniste.

Espérons, bien sûr, qu'il ne s'agisse que d'un choix préélectoral.

Bien sûr, le fait que notre pays voisin se dirige vers une élection cruciale dans les prochains mois crée des conditions qui sont probablement propices à une nouvelle escalade.

En tout état de cause, un dialogue constructif et significatif ne peut avoir lieu dans l'environnement toxique créé par la provocation turque.

Un dialogue constructif ne peut avoir lieu que sur la base de la parité, sur la base du droit international. Pas avec la logique du pouvoir et les insultes personnelles. Pas en contestant la souveraineté et en violant les droits souverains.

Non pas en « cherchant la bagarre » ou en « bombant le torse ».

JOURNALISTE : Outre la dénonciation du « mémorandum» turco-libyen illégal dans toutes les enceintes, l'intention du pays, comme l'a déclaré le Premier ministre, est une ouverture à l'ensemble de la Libye afin de pouvoir délimiter les zones maritimes. Devons-nous nous attendre à des initiatives dans ce sens ?

N. DENDIAS : Monsieur Hondropoulos, comme le Premier ministre l'a récemment mentionné, la Libye, en raison de sa proximité géographique, pourrait être un interlocuteur naturel pour nous.

La Grèce se réjouit toujours d'un dialogue constructif avec les pays tiers sur la base du droit international et notamment du droit international de la mer, surtout lorsqu'il s'agit de pays de notre grand voisinage.

Suite aux deux accords que nous avons signés en 2020 avec l'Egypte et l'Italie respectivement sur la délimitation de la ZEE, la Libye se trouve désormais entre deux délimitations parfaitement légales.

Nous espérons que toutes les parties en Libye comprendront que le respect du droit international de la mer est la seule condition pour la délimitation de la ZEE.

Et que le gouvernement libyen qui émergera des élections engagera une discussion avec nous afin de compléter cette délimitation de manière légale.

Il s'agit d'une démarcation qui servira les intérêts de nos deux pays et favorisera la consolidation de la stabilité en Méditerranée.

Car, comme nous l'avons déjà souligné, la Grèce a un objectif stratégique commun - avec de nombreux alliés et partenaires, à l'intérieur et à l'extérieur de l'UE - pour la Libye.

Cet objectif concerne un pays pacifique qui servira de pôle de stabilité et de prospérité pour l’ensemble de la Méditerranée orientale.

Bien sûr, comme vous pouvez le constater, pour que ces négociations avec la partie libyenne puissent avoir lieu, une condition essentielle est qu'il y ait un gouvernement libyen qui puisse engager le pays sur le plan international, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

Pour cela, d'une part, la Libye devra procéder, à travers des processus démocratiques, à l'élection d'un nouveau gouvernement et, d'autre part, ouvrir la voie au retrait des forces étrangères et des mercenaires qui se trouvent sur le territoire libyen, profitant des conflits civils des années précédentes.

JOURNALISTE : Quelle est votre évaluation de l'évolution de la guerre en Ukraine suite à votre récente visite à Kiev, qu'est-ce que cette visite a signifié et dans quelle mesure considérez-vous qu'il est possible, dans les circonstances actuelles, d'ouvrir une « fenêtre » de négociations pour mettre fin à la guerre ?

N. DENDIAS : Je dirais que toute évaluation dans les circonstances actuelles est risquée. Il est très probable que la Russie poursuive la guerre en Ukraine dans les mois à venir, utilisant l'hiver comme sa propre « arme » contre l'Occident en raison de la hausse des prix de l'énergie. Tout le monde espère que la Russie n'ira pas plus loin dans l'escalade de ses actions, tant sur le plan diplomatique que militaire.
Et qu’elle ne recourra pas à d'autres solutions extrêmes.

Ma visite à Kiev avait pour but de montrer qu'à l'heure où le droit international, ses principes et ses valeurs fondamentales sont brutalement violés, la Grèce insiste sur sa stricte application comme contrepoids à toute tendance au révisionnisme et à l'expansionnisme.

Il convient de faire clairement comprendre que l'Union européenne et l'Occident en général doivent continuer à soutenir sans faille l'indépendance, la souveraineté et l'intégrité territoriale de l'Ukraine dans ses frontières internationalement reconnues, et de tous les États du monde confrontés à des menaces similaires.

Ma visite à Kiev avait également pour but d'envoyer un message clair concernant les menaces directes auxquelles la Grèce est confrontée de la part de son plus grand voisin à l'est.

Et que l'Occident ne doit en aucun cas sous-estimer cette menace.

JOURNALISTE : Le plus grand problème qui, à la suite de cette guerre, concerne également la société grecque est la hausse des prix au niveau national face à laquelle des mesures sont prises pour soutenir les ménages et les entreprises, mais l'intervention européenne est retardée en raison d'approches différentes. Craignez-vous que si cela continue, cela puisse porter un coup à la cohésion de l'UE, mais aussi alimenter - peut-être dans notre pays - une tendance au populisme comme tel est déjà le cas avec la montée en puissance des forces d'extrême droite en Europe au sortir des élections ?

N. DENDIAS : Votre question soulève un problème bien réel. Bien que le gouvernement grec ait fait preuve des réflexes nécessaires en matière de gestion de crise, l'Union européenne tarde toujours à mettre en œuvre les mesures qui s'imposent pour faire face à une nouvelle crise - en l'occurrence, la crise énergétique. La montée du populisme, comme celle de l'extrême-droite, est certainement un signal d'alarme pour l'ensemble de l'Europe et un danger pour sa cohésion à moyen terme. J'espère cependant que dans notre pays, du moins parce que le souvenir de la recrudescence de ces phénomènes au cours de la décennie précédente et les conséquences bien connues des «places des indignés» sont encore frais, nous n'aurons pas une répétition de cette scène particulière. Bien sûr, il n'y a pas lieu de se reposer sur ses lauriers. De son côté, le gouvernement grec devrait se préoccuper de la cohésion sociale et des catégories économiques les plus faibles de nos compatriotes, comme il le fait déjà.

Je tiens d'ailleurs à rappeler, à chaque occasion, que Nouvelle Démocratie est un parti véritablement populaire.       

JOURNALISTE : Dans le pays, la tension politique monte en flèche à la suite d'une récente publication qui vous inclut parmi les personnalités politiques qui seraient sous surveillance. Comment pensez-vous que le climat politique dans lequel le pays semble se diriger vers les élections de 2023 sera façonné ?   

N. DENDIAS : Ce qui me préoccupe - et ce que je n’espère pas - c'est la création d’un climat politique toxique  dans tous les domaines, qui affectera également les domaines de la politique étrangère et de la défense nationale, à un moment particulièrement critique. Il est vrai que jusqu'à présent, et malgré des désaccords individuels, nous avons réussi à faire en sorte que le débat politique dans ces domaines ne dépasse pas les limites. J'espère que, dans la perspective d'une année où des élections seront de toute façon organisées, la prudence élémentaire prévaudra.

JOURNALISTE : La période précédant les élections comprend également l’établissement d’un bilan. Qu'est-ce que cela implique dans votre propre domaine et quels sont, selon vous, les principaux défis des prochaines années pour la politique étrangère du pays ?

N. DENDIAS : Il est certain qu'au cours de mes trois années et demie au ministère des Affaires étrangères, nous n'avons pas manqué de défis à relever.

Des défis, en particulier, du côté de la Turquie voisine.

Dans un contexte plus large, des événements clés, tels que l'invasion de l'Ukraine par la Russie, conduisent à un réarrangement du système mondial, affectant par extension notre voisinage immédiat, et requièrent à la fois vigilance et une nouvelle planification proactive de notre part.

Cependant, grâce à une série de mesures prises au cours des trois dernières années, nous avons établi une bonne base pour faire face à tous les défis avec confiance dans les années à venir.

Une base construite sur l'expansion méthodique d'alliances et de partenariats dans toutes les régions géographiques du monde. Je citerai, à titre d'exemple uniquement, les accords de coopération stratégique signés sous mon mandat avec les États-Unis, la France et les Émirats arabes unis - les deux derniers comportant une clause d'assistance en matière de défense. Les accords que nous avons signés avec l'Italie et l'Égypte sur la délimitation de nos ZEE, sur la base du droit international, et l'accord avec l'Albanie pour soumettre la question de la délimitation entre nous à la Cour de La Haye.

Le renforcement des relations et la coordination étroite à de nombreux niveaux avec les pays de notre  voisinage plus élargi (Chypre, Égypte, Israël) par le biais de partenariats bilatéraux ou multilatéraux.

Ainsi qu'en s'ouvrant aux autres pays du monde arabe, du Golfe et du Maghreb, où la Grèce entretient des relations traditionnelles qui s’étaient progressivement affaiblies.

Mais aussi l'ouverture de canaux de communication et de coopération avec un certain nombre de pays d'Afrique et d'Asie. La promotion de la candidature de notre pays au Conseil de sécurité des Nations unies en 2025-26, au Conseil des droits de l'homme en 2028-30 et à la présidence de l'Assemblée générale en 2035.

À ce stade, je voudrais souligner l'extension de nos eaux territoriales en mer Ionienne, qui passent de 6 à 12 milles marins, ce qui, pour la première fois depuis 1947, étend la zone de souveraineté nationale de plus de 13 000 kilomètres carrés.

Bien entendu, nous conservons pleinement notre droit, tel qu'énoncé dans la CNUDM, d'étendre nos eaux territoriales où et quand nous estimons que nos intérêts nationaux sont servis.

Enfin, permettez-moi de faire une dernière remarque.

Outre les réalisations en matière de politique étrangère au sens strict, je voudrais évoquer les changements que nous promouvons dans la structure et les services du ministère des Affaires étrangères lui-même. L'objectif est d'en faire un mécanisme moderne, capable de relever les défis qui se présentent dans un paysage des relations internationales en constante évolution, de servir et de promouvoir en toute confiance les positions du pays à l'étranger.

November 13, 2022