Interview accordée par le ministre des Affaires étrangères, Nikos Dendias, au journal « Eleftheros Typos tis Kyriakis » (26.01.2020)

Interview accordée par le ministre des Affaires étrangères, Nikos Dendias, au journal « Eleftheros Typos tis Kyriakis » (26.01.2020)Propos recueillis par le journaliste Apostolis Chondropoulo

JOURNALISTE : Monsieur le ministre, pensez-vous que les progrès réalisés à Berlin jettent des bases solides pour le règlement de la crise libyenne ?

Ν. DENDIAS : Les résultats de la Conférence de Berlin constituent un premier pas hésitant mais positif pour le règlement de la crise libyenne. Lors de la Conférence a été confirmée la volonté de toutes les parties en faveur de l’atteinte d’un règlement politique ainsi que la nécessité d’appliquer pleinement l’embargo sur les armes en Libye. Toutefois, il s’agit justement d’un premier pas et non de la conclusion de ce processus. On attend de voir comment évoluera ledit « Processus de Berlin » et on est prêt à apporter notre contribution. La Grèce a joué un rôle extrêmement constructif au cours de la période précédant la Conférence, en exerçant une diplomatie active et à travers ses contacts avec le maréchal Haftar – on a incité ce dernier à faire preuve d’un esprit positif dans les négociations –  et avec les Etats de la région. Cela dit, on qualifie de positive la proposition visant à réactiver et à élargir l’opération « Sophia », sous une appellation nouvelle quelle qu’elle soit, en vue de surveiller l’imposition de l’embargo sur les armes en Libye ainsi que d’envoyer éventuellement une force de maintien de la paix de l’ONU. La Grèce est prête à apporter sa contribution aux deux initiatives.

JOURNALISTE : La Grèce soutient la perspective d’une solution politique en Libye. Quel sera le contenu de cette solution par rapport aux deux protocoles d’accord conclus entre la Turquie et la Libye ?

Ν. DENDIAS : Les protocoles d’accord conclus entre la Turquie et le gouvernement de Tripoli ne peuvent pas avoir de place dans le cadre d’une solution politique à la crise libyenne. D’une part, parce que ces protocoles d’accord ont été conclus d’une manière illégale et d’autre part, parce que leur contenu lui-même n’est pas conforme au droit international et aux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU. Par conséquent, ces deux protocoles d’accord sont nuls et non avenus et ne peuvent pas produire d’effets juridiques. Ce point de vue n’est pas seulement partagé par la Grèce mais aussi par la Chambre des représentants libyenne, le seul organe d’Etat élu et reconnu au niveau international, qui comprend que ces protocoles d’accord sont nuisibles au pays et à ses citoyens. Ce point de vue est partagé par un très grand nombre de pays, tels que l’Egypte, l’Arabie saoudite, le Maroc, les Emirats arabes unis, Israël, les Etats-Unis mais aussi par l’ensemble des Etats membres de l’UE. Force est de signaler par ailleurs que le fait que la nullité des deux protocoles d’accord ne soit pas mentionnée dans les  conclusions de la Conférence de Berlin et que les hauts fonctionnaires de l’UE participant à la Conférence n’aient pas suffisamment insisté là-dessus est à nos yeux presque incompréhensible.

Toutefois, sur le fond, les protocoles d’accord constituent une ingérence extérieure flagrante dans les affaires intérieures de la Libye. Défendre la position européenne commune, telle que celle-ci a été adoptée lors du dernier Conseil européen, constitue un engagement ferme pour nous tous.

JOURNALISTE : Suite à l’absence de la Grèce de la récente conférence – fait à l’égard duquel vous avez exprimé votre contrariété mais vous avez aussi été la cible de critiques de la part de l’opposition – pensez-vous qu’il existe actuellement les conditions nécessaires à une éventuelle participation de la Grèce lors des prochaines étapes du processus ?

Ν. DENDIAS : La Grèce a fait preuve d’un esprit actif et constructif tout au long de la Conférence de Berlin. Elle maintient des canaux de communication efficaces avec le maréchal Haftar en incitant ce dernier à consentir à une trêve en vue de tenter de trouver une issue à la crise libyenne. Notre pays a le droit de participer au processus, en tant qu’Etat voisin de la Libye et en tant qu’Etat ayant une présence géopolitique dans la région. Par contre, des interrogations légitimes se posent quant à la participation du pays voisin à un processus visant à l’instauration de la paix en Libye puisque la Turquie viole de manière systématique le droit international, crée des problèmes à tous les Etats de la Méditerranée orientale, est activement impliquée dans le conflit intérieur de la Libye, en soutenant militairement l’une des deux parties, ne constitue pas un Etat voisin de la Libye et n’est pas un membre du Conseil de sécurité des Nations Unies. La Turquie peut faire ce qu’elle fait mais elle ne peut pas changer la géographie et cela la hantera toujours.

JOURNALISTE : L’Allemagne n’a pas invité la Grèce à la conférence mais M. Erdogan a affirmé qu’il y avait des contacts avec l’Italie au sujet d’éventuels travaux de forage dans le cadre de l’accord avec la Libye. Etes-vous préoccupé par le fait que les intérêts de chaque pays pourraient éventuellement compromettre la position européenne commune à cet égard ?

Ν. DENDIAS : Comme vous l’avez constaté, le ministère des Affaires étrangères de l’Italie a explicitement et catégoriquement nié toute rumeur concernant des soi-disant contacts entre l’Italie et la Turquie au sujet de forages. Il est tout à fait normal pour un pays de veiller à ses intérêts. Toutefois, permettez-moi de signaler que la récente décision du Conseil européen était une décision prise  à l’unanimité par les chefs d’Etat des Etats membres de l’UE. En d’autres termes, chaque pays, en pesant ses propres intérêts, a consenti à la décision du Conseil européen. Par conséquent, la position européenne commune à laquelle vous vous référez constitue en réalité une position individuelle soutenue par chaque pays membre de l’Union européenne. L’Italie, pays ayant des liens étroits avec la Grèce, s’est, à maintes reprises, exprimée en faveur des positions grecques. Quoi qu’il en soit, comme le Premier ministre l’a récemment déclaré, toute divergence de notre position européenne commune se heurtera bien évidemment à notre propre droit de veto.

JOURNALISTE : A quel genre de mission de maintien de la paix en Libye la Grèce est-elle disposée à participer ?

Ν. DENDIAS : La Grèce est disposée à participer à tout effort commun visant à instaurer la paix et la stabilité en Libye.  Lors de la Conférence de Berlin a été abordée la réactivation de l’opération navale européenne « Sophia », sous une autre appellation, en vue de surveiller le respect de l’embargo sur les armes en Libye et une fois que l’on parviendra à un cessez-le-feu permanent une force sera envoyée en vue de faire respecter le cessez-le-feu, sous le commandement du Conseil de sécurité des Nations Unies. Notre pays, en tant qu’Etat responsable, participera par tout moyen qu’il peut mettre à disposition, aux efforts communs visant à parvenir à un règlement de la crise libyenne.

JOURNALISTE : On constate que l’escalade des tensions au niveau du discours utilisé de la part de M. Erdogan a atteint un point culminant suite à la visite de M. Haftar à Athènes et ce comportement se poursuit après Berlin aussi. A quoi attribuez-vous cette situation et quelle sera la réaction de la partie grecque ?
Ν. DENDIAS : L’irritation du Président Erdogan n’est pas du tout quelque chose d’étonnant. La Grèce exerce une politique étrangère active et entretient des contacts étroits avec les Etats de la Méditerranée orientale avec lesquels la Turquie, quasiment tous ces Etats, a des problèmes. Donc, son irritation est tout à fait compréhensible. Toutefois, la partie grecque ne changera pas d’attitude. Elle continuera de protéger la légalité internationale, ses intérêts et la paix ainsi que la stabilité dans la région, en coopération avec tous les Etats voisins. Notre pays constitue un facteur de stabilité dans la région de la Méditerranée et cela a été reconnu au niveau international. Par contre la Turquie est devenue un exportateur de problèmes et d’instabilité ainsi qu’un contrevenant récidiviste de la légalité.

JOURNALISTE : Toute cette tension pourrait-elle compromettre les canaux de dialogue entre la Grèce et la Turquie ?

Ν. DENDIAS : Si les canaux de communication entre la Grèce et la Turquie sont remis en question, cela ne sera pas de notre faute.  Notre pays a prouvé qu’en dépit des tensions, en dépit des actions provocatrices et illégales répétées de la Turquie  contre notre pays, en dépit des efforts continus de notre pays voisin de faire étalage de puissance dans la région élargie, il est disposé à maintenir le dialogue et a la volonté de discuter des problèmes qui existent. Il est par ailleurs dans l’intérêt des deux parties de poursuivre le dialogue et de parvenir à une entente. J’ai, à plusieurs reprises, affirmé que la Grèce veut une Turquie européenne, faisant partie de la communauté internationale, pacifique et prospère. Dans ce contexte, on ne cessera de rechercher le dialogue avec notre pays voisin, comme on fait avec tous nos autres voisins.

JOURNALISTE : Dans quelles conditions et pour quelle raison la partie grecque pourrait tenter un recours à la Cour internationale de la Haye ?

Ν. DENDIAS : Pour la Grèce, le droit international est la ligne directrice de notre politique étrangère. Par conséquent, notre pays serait le premier à considérer de manière positive un recours à une juridiction internationale, en vue de régler ses différends avec la Turquie. Par ailleurs, une discussion de cet ordre s’était tenue dans le passé aussi, mais finalement la Turquie avait fait marche arrière. Toutefois, pour aller jusque-là il faudra que les deux parties se mettent d’accord sur leurs différends. Pour notre pays cela est bien clair.

JOURNALISTE : On constate qu’au sujet des deux protocoles d’accord, la Grèce investit dans sa relation avec la France et même le Premier ministre se rendra  prochainement à Paris. Etes-vous convaincu que le slogan « Grèce-France alliance » sera aussi valable à cet égard ?

Ν. DENDIAS : La France a toujours été un véritable allié et ami de la Grèce, même avant l’époque de Giscard d’Estaing et la transition démocratique, quand ce slogan a été pour la première fois formulé. Et actuellement, le président français, Macron a fait preuve du soutien tangible de la France à la Grèce et le Premier ministre grec s’entretiendra avec lui en vue de discuter de toutes les questions de la région. Mon homologue français, M. Le Drian a également fait preuve de son soutien et je me suis à maintes reprises entretenu avec ce dernier. Je pense donc qu’à l’égard de cette question aussi la France continuera de soutenir la Grèce et ce, non pas par  obsession mais parce que la France comprend que notre pays soit au service du droit international et de la paix dans la région ce qui est, par extension, dans son intérêt. Force est par ailleurs de signaler que d’autres pays aussi sont des amis et alliés de la Grèce.

JOURNALISTE : Vous avez ces derniers temps effectué une série de visites dans des pays arabes. Ces initiatives se poursuivront-elles et quel est leur objectif ?

Ν. DENDIAS : Le marathon diplomatique qui est en cours se poursuivra bien évidemment. Déjà, dans ce cadre, j’ai récemment accueilli au ministère des Affaires étrangères mon homologue d’Arabie saoudite et je poursuivrai mes visites dans des pays de la région non seulement pour renforcer nos alliances mais pour faire aussi connaitre les positions de la Grèce au sein de la communauté internationale.
Notre objectif est la promotion aussi large que possible de nos positions à l’étranger ainsi que leur compréhension par des pays tiers en vue d’empêcher la promotion des positions qui sont manifestement en dehors du cadre de la légalité internationale.

JOURNALISTE : Avez-vous le sentiment après aussi les récentes rencontres du Premier ministre avec les chefs politiques que face aux questions nationales il existe un front national uni ?

N. DENDIAS : Dans leurs discours politiques, les partis politiques en Grèce ont fait preuve dans une large mesure d’un consensus particulier à l’égard des questions de la politique étrangère et en tant que ministre des Affaires étrangères j’en suis reconnaissant. Vous savez M. Chondropoulos, le fait que ces questions auxquelles on ne peut faire face qu’à travers la concorde et l’entente nationales ne fassent pas l’objet des querelles interpartis atteste de la maturité du système politique. Il est très important pour un ministre des Affaire étrangères de savoir qu’il bénéficie du soutien de la plus grande partie du milieu politique actuel dans les batailles qu’il est en train de livrer. Et il ne faut pas se leurrer. Toute réussite de notre politique extérieure n’est pas la réussite de chaque ministre ou de son parti qui est au pouvoir mais de tout le pays. Toutefois, je ne vous cache pas ma surprise quant à l’attitude dont l’opposition a fait preuve à l’égard de la question de l’accord de défense modifié avec les Etats-Unis. Cet accord modifié était une évolution en faveur de laquelle le gouvernement précédent avait commencé à œuvrer. Bien évidemment, le résultat final que nous avons signé en octobre, après des négociations laborieuses qui ont duré deux ans et demi, a été particulièrement positif pour nos intérêts nationaux. Il est vrai que finalement l’Accord a été beaucoup plus avantageux pour nos intérêts nationaux par rapport aux projets qui étaient en cours de discussion sous le gouvernement précédent. Et je ne dis pas cela pour exercer une critique contre le gouvernement précédent qui est également allé dans une direction favorable aux intérêts nationaux mais pour signaler que le parti de SYRIZA n’a aucune raison d’émettre des objections  à cet égard. Et c’est justement pourquoi je suis surpris car il m’est difficile de comprendre la raison pour laquelle le parti de SYRIZA ne soutient pas cet accord. Quoi qu’il en soit, j’espère qu’il y aura toujours une entente nationale suffisante.

January 26, 2020