JOURNALISTE : Ces derniers temps, Tayyip Erdogan profère des menaces quasi quotidiennes en disant : « nous pouvons arriver subitement dans la nuit ». Le gouvernement grec perçoit-il ces mots comme une menace d'invasion et comment y réagit-il ?
N. DENDIAS : Permettez-moi de commencer par le dernier point de votre question. Nous ne sous-estimons pas du tout ces menaces. Nous sommes très vigilants et les prenons très au sérieux. Nous assistons à une escalade sans précédent de la rhétorique contre notre pays. Nous n'avons jamais vu une telle rhétorique auparavant, pas même en période de grande crise. Il est particulièrement inquiétant de voir que cette rhétorique est reproduite quotidiennement par les hauts fonctionnaires et médias turcs. En outre, une compétition informelle a commencé entre les partis, y compris l'opposition, en termes de discours nationaliste. Nous ne devons pas simplement l'attribuer à une surenchère préélectorale. Il s'agit d'un changement d'attitude durable, qui, malheureusement, se greffe sur la société turque. Il s'agit maintenant de menaces directes d'invasion du territoire grec, nous ne parlons pas de menaces potentielles. Dans le même temps, la Turquie s'est livrée à un effort continu pour salir l'image publique de notre pays en diffusant de fausses nouvelles. Cette rhétorique dépasse les limites du révisionnisme et s'inscrit dans le cadre d'une rhétorique nationaliste extrême et du « rêve » d'une renaissance de l'Empire ottoman. Face à ce défi sans précédent, nous réagissons avec sérénité. Nous envoyons un message de responsabilité et soulignons les dangers pour la stabilité et la sécurité régionales. Nous ne nous laisserons pas entraîner dans une confrontation à l'orientale et dans une polarisation à la demande de l'adversaire, qui façonne la nouvelle narration turque. Nous ne laisserons aucune place à la remise en question de la souveraineté nationale et de l'intégrité territoriale de notre pays. Nous protégeons nos intérêts, toujours sur la base du droit international et du droit international de la mer. Nous avons renforcé le pays sur le plan géopolitique, grâce à l'établissement d'un cadre dense d'accords stratégiques bilatéraux et de partenariats avec un certain nombre de pays ayant une perception de stabilité géopolitique. Nous sommes engagés dans une campagne soutenue pour informer nos partenaires et alliés, ainsi que l'opinion publique internationale. Les positions de nos amis et alliés montrent qu'ils embrassent et soutiennent désormais les positions grecques, ce qui est certainement satisfaisant, car cela montre que nos efforts produisent des effets.
JOURNALISTE : Quel impact ont eu vos lettres à l'UE, à l'OTAN et à l'ONU sur les provocations turques ? Comment la communauté internationale réagit-elle ? Allez-vous prendre d'autres mesures similaires ou même plus sévères ?
N. DENDIAS : Le gouvernement a fait savoir sur tous les tons qu'il ne laissera aucune provocation sans réponse et a choisi dès 2020 de lancer une campagne pour internationaliser les provocations et les actions agressives turques. Il appelle les partenaires et alliés de la Grèce au sein de l'UE, de l'OTAN et de l'OHE à condamner la transgression d'Ankara et à adopter une position claire. L'internationalisation des provocations turques porte ses fruits. Nous bénéficions désormais d'un soutien important de la part de nos partenaires qui, par rapport au passé, comprennent mieux nos positions ainsi que les défis auxquels nous sommes confrontés. Cela n'allait pas de soi il y a deux ou trois ans. Mais le climat, dans les capitales européennes, à Washington et dans d'autres parties du monde où nous étions absents, a radicalement changé. C'est le résultat d'efforts acharnés, de centaines de contacts et de milliers de kilomètres parcourus. Au-delà des déclarations verbales, nous avons des engagements écrits, des accords avec des partenaires stratégiques, qui nous renforcent contre toute menace. Comme le disaient les Latins : « Verba volant, scripta manent ». Les mots s’envolent, les écrits restent. Nous continuerons à présenter nos positions partout et à chaque fois que nous le jugerons nécessaire pour défendre nos intérêts. Je voudrais faire une observation : Dans les récentes lettres que j'ai envoyées, nous n'avons même pas eu à développer nos arguments. Les déclarations scandaleuses des officiels turcs que nous avons simplement citées sont des preuves directes et ne nécessitent aucun autre commentaire.
JOURNALISTE : La Turquie n'applique pas de sanctions contre la Russie et sert parfois Moscou sur le plan commercial/économique. Êtes-vous satisfait de l'attitude de nos partenaires et alliés de l'UE et de l'OTAN face au comportement d'Ankara ?
M. DENDIAS : Permettez-moi d'inverser votre question, car le véritable enjeu est de savoir si l'Union européenne et les alliés de l'OTAN sont satisfaits de l'attitude de la Turquie. La Turquie, en raison de son rôle dans la conclusion d'un accord sur l'exportation de céréales depuis l'Ukraine, bénéficiant de la tolérance de la Russie, a accru son importance géopolitique. Au moins aux yeux de certains alliés et de l'ONU. Mais cela ne l'absout pas. La Turquie n'applique pas les sanctions contre la Russie. C'est un refuge pour les oligarques russes, ainsi que pour les personnes interdites d'accès au territoire européen. Un exemple récent est celui de l'épouse d'un haut fonctionnaire dont on a faussement dit qu'elle se trouvait en Grèce alors qu'elle était à Marmaris. Ces derniers mois, les exportations turques vers la Russie ont doublé. Le plus gros investissement russe au monde est la centrale nucléaire d'Akkuyu. Et bien sûr, la Turquie se procure des systèmes d'armement russes de haute technologie, tels que les S-400. Ces actions ont-elles des implications pour la Turquie ? Au-delà du malaise exprimé par les responsables européens, tant en privé qu'en public, ces chiffres se passent de commentaires. Les États-Unis ont imposé des sanctions sur l'achat d'équipements militaires. La Turquie a été bannie du programme F-35. Il existe une possibilité de nouvelles sanctions si la Turquie achète des systèmes d'armement russes. Le Congrès américain - et il s'agit d'une position bipartisane, ce qui signifie qu'elle est soutenue par les deux partis - est contre la modernisation des F-16 turcs. En revanche, la Grèce a accès à tous les systèmes américains qu'elle souhaite. L'époque où la Grèce était satisfaite si elle recevait 70 % de ce que la Turquie recevait, est révolue de manière irréversible, pour le plus grand bien de notre pays. Cela est dû à la fois à l’attitude de la Grèce et au malaise provoqué par l’attitude turque. En outre, il y a quelques jours, le secrétaire adjoint au Trésor américain a averti les entreprises turques que si elles ont des transactions avec des entreprises russes qui ont été sanctionnées, elles peuvent elles aussi faire l'objet de sanctions. De tels messages ne sont pas envoyés en termes généraux et vagues. Et en général ils servent d’ « avertissement », dans ce cas contre un allié de l'OTAN, du moins de nom.
JOURNALISTE : Erdogan a effectué une nouvelle tournée dans les Balkans – d’ailleurs, le président de la Serbie, Aleksandar Vučić, a parlé d'un « âge d'or » dans leurs relations bilatérales. Êtes-vous préoccupé par l'influence croissante de la Turquie dans notre « voisinage » septentrional ?
N. DENDIAS : Avant de voir que les autres pays cherchent à faire, nous devons regarder nos propres affaires. Il est un fait que lors de mes rencontres avec mes homologues de l'UE et des Balkans occidentaux au cours de ces derniers mois, j'ai exprimé mon inquiétude quant à l'influence non seulement de la Turquie mais aussi des forces révisionnistes en général, qui, en utilisant les liens historiques, économiques et religieux, tentent de pénétrer dans la région. J’ai également souligné récemment à mon homologue Nikola Selaković, lors de ma dernière visite en Serbie, l'importance d'un risque potentiel de déstabilisation lié à de telles actions. En puisque nous nous référons à la Serbie, la conversation que j'ai eue avec mon homologue serbe à Belgrade, deux jours après la visite du président turc, a confirmé le très bon niveau de nos relations bilatérales. Il est évident, cependant, que notre amie la Serbie est confrontée à des choix. Face aux défis auxquels la région est confrontée, un engagement cohérent et concret en faveur du parcours européen des Balkans occidentaux est une voie à sens unique pour sa paix, sa stabilité et sa prospérité. La plupart des États de la région ont choisi l'intégration européenne comme objectif stratégique. Laissez-moi vous donner un exemple : Le Premier ministre albanais, Edi Rama, que je connais bien, entretient de bonnes relations avec le président turc. Cela ne l'empêche pas d'être l'un des plus fervents partisans de la perspective européenne de son pays. Une perspective qui signifie que l'Albanie adhérera pleinement à un code de principes et de valeurs qui est contraire au révisionnisme. L'Europe est l'avenir des Balkans, pas la reconstruction de l'Empire ottoman. Et permettez-moi de réitérer notre satisfaction puisque la première conférence intergouvernementale de l'UE avec l'Albanie et la Macédoine du Nord a finalement eu lieu. En conclusion, ce qu'il faut voir, c'est comment aller de l'avant, sans nous lamenter, mais avec la volonté de redonner un rôle de « leader » à la Grèce.
JOURNALISTE : Demain, vous vous rendez à New York pour la semaine de haut niveau de l'Assemblée générale des Nations unies. Qu’attendez-vous de cette semaine ?
N. DENDIAS : La réunion à New York des hauts fonctionnaires de tous les Etats du monde est une occasion unique de contacts. En bref, en établissant au moins 30 contacts sur 5 jours, je vise deux objectifs principaux : Tout d'abord, discuter avec des amis et alliés traditionnels de l'évolution de la situation dans notre région élargie et des efforts déployés pour consolider la stabilité régionale, qu'ils partagent également. En même temps, ces contacts sont toujours une occasion de renforcer davantage les relations bilatérales. Je devrais rencontrer mes homologues européens, le secrétaire d'État américain lors du dîner transatlantique, ainsi que des homologues de pays tels que l'Égypte, la Jordanie, les Émirats arabes unis, l'Inde et l'Arménie. Deuxièmement, j'aurai l'occasion de rencontrer des homologues de pays avec lesquels nous avons encore peu de contacts, mais que nous souhaitons développer. Des pays africains comme le Mozambique, Madagascar, la Mauritanie, ainsi que des pays que j'ai visités comme le Rwanda et le Sénégal. Des pays d'Amérique latine et d'Asie, tels que les Philippines, Palau, la Jamaïque, la République dominicaine et l'Équateur. Avec ces pays, nous souhaitons ouvrir un nouveau chapitre de coopération, au niveau bilatéral et multilatéral, en signant des accords. Et, bien sûr, promouvoir nos candidatures auprès des organes de l'ONU. À savoir, un siège au Conseil de sécurité en 2025-2026, notre participation au Conseil des droits de l'homme en 2028-30, et la présidence de l'Assemblée générale en 2035.
JOURNALISTE : La guerre en Ukraine dure depuis presque sept mois et il n'y a aucun espoir de paix à l'horizon. Comment la communauté internationale doit-elle se comporter à l'égard de la Russie à partir de maintenant ?
N. DENDIAS : Sur la question de l'invasion russe en Ukraine, la Grèce a pris une position claire dès les premiers instants. Nous avons condamné fermement cette invasion, car elle est totalement contraire aux principes fondamentaux que nous défendons en tant que pays : le respect du droit international, de l'intégrité territoriale et de la souveraineté de tous les États. Nous avons participé à la formation d'un front solide au sein de l'UE sur la base de ces principes et nous avons mis en œuvre tous les trains de sanctions. Des sanctions qui, je tiens à le souligner, sont une réponse, mais qui ne sont pas dirigées contre le peuple russe, avec lequel nous avons des liens historiques et dont nous continuons à honorer la contribution à la culture européenne, à la littérature, à la poésie, à la musique et au théâtre. De toute évidence, en tant que communauté internationale, nous n'avons d'autre choix que de continuer à défendre ces principes alors que l'invasion russe se poursuit. En même temps, bien sûr, nous continuerons à souligner la nécessité pour la communauté internationale de s'opposer de la même manière la plus catégorique, avec la même voix claire et avec la même détermination à tout autre révisionnisme qui menace la paix et la stabilité.
JOURNALISTE : Vous avez déclaré il y a quelques jours que la Grèce « se réserve le droit d'exercer dans d'autres zones de son territoire » le droit d'étendre la zone côtière à 12 milles marins. Quel est votre plan à ce sujet ?
N. DENDIAS : En janvier 2021, j'ai eu l'honneur de proposer au Parlement grec, au nom du gouvernement, le projet de loi pour l'extension des eaux territoriales en mer Ionienne, jusqu'au Cap Ténare, à 12 milles marins. Il s'agit d'un projet de loi d'une importance historique, car pour la première fois depuis 1947, le Parlement a été invité à voter pour accroître la zone de souveraineté nationale, en exerçant un droit souverain en vertu de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. En effet, à l'article 1, paragraphe 2 de cette loi, notre pays indique clairement qu'il se réserve le droit d'exercer le droit correspondant dans d'autres zones du territoire également. Par conséquent, l'extension de la mer territoriale à 12 milles marins est un droit inaliénable découlant du droit international, que notre pays exercera en tout point et à tout moment de son choix, afin de défendre les intérêts nationaux.
September 17, 2022