Propos recueillis par le journaliste Makis Pollatos
JOURNALISTE : La visite de Mitsotakis à Washington et les entretiens avec le Président Trump ont-ils été finalement productifs ?
Ν. DENDIAS : Le critère pour juger de la réussite ou non d’une visite est lié à l’objectif qu’on s’est fixé à cet égard. Et en l’occurrence, l’objectif du Premier ministre était d’expliquer au Président Trump et à l’administration américaine la position grecque et de la rendre bien compréhensible. Et cela a été fait de la manière la plus claire et je dois vous dire qu’il n’y a eu aucune objection, mais par contre il y a eu de la compréhension à l’égard des positions grecques. Et cela est bien évident à travers une série de déclarations faites tant par le Secrétaire d’Etat, M. Pompeo que par le vice-Président des Etats-Unis, M. Pence. Comme vous le savez par ailleurs, le Président Trump est une personne tout à fait extravertie. S’il n’était pas d’accord avec la partie grecque, il le dirait ouvertement et même devant les caméras. Cela n’a pas été le cas ni en public, ni lors de l’entretien privé qui est, comme toujours, beaucoup plus substantiel. Par conséquent, je tiens à passer sur les critiques exercées concernant la visite du Premier ministre puisqu’il s’agit des critiques tout à fait injustifiées.
JOURNALISTE : Il y a eu même une caricature qui représente le Premier ministre en train de manger des popcorns alors que le Président Trump donnait une conférence de presse. Est-ce que cela vous a gêné ?
Ν. DENDIAS : Je comprends bien qu’une partie des médias tout comme l’opposition veulent minimiser l’importance de cette visite ou exercer de la critique à cet égard. Toutefois, ces questions ne s’y prêtent pas et il n’y a eu aucune raison de critiquer le Premier ministre. Ce dernier a présenté à l’administration américaine la position grecque. Et, comme je l’ai tout à l’heure affirmé, il y a eu de la compréhension à cet égard ce qui est extrêmement important. Et il ne s’agit pas d’une visite isolée. Cette visite s’intègre dans une série d’efforts plus générale déployés dans le cadre de la politique étrangère grecque, en vue de faire face de manière globale aux provocations turques.
JOURNALISTE : Est-ce que le Premier ministre a fait connaître à l’administration américaine la décision du gouvernement grec de réagir par tous les moyens face à une tentative éventuelle de la Turquie de franchir la ligne rouge ?
Ν. DENDIAS : Je peux vous assurer qu’il l’a fait de la manière la plus claire. Très clairement ! Et en peu de mots, car c’est ainsi que ce genre de choses sont rendues compréhensibles. Je voudrais toutefois ajouter qu’il m’est difficile de croire que la Turquie franchira la ligne rouge que nous avons rendue tout à fait compréhensible.
Quoi qu’il en soit, le Premier ministre grec a clairement indiqué à l’administration américaine et au Président Trump nos intentions et nos obligations constitutionnelles. Nous avons par ailleurs indiqué clairement notre décision à tous les acteurs, tels que la Russie mais aussi au S.G. des Nations Unies.
JOURNALISTE : Par cette ligne très claire entendez-vous l’éventuel envoi d’un navire de recherches turc, des bâtiments de guerre turcs ?
Ν. DENDIAS : Je ne voudrais pas faire une analyse des probabilités car à mon avis la Turquie aura la sagesse de ne pas procéder à ces actions. Je pense qu’il n’est pas dans l’intérêt de la Turquie de procéder à des actions qui provoqueront une instabilité totale dans la région. Quoi qu’il en soit, les actions qui ont été entreprises à ce jour, c’est-à-dire la signature des deux protocoles d’accord nuls et non avenus, ont été des facteurs très déstabilisateurs. Je pense qu’il sera utile pour la Turquie elle-même de ne pas poursuivre ce chemin.
JOURNALISTE : Avez-vous une feuille de route pour le dossier gréco-turc ? Avez-vous planifié les actions qui devront être entreprises en vue de désamorcer encore plus les tensions ?
Ν. DENDIAS : Tout le cadre de nos actions qui est élaboré sur la base d’un plan précis, est régi par des principes spécifiques. Tout d’abord, la Grèce maintient, sur le plan bilatéral, toujours ouverts les canaux de communication avec la Turquie. Le Premier ministre et moi personnellement nous l’avons à plusieurs reprises affirmé. Des consultations politiques entre les secrétaires généraux des deux ministères ont commencé vendredi à Ankara J’espère que tout ira bien.
JOURNALISTE : Les contacts exploratoires reprendront-ils par la suite ?
Ν. DENDIAS : Cela aura lieu si tout se passe bien avec les consultations politiques et il y a un cadre de compréhension. Quel est le cadre de compréhension ? Toutes les parties doivent respecter le droit international. Et le Premier ministre a été bien clair à cet égard. Si l’on ne se met pas d’accord sur cela, on pourra recourir aux juridictions internationales. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas entrer dans une logique qui consistera à exercer une politique de la canonnière. Cela pour nous n’est pas acceptable. Nous sommes donc en faveur de la légalité et du dialogue. Cela s’intègre dans le cadre bilatéral avec la Turquie à laquelle nous souhaitons tout ce qu’il y a de meilleur. Je le répète : nous voulons avoir un voisin prospère, une Turquie respectueuse des droits de l’homme et aspirant à un mode de vie européen, à une culture occidentale, une Turquie moderne. C’est cela que nous voulons. S’agissant des questions plus générales, la Grèce discute avec tous les pays de la région qui ont une perception commune à cet égard. Des liens fraternels unissent Chypre et la Grèce. Nous entretenons des relations amicales avec l’Egypte, nous nous entretenons avec les pays du Golfe qui respectent nos points de vue, c’est-à-dire les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite, le Koweït, entre autres, alors que je me rendrai au Bahreïn et en Oman dans les semaines à venir, ainsi qu’au Maroc la semaine prochaine. Nous nous entretiendrons également avec l’Algérie et la Tunisie. La Grèce parle avec tous les pays de la région, avec tous les pays de la Méditerranée.
La Turquie se trouve de plus en plus dans un état d’isolement par un grand nombre de pays. Et, cela dit, avec Israël nous avons une relation étroite, nous nous sommes à plusieurs reprises entretenus avec ce pays et le Premier ministre Netanyahu était venu ici lors de la signature de l’accord sur le gazoduc Est Med. Développer des relations axées sur la compréhension avec les Etats de la Méditerranée et du Golfe fait partie intégrante de notre planification plus élargie.
JOURNALISTE : Et la coopération avec la France ?
Ν. DENDIAS : Je pense que cette stratégie constitue une condition nécessaire à l’exercice de la politique étrangère grecque. Et je voudrais vraiment saluer l’attitude dont font preuve tous les partis qui comprennent que c’est ainsi qu’il faut procéder. Bien évidemment, il y a aussi la dimension européenne exprimée par l’UE dans son ensemble. Il y a les décisions des Conseils. Le vendredi à Bruxelles a été convoquée une réunion extraordinaire du Conseil des Affaires étrangères sur la question iranienne, alors que la question de la Libye a été également soulevée. Il existe aussi le cadre de nos relations bilatérales au sein de l’UE. Je pense que la présence de la France à la réunion tripartite +1, avec l’Italie en qualité d’observateur a été très importante. La France est la plus grande puissance militaire au sein de l’UE, elle est membre permanent du Conseil de sécurité et il ne faut pas aussi oublier qu’elle est une puissance nucléaire. Par conséquent, la présence de la France en Méditerranée orientale en tant que pays garant du droit international, est extrêmement importante. Et il faut créditer aussi la politique étrangère grecque de cela. Car c’est avec la Grèce que discute la France avant d’entreprendre toutes ces initiatives. Il ne faut pas oublier que c’était notre proposition d’organiser la rencontre au Caire en vue de montrer l’ampleur de la déstabilisation générale provoquée par les activités de la Turquie en Libye puisque cela ne concerne pas seulement la Grèce, mais aussi l’Egypte, Chypre et la Méditerranéen orientale. Mais l’organisation de la prochaine réunion en Crète revêt aussi une importance. Ce n’est pas par hasard qu’on a choisi la Crète au lieu de Corfou. Nous avons choisi d’organiser cette réunion en Grèce, sur l’île de la Crète pour des raisons évidentes.
JOURNALISTE : Par le communiqué de la réunion au Caire il parait que les pays participants s’alignent sur les positions du gouvernement grec…
Ν. DENDIAS : Ils vont même encore plus loin…
JOURNALISTE : Quels seront les prochains pas ? Qu’attend-on de l’ONU auprès de laquelle ont été soumis les deux accords entre la Turquie et la Libye ?
Ν. DENDIAS : Là aussi il y a une différence subtile : le fait que le parlement de la Libye a pris une décision explicite sur l’annulation des deux protocoles d’accord qui a été envoyée à la Ligue arabe. On parle plus de la non ratification de ces deux accords comme c’était le cas à ce jour. Le parlement libyen est allé encore plus loin en annulant les deux accords ! Par conséquent, les deux accords signés par le gouvernement de Tripoli sont privés de toute légitimité. Les Nations Unies doivent donc examiner cette question en faisant preuve de sérieux. Toutefois, cela dit, en pratique, il est évident que ces deux textes sont complètement inexistants, infondés et ne s’intègrent pas dans le cadre du droit international.
Il n’y a personne dans le monde qui puisse affirmer, à l’exception probablement de la Turquie, que ces textes sont de caractère contraignant pour deux pays et constituent des textes politiques.
JOURNALISTE : Certains de vos prédécesseurs critiquent même le fait que vous souriez tandis qu’ils reconnaissent à la Turquie des droits en parlant de sa ligne côtière. Que répondez-vous à ceux qui disent qu’il faut se partager le gâteau et qui soutiennent que les partenariats multilatéraux avec Israël, l’Egypte et autres pays contrarient la Turquie ?
Ν. DENDIAS : Je ne voudrais pas émettre des critiques concernant mes prédécesseurs. Chacun est libre d’exprimer son opinion. Et ça fait du bien de garder le sourire dans la vie. Vous savez, la société grecque a essuyé beaucoup d’épreuves et il ne faut pas donc cultiver le pessimisme au sein de la société car par ailleurs il n’y a aucune raison d’être pessimiste. Pour ce qui est maintenant du fond de la question : la Grèce ne met pas en place des partenariats qui vont à l’encontre de la Turquie et la Grèce ne veut pas isoler cette dernière. La Grèce ne veut pas priver la Turquie de ces droits légitimes conformément au droit international. C’est justement pourquoi nous parlons du droit international. Nous ne voulons pas priver la Turquie de ce qui lui appartient. Toutefois, nous n’acceptons pas que la Turquie nous prive de ce qui nous appartient. Et s’il y a des différends, qui ne portent pas bien évidemment sur des questions liées à notre souveraineté, nous pourrons en discuter. Le Premier ministre l’a bien affirmé. Et si nous ne pouvons pas régler nos différends, il y aussi les juridictions internationales auxquelles nous pourrons recourir, dans le cadre bien connu de tous. Ce qui ne peut pas être appliqué est le droit de la canonnière. La Turquie ne peut pas de manière unilatérale exercer des droits qui n’existent que dans son imagination. Nous ne nous réservons pas le droit d’exercer des droits qui n’existent que dans notre propre imagination. Et nous ne permettons pas aussi à la Turquie de le faire. Les choses sont simples.
JOURNALISTE : Si on se met d’accord avec la Turquie et on saisit la Cour internationale de la Haye ce sera-t-il de la question de la délimitation du plateau continental ou de la ZEE ?
Ν. DENDIAS : La Grèce n’accepte toujours qu’un seul différend avec la Turquie : le différend sur le plateau continental. Bien évidemment, au-dessus du plateau continental est la Zone économique exclusive et celle-ci ne coïncide pas complètement avec le plateau continental. La Turquie a ses propres points de vue à cet égard. Nous avons les nôtres et c’est pourquoi nous disons qu’il faut en discuter. Toutefois, et je le répète, la Grèce ne reconnait qu’un seul différend avec la Turquie. On ne peut pas constamment soumettre des questions à la table en créant des « zones grises » et discuter par conséquent de tout. Mais, quoi qu’il en soit, la Turquie doit exprimer ses points de vue de manière claire. Elle doit toutefois savoir qu’elle n’a aucun droit d’exercer une politique qui n’est pas conforme au droit international.
JOURNALISTE : S’il y a un besoin aussi urgent de nous procurer des avions de chasse pourquoi ne prévoit-on une ligne budgétaire pour les acquérir maintenant et doit-on attendre après 2024 ?
Ν. DENDIAS : Le premier et principal objectif du gouvernement grec est la prospérité de la société grecque. Cela comprend bien évidemment sa protection aussi. Toutefois, l’économie est un élément nécessaire. Mais le Premier ministre n’ a pas parlé de l’acquisition des avions F-35 mais de la participation de notre pays au programme des avions F-35 ce qui est encore plus important du point de vue économique car cela implique le transfert de savoir-faire à la Grèce et l’implantation d’installations de production en Grèce ainsi que la participation de l’industrie aéronautique grecque à la production de l’avion le plus sophistiqué qui existe actuellement sur la planète. Par conséquent, il s’agit d’une question plus complexe que l’on doit étudier. Cela pourrait nous intéresser non seulement en tant qu’élément de la politique de défense mais aussi en tant qu’élément de la politique économique. Par ailleurs, nous n’utilisons pas nos forces armées pour créer des problèmes dans la région et à d’autres pays. Nous avons recours à elles pour assurer la prospérité du peuple grec, de la société grecque et pour défendre nos droits constitutionnels. Rien de plus, rien de moins. Nous sommes un pays sérieux, un pays européen dans une région difficile dans laquelle nous sommes un facteur de stabilisation.
JOURNALISTE : Comment parviendrons-nous à bâtir de meilleurs ponts avec les Etats-Unis ? Le sous-Secrétaire d’Etat américain, M. Palmer viendra-t-il ici pour jouer le rôle de médiateur avec la Turquie ?
Ν. DENDIAS : Si M. Palmer vient, il sera le bienvenu. Lors de sa visite, le Premier ministre ne s’est pas seulement entretenu avec le Président Trump. L’ensemble de l’administration américaine a été présente lors des entretiens en signalant tout particulièrement – en ce qui nous concerne - la présence du vice-président M. Pence, du Secrétaire d’Etat, M. Pompeo et du conseiller à la sécurité nationale, M. O’Brien. Je voudrais signaler cela en tant que réponse à ceux qui ont affirmé que la visite du Premier ministre aux Etats-Unis était inutile ou non réussie. Cela dit, nous avons un bon accord avec les Etats-Unis, l’accord MDCA qui sera soumis dans les jours à venir au vote au sein du parlement. J’espère que tous voteront en faveur de cet accord car une discussion a été tenue sur ce sujet et personne n’a exprimé des objections quant à son utilité, à l’exception bien évidemment du Parti Communiste. L’accord MDCA constitue une extension de l’empreinte américaine en Grèce ainsi qu’un facteur de sauvegarde de la paix dans la région. Je répète que cet accord ne va pas à l’encontre de personne. Il s’agit d’un pas très important. Par ailleurs, la présence américaine en Grèce est permanente. Les Américains eux-mêmes ont affirmé qu’il y a un grand sous-marin de guerre américain à Souda, dans les eaux territoriales grecques. Et à l’heure actuelle il y aussi un autre navire de guerre américain dans les eaux territoriales grecques. Il y a bien une présence américaine en Grèce et les Américains y sont actifs. Et il est évident qu’ils agissent en faveur de la stabilité dans la région en dissuadant ceux qui essayent de déstabiliser la région, quels qu’ils soient ces derniers. Leur action ne va pas à l’encontre d’une partie en particulier. La Grèce est en faveur de la stabilité tout comme les Etats-Unis. Et c’est de cette manière qu’ils agissent en Egée, en Méditerranée orientale, dans la région élargie de notre intérêt.
JOURNALISTE : Je déduis de vos propos que si les Turcs décident de franchir le Rubicon, nous ne serons pas seuls mais nous aurons à nos côtés les Etats-Unis et la France. N’est-ce pas ?
Ν. DENDIAS : Je ne vais pas citer de noms. Il n’y aucune raison de le faire. Toutefois, je tiens à souligner la chose suivante : S’il est nécessaire, et j’espère que cela ne sera pas le cas, nous pouvons nous défendre tous seuls. Mais je vous dis en toute conviction que nous ne serons pas seuls. L’essentiel est que cela ne s’avère pas nécessaire pour que tout se passe bien dans notre région.
January 12, 2020