Propos recueillis par le journaliste Makis Pollato
Dans quelle mesure l’accord avec l’Italie sur la délimitation des zones maritimes a-t-il été difficile à atteindre et pourquoi l’avez-vous qualifié d’historique ?
Il est évident que le fait que 43 ans ont dû écouler pour parvenir à ce résultat atteste des difficultés qu’il y a eu à cet égard. De nombreux gouvernements grecs l’ont tenté et finalement l’accord a été conclu sous le gouvernement de Kyriakos Mitsotakis. Il y a eu un différend sur l’approche juridique qui entravait la conclusion de la négociation toutes ces années, mais je pense que finalement un accord exemplaire a été signé qui sauvegarde les intérêts grecs. Il s’agit d’un accord qui – comme je tiens à signaler – agrandit la Grèce.
Quelles sont les dispositions principales de l’accord ? Est-ce que la Grèce procédera à l’extension de ses eaux territoriales à 12 milles nautiques en mer ionienne immédiatement après la ratification de l’accord par le parlement hellénique ?
Cela a traditionnellement été et demeure le droit souverain du pays, de son gouvernement et du peuple grec. Le moment auquel nous exercerons ce droit sera choisi en fonction des paramètres plus généraux de l’exercice de notre politique. Toutefois, ce droit peut être potentiellement exercé à tout moment.
Même SYRIZA a qualifié d’évolution positive la signature de l’accord sur la délimitation des zones maritimes avec l’Italie. Est-ce que la diplomatie stratégique doit être une affaire nationale ?
La politique étrangère dans son ensemble doit être une affaire nationale. Bien évidemment, les différentes approches à l’égard de la stratégie sont légitimes, tandis que même la critique, lorsqu’elle est fondée et bienveillante, peut aider à faire des pas dans la bonne direction. En ce qui me concerne, j’ai toujours veillé – et c’est justement ce que je continuerai de faire – à tenir régulièrement au courant l’opposition, tout comme les partis de l’opposition, concernant les enjeux liés chaque fois à une question majeure de la politique étrangère. Par conséquent, je me réjouis de l’attitude de SYRIZA, tout comme de l’attitude des autres partis de l’opposition à l’égard de cette question, malgré le fait que quelques semaines plus tôt, certains d’entre eux ont succombé à la tentation d’adopter des positions fondées sur des fausses informations (fake news) concernant Evros.
Il y a eu aussi des accusations, telles que celles formulées par Nikos Kotzias, qui vous reproche d’avoir fait de l’Italie un « actionnaire » de la ZEE grecque, d’être convenu d’une influence limitée des îles et de ne pas avoir modifié les coordonnées de l’accord de 1977. Est-ce que les dispositions de l’accord pourraient être meilleures pour la Grèce ?
Tous ont droit à la critique, à la condition que celle-ci ne soit exercée pas avec mesquinerie et ne falsifie pas la réalité.
La délimitation a été effectuée sur la base du principe de la ligne médiane, qui, si l’on voit la carte, est une ligne brisée et non droite, alors que la Grèce obtient à certains endroits une superficie de la zone maritime légèrement plus large et à d’autres une superficie légèrement plus petite, ce qui est tout à fait normal dans ce genre d’accords.
La ligne de délimitation a été adaptée de la manière appropriée, en prenant en considération tant la présence de petits groupes d’îles du côté grec que la présence de lignes de base droites du côté italien.
Par conséquent, rien n’a été perdu. Il y a eu tout simplement un déplacement de part et d’autre à des endroits spécifiques. La question majeure est l’influence des îles ioniennes dans son ensemble, qui est pleinement sauvegardée, conformément au droit international sur la mer et définie d’une manière tout à fait favorable aux intérêts nationaux par l’accord sur la délimitation.
Par ailleurs, cette question technique à laquelle vous vous référez, porte sur un taux d’échange de part et d’autre de l’ordre de 0,0019% sur l’ensemble de la superficie de la zone maritime qui est délimitée.
La Grèce ne devrait pas rater cette occasion historique, comme cela s’est passé avec la Libye lorsque les zones maritimes avec ce pays n’ont pas pu être délimitées à cause du taux de 3,7% sur la superficie totale. Le comportement qui consiste à nier nos responsabilités et à éviter de signer des accords afin que personne n’ait rien à nous reprocher, n’est pas bon conseiller en politique étrangère.
Vous avez affirmé que le prochain pas à franchir serait la conclusion d’un accord sur les zones maritimes avec l’Egypte. Est-ce que la règle de la ligne médiane sera de nouveau suivie dans ce cas aussi ? Un protocole d’accord doit-il être signé avec Le Caire même sans reconnaitre pleinement l’influence de Castellorizo ?
Notre objectif est d’essayer de signer un accord avec l’Egypte en suivant le modèle d’accord conclu avec l’Italie, autrement dit un accord sur la base de la Convention de l’ONU sur le droit de la mer. La négociation avec l’Egypte n’est pas facile. Tout comme elle ne l’était pas avec l’Italie aussi. Le gouvernement grec exerce une diplomatie active et a réglé de manière positive une question qui aurait dû être réglée depuis plusieurs années. Notre objectif est de résoudre les questions en suspens sans les reporter indéfiniment. Bien évidemment, je serais injuste si je ne reconnaissais pas le travail de préparation accompli par le passé. Toute négociation a ses particularités. Il existe une volonté mutuelle, mais pas nécessairement des points de vue convergents. C’est pourquoi est menée la négociation pour que les parties aboutissent à un dénominateur commun, qui sera dans l’intérêt des deux parties. Quoi qu’il en soit, la pierre angulaire est le droit international sur la mer qui sauvegarde le droit des îles à avoir des zones maritimes de la même manière que les zones continentales, sans toutefois empêcher des dérogations au plein respect de la ligne médiane entre côtes se faisant face, dès lors que cela sera considéré comme étant dans l’intérêt général d’un pays.
J’espère que lors de ma visite en Egypte le 18 juin on fera encore un pas vers l’atteinte du résultat souhaitable.
Vous avez récemment affirmé que « l’on ne veut pas obtenir quelque chose qui appartient à la Turquie. On voudrait un voisin avec lequel on entretiendra des relations chaleureuses ». Comment pourrait-on éviter la crise lorsqu’Erdogan provoque et lance des menaces contre la Grèce en affirmant que cette dernière ne sait pas à qui elle s’en prend.
La Grèce est un pays qui ne revendique rien d’autre que ce qui lui est attribué sur la base du droit international qui nous confère le cadre approprié pour exercer nos droits.
C’est justement cela que nous faisons et nous continuerons de le faire. Nous ne revendiquons rien de la part de la Turquie, outre, bien évidemment, ce que prévoit le droit international. Par contre, c’est cette dernière qui formule constamment des revendications arbitraires et illégales. Par conséquent, c’est la Turquie et non nous qui provoque la crise et la tension. Comme je l’ai également affirmé par le passé, quiconque agit en fonction d’une logique révisionniste, exerce une politique expansionniste. Comme je l’ai affirmé par le passé, nous n’avons pas de frontières communes avec le Luxembourg. Nous avons des frontières communes avec un voisin souvent difficile, qui agit en fonction d’une logique révisionniste et exerce une politique expansionniste. Il est évident que nous voulons entretenir de bonnes relations avec la Turquie, tout comme avec tous les pays de la région. Une relation de coopération qui s’étendra à des domaines tels que le commerce, la civilisation, les échanges et les contacts entre les sociétés civiles de part et d’autre. Malheureusement, la Turquie en ce moment semble avoir des priorités différentes. Elle menace et fait du chantage afin d’obtenir par la force des concessions, ce qui n’est bien évidemment pas acceptable.
Votre déclaration dans laquelle vous avez affirmé qu’Erdogan est un homme politique chevronné qui ne commettra pas d’erreur, a fait beaucoup d’effet. Le gouvernement grec ne devrait-il pas menacer de réagir par la voie militaire dans le cas où la Turquie tenterait de mener de recherches dans la région du plateau continental grec ?
Le Président Erdogan est au pouvoir depuis 17 ans, soit en qualité de Premier ministre, soit en celle de Président, alors que dans le passé il a assumé les fonctions de maire d’Istanbul. Par conséquent, on parle d’une personnalité politique avec une grande expérience qui a les connaissances nécessaires à une évaluation correcte de différentes données. Et il sait très bien que la Grèce ne peut que réagir face à toute tentative de violation de ses droits. Comme je l’ai à plusieurs reprises affirmé par le passé, la Grèce est un pays pacifique, attaché au droit international qui cherche à coopérer avec tous les pays voisins. Elle ne cherche pas à faire monter la tension. Elle ne menace pas et ne fait pas de chantage. En outre, clarifier que la Grèce défendra sa souveraineté et les droits qui en découlent, ne constitue pas une menace, mais son droit inaliénable d’auto-défense qui est prévu par la Charte des Nations Unies. Outre cela, il est de notre devoir constitutionnel de défendre notre intégrité territoriale, la souveraineté et nos droits souverains sans concessions.
Lorsqu’Ankara enverra des navires de recherche au sud ou à l’est de la Crète, serons-nous seuls ou vous attendez-vous – au-delà des incitations par la voie diplomatique – à ce que les Etats-Unis ou la France interviennent ?
Si la Turquie tente de violer le plateau continental grec, il s’agira d’une escalade qualitative bien évidente et Ankara le sait. La diplomatie grecque a fait clairement savoir, dans toutes les directions, les positions et les lignes rouges du pays. De la même manière systématique, elle a développé des relations et des alliances puissantes avec une série d’Etats en Méditerranée orientale et dans la région élargie. Et je suis en position de vous assurer que tous nos interlocuteurs savent quelle est la partie qui fait preuve de retenue et de responsabilité et quelle est celle qui provoque de manière systématique, qui sape la stabilité et agit en dehors du cadre de la légalité. Par ailleurs, sont nombreux les pays qui ont exposé au grand public leurs positions, en rappelant à l’ordre la Turquie. En dépit de cela, nous serions naïfs et dangereux pour le pays si on comptait sur des tiers pour défendre nos propres droits et notre souveraineté nationale. La Grèce a toujours été et demeure, si besoin est, prête à défendre même toute seule ses droits souverains, comme l’impose son devoir. Mais je répète, elle ne sera pas seule.
« Nous pouvons soulever des questions mais tout simplement nous ne voulons pas alourdir le climat », avez-vous affirmé au sujet des négociations gréco-turques. Est-ce que l’on devrait changer de tactique en vue d’engager la Turquie sur la voie menant à un règlement judiciaire ?
Des questions en suspens existent et existeront toujours dans les relations internationales, même entre de bons voisins et amis. Par ailleurs, il est communément admis que dans la politique et la diplomatie le timing, le moment opportun est essentiel. Il y a en effet des questions que nous pourrions nous-aussi soulever à la Turquie. Il s’agit de questions qui, comme je l’ai déjà dit, découlent du Traité de Lausanne et du fait que ce dernier prévoit que la souveraineté de la Turquie ne s’étend que sur les îles situées jusqu’à 3 milles nautiques de sa côte ou même des questions découlant de la décision d’Ankara de construire une centrale nucléaire dans une région à forte sismicité. Il y a aussi des questions liées à la violation du Traité de Montreux, pour ne pas aussi aborder la question majeure des droits de l’homme. Quant à l’éventuel règlement par la voie judiciaire, que vous avez évoqué, tout le monde sait qu’un pays souverain ne peut pas se laisser entraîner devant un tribunal. Il doit s’y présenter volontairement, une fois qu’il est convenu de la question sur laquelle la juridiction sera appelée à statuer. Une tentative de ce genre a été entreprise par le passé mais la Turquie avait à la fin fait marche arrière.
Est-ce que le principe du « règlement équitable » de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer ainsi que l’évolution de la jurisprudence pourraient donner lieu à un jugement sur la délimitation du plateau continental ou de la ZEE en Egée ou en Méditerranée orientale rendu par la Cour internationale de La Haye qui pourrait conduire à un enfermement des îles grecques dans une région du plateau continental turc ou de la ZEE ?
Il serait complètement inadéquat d’évoquer des questions à caractère judiciaire, voire de commenter un jugement qui pourrait en théorie être rendu. Ce qui toutefois n’est pas théorique mais pleinement clair et sauvegardé est la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS) – qui reflète le droit coutumier et qui est par conséquent contraignant pour tous les Etats signataires ou non de ladite convention, et bien sûr la Cour de La Haye – qui prévoit que les îles possèdent, au-delà des eaux territoriales, un plateau continental ainsi que le droit à une ZEE. Probablement, la Turquie pense qu’une chose similaire à ce que vous demandez est valable. Bien évidemment, force est de rappeler que la Turquie non seulement ne fait pas partie de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, mais elle n’a même pas reconnu la juridiction de la Cour internationale de La Haye. C’est seulement dans le cas où la Turquie soumet une déclaration reconnaissant la juridiction de la Cour internationale ou elle conclut un accord commun avec la Grèce sur l’objet du recours, que la Cour de La Haye pourrait être saisie.
Est-il logique de notre part de penser que Castellorizo dont la superficie s’étend à peine à 9,2 kilomètres carrés pourra donner à la Grèce une superficie totale de 5 240 milles nautiques carrés dans une région maritime et sur une superficie sous-marine ?
Castellorizo, en tant qu’île habitée, a droit, sur la base du droit international de la mer, tant à un plateau continental qu’à une ZEE, indépendamment de sa taille. Le fait que l’île est d’une superficie limitée ne veut pas dire qu’elle n’a pas de droits. Le critère porte sur la mesure dans laquelle une île peut assurer la survie humaine et en l’espèce, cette île non seulement peut l’assurer mais la municipalité de Megisti comprend aussi les îles Ro et Stroggili qui sont également habitées et par conséquent elles ont droit à un plateau continental et à une ZEE.
Le droit international de la mer ne peut être interprété, ni appliqué à notre guise. Il comprend des règles bien spécifiques qui doivent être respectées par tous. La tentative de la Turquie d’imposer son point de vue, qui est de toute façon infondé et illégal, et de surcroît d’une manière aussi provocatrice, ne fait que l’exposer aux yeux de la communauté internationale.
Les menaces directes lancées par Tayyip Erdogan contre la Grèce lequel appelle cette dernière « à apprendre ses limites et à faire preuve de modération » pourraient-elles être le signe précurseur d’une crise dégénérée en incident grave, même au cours du mois de juillet ? Sommes-nous prêts à réagir si Ankara envoie des frégates ou des navires de recherche pour mener des travaux dans la région du plateau continental grec ?
Le discours agressif du Président de la Turquie mais aussi d’autres hauts fonctionnaires du pays voisin n’est pas une nouveauté. Toutefois, il ne revient pas à moi de commenter les choix verbaux des voisins ou leur motivation. Quoi qu’il en soit, la Grèce connait ses limites qui ne sont que les limites stipulées clairement par le droit international et la constitution. Je pense vraiment que la Turquie comprend bien qu’une escalade militaire avec notre pays n’est pas dans son intérêt. Toutefois, nous devons être prêts à défendre notre souveraineté nationale et nos droits souverains. J’espère que nous n’en arriverons pas là et j’œuvre dans ce sens. La Grèce est un pays pacifique et ne pense pas que l’escalade militaire soit un moyen de règlement de différends avec ses pays voisins.
Dans quelle mesure une désescalade des conflits en Libye est–elle envisageable ? Est-ce que l’intervention de l’Egypte pourrait contrebalancer l’implication de la Turquie dans la guerre civile ? Les grandes puissances interviendront-elles ou une déstabilisation pourrait-elle être provoquée dans toute la région, comme l’a montré l’incident avec les frégates turques qui ont expulsé l’hélicoptère grec ?
L’Egypte est le plus grand pays du monde arabe et un pays très important de notre région élargie. Je ne pourrais pas aussi ne pas évoquer l’attitude dont l’Egypte a fait preuve à l’égard de la question migratoire. Elle a pu contenir les flux sans rien demander en contrepartie, pas même un seul euro. Nous soulèverons la question d’une aide financière à l’Egypte par l’UE. Le plan visant à l’instauration de la paix du Président El-Sisi, qui est devenu une personnalité très importante dans le monde arabe et en Méditerranée, constitue une très bonne proposition qui peut servir de base pour l’atteinte d’une solution globale dans l’intérêt surtout du peuple libyen, ainsi que de la sécurité et de la stabilité dans la région de la Méditerranée de l’Est, dans le cadre mis en place par l’ONU et les conclusions de la conférence de Berlin. Le ministère des Affaires étrangères a officiellement exprimé le soutien de notre pays à cette initiative. En tant que voisin direct, la Grèce est prête à contribuer, par tout moyen disponible, au règlement pacifique de la crise. Par ailleurs, notre participation active à l’opération IRINI – dont nous assumerons bientôt le commandement opérationnel – atteste également de notre intention et de notre volonté de contribuer dans ce sens. Pour ce qui est de l’incident que vous avez évoqué, cela met en relief encore plus l’importance de l’intervention européenne visant à faire respecter l’embargo sur les armes en Libye, en application des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, ainsi que la nécessité pour l’UE de soutenir ses positions déclarées et la légalité.
Sinon, elle risque de perdre sa crédibilité avec toutes les conséquences que cela implique. L’intervention militaire turque en Libye enfreint les résolutions du Conseil de sécurité et tout concept de légalité, cette légalité que l’Europe doit protéger à travers l’opération qu’elle a décidé elle-même de lancer.
June 14, 2020