JOURNALISTE : Annonce de l'ouverture de Varosha et tentative de colonisation de Famagouste. Les nouvelles provocations turques sont accueillies avec tiédeur par des pays comme la Grande-Bretagne et l'Allemagne. Les réactions des Etats-Unis, de l'UE et des Nations Unies sont-elles suffisantes à l'heure où Tayyip Erdogan s’enhardit ?
N. DENDIAS : L'annonce de l'ouverture d'une partie de Varosha n'est pas seulement une nouvelle action illégale de la Turquie, qui viole et ignore de manière flagrante le droit international. Il s'agit d'une tentative organisée de changer radicalement le cadre de la résolution de la question chypriote. Dans le cadre d'une fédération bizonale bicommunautaire, Varosha fera partie de la communauté chypriote grecque.
Dès 1979, il existait un accord pour le retour des habitants légaux de la zone sous l'administration des Nations Unies, avant même que la question chypriote ne soit résolue. Les annonces turques donnent le coût de grâce pour cet accord et constituent également une insulte pour l’ONU.
Vous observez à juste titre que certains pays, comme la Grande-Bretagne au sein du Conseil de sécurité, et l'Allemagne au sein de l'UE, ont d'abord accueilli avec tiédeur les décisions condamnatoires du Conseil de sécurité de l'OHE et du Conseil de l'UE. Cependant, il y a deux éléments qualitatifs importants qu'il ne faut pas oublier. Les résolutions ont été prises par accord de tous les membres, aussi bien des 15 membres du Conseil de sécurité de l’ONU que des 27 États membres de l'UE.
Des pays qui ont peu en commun et beaucoup de choses qui les divisent, comme les États-Unis, la Russie, la Chine, l'Inde et la France, se sont mis d'accord pour condamner la Turquie, ce qui n'était jamais arrivé auparavant. Ce n'est pas un hasard. C’est le fruit d'efforts concertés de notre pays et de Chypre et constitue la preuve que les ouvertures que nous faisons portent leurs fruits. Ils montrent également que la Turquie tend à rompre définitivement avec la légalité internationale et qu'elle est désormais minoritaire.
JOURNALISTE : Pourquoi Erdogan choisit-il une rhétorique agressive envers Chypre ? Ankara travaillerait-elle sur des scénarios de type Crimée pour les territoires occupés ? La Turquie parle-t-elle de deux États séparés à Chypre en voulant rétablir la logique de la confédération ?
N. DENDIAS : Je ne peux pas spéculer sur les intentions turques. Mais une chose est claire : comme l'a souligné le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis au président turc, la Grèce rejette toute proposition qui ne s'inscrit pas dans le cadre fixé par les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, à savoir une fédération bicommunautaire et bizonale. La même position a été adoptée par tous les États membres de l’ONU, à la seule exception de la Turquie.
JOURNALISTE : Dans la mer Égée, on constate un déclin de la provocation turque, du moins en termes d'actions, car en paroles, il y a encore des provocations. Quelle est la raison de cette évolution ?
N. DENDIAS : Il est un fait qu'il y a eu une relative accalmie dans la mer Égée ces derniers mois, mais sans une absence totale de provocations. Mais il ne s'agit là que d'une évaluation superficielle de la situation. L'essentiel est qu'il existe un fossé entre les positions des deux pays. Cela est dû au fait que la Turquie refuse d'accepter le droit international, et en particulier le droit de la mer, comme base de résolution de tout différend.
Au lieu de cela, elle continue de se comporter selon des règles qui étaient en vigueur au XIXe siècle, menaçant notre pays de guerre si nous exerçons nos droits inaliénables. La Turquie souhaite appliquer ladite diplomatie de la canonnière.
Malheureusement, certains milieux en Turquie refusent d'accepter que nous vivions au XXIe siècle et que l’épopée des empires, y compris l'empire ottoman, est irréversiblement terminée. La Grèce, face à un pays comme la Turquie, tire sa force de ses alliances avec d'autres pays qui partagent les mêmes valeurs. Au niveau européen, avec les États-Unis, mais aussi avec les pays de la région. La politique que nous développons depuis deux ans, ainsi que l'épée de Damoclès européenne suspendue au-dessus de la Turquie si elle réitère son comportement transgressif, ont commencé à produire des résultats tangibles. La Turquie doit comprendre que toute escalade des provocations entraînera des coûts importants pour elle, tant sur le plan diplomatique que financier. A mon avis, les intérêts de la société turque sont une autre affaire.
JOURNALISTE : Un an après la crise avec les activités de forage du navire « Oruc Reis » à Kastelorizo, y a-t-il eu des moments où vous étiez même prêt pour une confrontation militaire avec la Turquie ? Quel a été le moment le plus difficile de l'été 2020 ?
N. DENDIAS : En ce qui concerne la première partie de votre question, ce n'est pas la Grèce qui a envoyé un navire de recherche sur le plateau continental grec littéralement entouré de navires de guerre. La Grèce reste attachée à la résolution pacifique des différends. Toutefois, contrairement à la Turquie, elle protégera ses droits, ainsi que sa souveraineté nationale, comme il se doit. Nous avons des limites, dont la Turquie est bien consciente. L'année 2020 a été difficile, avec des défis constants. A Evros, avec des milliers de violations, avec 400 survols et avec la sortie de l’ « Oruc Reis » en la Méditerranée orientale jusqu’à la fin novembre. C'était une crise permanente, qui exigeait vigilance et sang-froid. Espérons que ce scénario ne se répétera pas.
JOURNALISTE : La politique expansionniste de la Turquie en Méditerranée orientale a renforcé les alliances et les partenariats dormants de la Grèce avec les pays du Moyen-Orient et du Golfe. Quelles sont les prochains pas pour la diplomatie grecque dans la construction d'une compréhension honnête avec l'Égypte, Israël, les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite ?
N. DENDIAS : Permettez-moi de contester un mot que vous avez utilisé, l'adjectif « dormant ». La plupart des alliances qui ont été développées dans la région sont relativement récentes.
Par exemple, nous ne devons pas oublier que la Grèce a reconnu l'État d'Israël il y a seulement trois décennies, sous le gouvernement de Konstantinos Mitsotakis. Regardez où nous en sommes aujourd'hui dans nos relations bilatérales. Mais au-delà des relations très étroites que nous avons développées depuis deux ans avec l'Egypte et les Emirats Arabes Unis, pays que j'ai déjà visités plusieurs fois, mais aussi l'Arabie Saoudite et la Jordanie, je voudrais souligner les ouvertures que nous faisons au niveau régional. Par exemple, en signant un protocole de coopération avec la Ligue arabe, et j'espère en faire de même prochainement avec le Conseil de coopération du Golfe, dont j'ai visité le siège en avril dernier. L'expansion des relations avec l'Inde, un pays qui entretient des liens étroits avec des pays arabes tels que les Émirats arabes unis, revêt une importance particulière.
La visite du ministre indien des affaires étrangères à Athènes il y a un mois, la première en presque deux décennies, a été l'occasion de souligner l'engagement des deux pays en faveur du droit international et d'avoir un échange de vues très intéressant sur les défis mondiaux, y compris la Turquie, où il y a eu une convergence de vues. Ces relations se développent indépendamment des gouvernements. Il y a quelques jours, j'ai rencontré mon nouvel homologue israélien, Yair Lapid, il y a quelques jours. Outre la rencontre très cordiale que nous avons eue, permettez-moi de vous rappeler que ma visite en Israël était la première d'un ministre européen des affaires étrangères sous le nouveau gouvernement. Le développement des relations avec les pays de la région est basé sur un dénominateur commun : l'effort pour consolider la sécurité et la stabilité dans la région sur la base du droit international. Espérons que la Turquie adhérera également à ces valeurs.
JOURNALISTE : La possibilité d'étendre les eaux territoriales grecques à 12 miles nautiques est-elle envisagée ou a-t-elle été tacitement remise aux calendes grecques ?
N. DENDIAS : Le gouvernement Mitsotakis a été le premier à mettre en œuvre ce droit souverain, en augmentant la superficie de la Grèce pour la première fois depuis 1947. Ce droit est explicitement prévu par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, l’UNCLOS.
JOURNALISTE : Il semblerait que les contacts exploratoires avec la Turquie soient gelés. Est-ce la revendication turque de démilitarisation des îles, de limitation de la mer territoriale grecque et de la ZEE à une zone de six milles à partir des îles qui empêche la reprise des pourparlers ?
N. DENDIAS : En ce qui nous concerne, nous nous attendons à ce qu'Ankara propose de nouvelles dates pour le 63e tour, puisque le 62e tour avait eu lieu à Athènes en mars. S’agissant du fond de ces contacts informels et non contraignants, il est clair que la seule question abordée est la délimitation du plateau continental et de la zone économique exclusive en mer Égée et en Méditerranée orientale. Rien d'autre.
JOURNALISTE : Les relations gréco-américaines sont à un très bon niveau. Une visite officielle du Premier ministre grec aux États-Unis est-elle prévue prochainement ?
N. DENDIAS : Les relations bilatérales entre la Grèce et les États-Unis sont effectivement à leur point culminant. L'ancien secrétaire d'État américain Mike Pompeo a largement contribué à la réalisation de cet objectif. Les États-Unis considèrent la Grèce comme une oasis de paix et de sécurité dans la région au sens large et soutiennent notre rôle stabilisateur tant dans les Balkans qu'en Méditerranée orientale. Et bien sûr, je dois souligner que le secrétaire d'État américain lui-même, Anthony Blinken, a exhorté, il y a quelques semaines, le Sénat américain à ratifier l’UNCLOS.
Les contacts avec le nouveau gouvernement se poursuivent à tous les niveaux. Outre les contacts du Premier ministre Kyriakos Mitsotakis avec le président Joe Biden et les miens avec M. Blinken, j'ai récemment eu une conversation approfondie avec la sous-secrétaire d'État Victoria Nuland, qui a une connaissance approfondie des défis de la région.
Les contacts s'étendent également au Congrès. Il y a quelques semaines, j'ai eu une conférence téléphonique avec le président de la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, Gregory Meeks. Et bien sûr, le président de la Commission sénatoriale correspondante, Robert Menendez, devrait se rendre dans notre pays dans les prochaines semaines. Si les conditions sanitaires le permettent, je devrais me rendre à New York en septembre afin de participer à l'Assemblée générale des Nations unies, et un déplacement à Washington en octobre-novembre est également prévu, pour lequel nous sommes en consultation avec la partie américaine pour fixer une date.
JOURNALISTE : Quel bilan faites-vous de l'après-Merkel en Allemagne et en Europe ? Prévoyez-vous une amélioration des relations gréco-allemandes lorsque le nouveau gouvernement fédéral prendra le pouvoir ?
N. DENDIAS : Il est bien connu que nous avons une lecture différente de la situation actuelle sur plusieurs questions concernant notre région, à commencer par le traitement de la Turquie, mais aussi l'exportation de systèmes d’armement qui menacent de bouleverser l'équilibre des forces dans la région.
Mais d'un autre côté, l'Allemagne est le pays le plus fort économiquement au sein de l'Union européenne. Par conséquent, pour la Grèce, une coopération étroite et constructive avec Berlin, fondée sur des liens sincères de respect mutuel, est une priorité, quel que soit le gouvernement. C'est pourquoi nous cultivons des contacts avec les forces les plus importantes qui jouent un rôle dans les événements politiques d'aujourd'hui et peut-être de demain.
J'ai déjà rencontré à deux reprises le candidat à la chancellerie des chrétiens-démocrates (CDU/CSU), Armin Laschet. Nous avons également de nombreux contacts avec les membres dirigeants des Verts et du Parti social-démocrate (SPD). Il est vrai que certains partis de l'opposition actuelle sont plus enclins à écouter nos positions. Je vous rappelle toutefois que Manfred Weber, de l'Union chrétienne sociale (CSU) et chef du groupe parlementaire du Parti populaire européen au Parlement européen, a soutenu à plusieurs reprises les positions grecques et a condamné sans équivoque le comportement provocateur de la Turquie.
JOURNALISTE : Après la rencontre Biden-Poutine, les tensions avec la Russie semblent s'apaiser. Comment évoluent les relations gréco-russes ?
N. DENDIAS : Nous connaissons tous les liens étroits, historiques, religieux et culturels qui unissent la Grèce et la Russie. À commencer par la contribution de la Russie à la bataille de Navarin et, par extension, à la création de l'État grec. Nous sommes également tous conscients de la présence de longue date de l'hellénisme dans certaines parties de la Russie. Lors de ma rencontre avec mon homologue russe Sergei Lavrov à Sotchi en mai, nous sommes convenus de travailler pour renforcer encore ces liens. C'est un effort auquel la Diaspora, dont j'ai eu le plaisir de rencontrer les représentants sur les rives de la mer Noire, peut contribuer. De tous les voyages que j'ai faits, et il y en a beaucoup, celui-ci a été l'un des plus émouvants. La dernière visite d'un haut fonctionnaire grec dans la région remonte à l'époque du Premier ministre Konstantinos Mitsotakis, il y a trois décennies. Les expatriés que j'ai rencontrés ne demandaient qu'une seule chose : des enseignants grecs pour enseigner notre langue à leurs enfants.
August 1, 2021