Interview accordée par le ministre des Affaires étrangères, Nikos Dendias au journal Real News et au journaliste Giorgos Siadimas (22.05.2022)

JOURNALISTE : Est-ce que le flirt entre les Américains et les Turcs peut-il être gelé ainsi qu’un nouvel achat de F-16 par Ankara ? La Turquie a-t-elle été renforcée sur le plan géopolitique ?

N. DENDIAS : Monsieur Siadimas, comme je l'ai déjà souligné, dans le cadre de ma visite à Washington, j'ai eu l'occasion d'informer en détail mon homologue américain, M. Blinken, des défis auxquels la Grèce est actuellement confrontée dans la mer Égée et en Méditerranée orientale.

J'ai notamment évoqué l'augmentation des comportements transgressifs des Turcs. Ceci intervient à un moment historique où l'OTAN doit plus que jamais constituer une alliance indéfectible.

M. Blinken a été informé des provocations turques, des survols du territoire grec et notamment des zones habitées. J'ai présenté à mon interlocuteur des preuves irréfutables de la transgression turque, avec des cartes qui illustrent clairement ce qui se passe dans la mer Égée et en Méditerranée orientale.  Et comme on dit, une image vaut mille mots.

Dans le cas échéant, en ce qui concerne les survols en l'espace d'une journée, une image vaut 42 000 mots. Bien entendu, j'ai également fait référence au casus belli, ainsi qu'à l’ « accord turco-libyen » illégal et infondé. Dans le même contexte, la position de longue date de la Grèce consistant à promouvoir les relations bilatérales sur la base du droit international et en particulier du droit de la mer, principes auxquels les États-Unis adhèrent pleinement, a été réaffirmée.

Notre pays opère sur la base de principes et de valeurs non négociables, consolidant sa position non seulement vis-à-vis des États-Unis, mais aussi dans l'ensemble de la communauté internationale en tant qu'allié fiable qui respecte et applique les lois et les règles de l'ordre international.

Contrairement à la Turquie, qui est un partenaire indigne de confiance aux exigences déraisonnables et qui n'hésite pas parfois à enfreindre les règles dans son seul intérêt.  Je pense que cela est désormais clair pour les dirigeants américains, mais aussi pour l'ensemble de la scène politique américaine.

La Grèce fait partie de la solution et non du problème, contrairement à son voisin qui, avec ses tendances révisionnistes et son attitude ambiguë au sein de l'OTAN, remet en cause non seulement notre pays mais l'unité et l'avenir même de l'Alliance.

JOURNALISTE : Comment les Turcs vont-ils réagir après le voyage du Premier ministre grec aux Etats-Unis ? Pourraient-ils continuer leurs provocations ? Craignent-ils que nous ayons un été chaud ?

N. DENDIAS : Comme je l'ai déjà mentionné, la Turquie constitue un partenaire « particulier » au sein de l'OTAN. Malheureusement, la recrudescence des transgressions turques à l'encontre de notre pays s'inscrit dans le climat général de révisionnisme qui est actuellement une composante essentielle de la politique étrangère de la Turquie.

Elle met en danger non seulement la région de la Méditerranée orientale au sens large, mais aussi la nature même de l'ordre juridique international.

Pour notre part, nous avons clairement indiqué que le problème avec la Turquie ne concerne pas exclusivement les relations gréco-turques, mais principalement la manière dont une puissance révisionniste formule des revendications unilatérales à l'encontre de ses partenaires et alliés, en violant les principes fondamentaux du droit international.

En même temps, j'ai souligné à plusieurs reprises que notre position est fondée sur des principes. Elle n'est pas dirigée contre la société turque, dont une grande partie aspire à un avenir européen. Et elle embrasse les valeurs européennes. Nous espérons que la Turquie embrassera un jour ces valeurs.

Quoi qu'il en soit, la Grèce reste vigilante et renforce ses alliances et ses synergies, tout en confirmant son rôle de longue date en tant que facteur de stabilité et de sécurité dans la région élargie.

JOURNALISTE : A Washington, vous avez soulevé la question des survols et de la provocation turque, alors que le Premier ministre a également présenté la carte turque de la « patrie bleue ». Y a-t-il des engagements du côté américain ?

N. DENDIAS : Comme je l'ai dit, j'ai informé en détail mon homologue américain de toutes les actions provocatrices de la Turquie.

Notre rencontre, la deuxième en quelques mois, qui témoigne également de la relation qui s'est développée, s'est déroulée dans une excellente ambiance et nous sommes satisfaits des résultats. Mais permettez-moi de souligner qu'il ne m'appartient pas de faire référence à l'attitude des États-Unis sur une quelconque question.

Toutefois, la position des États-Unis à l'égard de la provocation turque et de la violation de nos droits souverains est une évidence.

Il y a eu plusieurs déclarations publiques sur cette question du côté américain.

Permettez-moi d'évoquer brièvement l'accord de coopération en matière de défense mutuelle et les lettres pertinentes des secrétaires d'État américains Pompeo et Blinken.
Permettez-moi également d'ajouter que l’accueil réservé par le Congrès au Premier ministre Kyriakos Mitsotakis parle de lui-même.

Ce fut un moment unique dans l'histoire de la Grèce moderne, et surtout pour ceux d'entre nous qui ont eu la chance d'y assister en personne, une expérience émouvante, révélatrice du niveau des relations entre les deux pays.

M. Siadimas, les relations de la Grèce avec les États-Unis ne doivent pas être considérées à la lumière d'une approche « axée sur la Turquie », car nous laissons alors l'arbre recouvrir la forêt.

Ces relations ont leur propre dynamique et que cela plaise ou non à la partie turque, c’est quelque chose qui ne nous concerne pas.

JOURNALISTE : Que cherche Erdogan avec son veto à l'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN ?

N. DENDIAS : Monsieur Siadimas, il n'est ni de ma compétence ni de mon intention d'interpréter les aspirations et les objectifs du pays voisin. Chaque État a le droit de choisir sa propre voie. Ce que je veux souligner, c'est que nous soutenons fortement cette décision souveraine de la Suède et de la Finlande. Ces pays ont fait leur choix en suivant les processus démocratiques appropriés. Il s'agit d'une réponse à l'invasion russe en Ukraine et à la menace qui pèse sur leur sécurité. Et, par extension, au détriment de la sécurité européenne.

Car, ne l'oublions pas, ce sont deux pays partenaires de la Grèce au sein de l'Union européenne, des pays profondément démocratiques et respectueux des principes du droit international. L'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN nous renforcera et augmentera notre sécurité commune.

En même temps, elle renforcera le groupe des pays démocratiques au sein de l'OTAN qui respectent le droit international et condamnent la menace ou l'usage de la force. Un groupe auquel appartient la grande majorité des Alliés, malheureusement à une exception près.

JOURNALISTE : La chute de Marioupol change la donne. Êtes-vous d'accord avec les évaluations des analystes internationaux selon lesquelles si la Russie occupe la partie sud de l'Ukraine, la guerre prendra fin ?

N. DENDIAS : Je pense que ce ne serait pas faire preuve de prudence que de faire des prédictions sur la durée et l'issue de la guerre en se basant sur des changements sur le terrain, aussi importants qu'ils puissent paraître.

Pour que la guerre prenne fin, il faut qu'il y ait une solution viable, et celle-ci ne peut être fondée sur la logique du fait militaire accompli, typique d'autres périodes de l'histoire humaine.

Une solution durable et viable ne peut être qu'une solution diplomatique, fruit du dialogue et respectant les principes fondamentaux du droit international, qui peut certainement être acceptée par la partie ukrainienne. Malheureusement, il semble toutefois que nous soyons encore loin d'une telle évolution. En tout état de cause, nous devons nous préparer même à un conflit durable, avec toutes les conséquences que cela aura tant pour l'Ukraine elle-même que l'Europe en général.

Et permettez-moi d’ajouter une autre chose. Comme je l'ai déjà dit, la position de la Grèce est une position de principe. Elle n'est pas dirigée contre la société russe. Une société qui a produit certains des plus grands écrivains, poètes et compositeurs. L'un d'entre eux, le plus grand poète russe, Pouchkine, était un fervent partisan de la révolution grecque et avait assisté à une réunion de la Filiki Etaireia à son siège historique d'Odessa.

JOURNALISTE : Vous avez également parlé de l'énergie. Notre pays peut-il devenir une plaque tournante pour le transport de gaz naturel vers le reste de l'Europe ?

N. DENDIAS : Notre pays, M. Siadimas, n'a pas seulement le potentiel pour devenir un centre énergétique régional. Il travaille systématiquement et, si je puis dire, efficacement dans cette direction, à travers un réseau d'infrastructures stratégiques qui ont été construites ou sont en cours de construction. Souvent en coopération avec d'autres pays de la région, toujours sur la base des principes du droit international. Je pourrais citer ici, à titre d'exemple, la station de gaz liquéfié de Revithoussa, le terminal flottant d'Alexandroupolis - avec la participation de nos pays voisins comme la Bulgarie, la Serbie et la Macédoine du Nord - dont la construction a été récemment inaugurée par le Premier ministre, le gazoduc TAP, les gazoducs d'interconnexion avec la Bulgarie (IGB) et la Macédoine du Nord, le gazoduc East-Med, l'interconnecteur Euro-Asia entre la Grèce, Chypre et Israël et l'interconnecteur Euro-Africa entre la Grèce et l'Égypte.

Il s'agit de projets qui renforcent de manière décisive l'empreinte et le rôle géopolitiques de la Grèce. En particulier dans le contexte du besoin urgent de découplage énergétique de l'Europe par rapport à la Russie. Et cela a été reconnu par mon homologue américain, Antony Blinken, lors de notre rencontre à Washington, où les questions énergétiques ont été abordées en détail.

JOURNALISTE : Kyriakos Mitsotakis a clairement fait savoir à la Maison Blanche qu'il n'acceptera pas deux Etats séparés pour la solution de Chypre, Joe Biden ayant même applaudi. Y a-t-il des évolutions à cet égard ?

N. DENDIAS : Je voudrais ajouter que le Premier ministre s’est référé au cadre de résolution du problème chypriote dans son discours devant le Congrès américain. Une référence, qui a été accueillie par des applaudissements. Ladite solution à deux États, qui sort du cadre des résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, n'est pas quelque chose que nous, Grecs, sommes les seuls à rejeter. Elle est catégoriquement rejetée par l'ensemble de la communauté internationale. D’ailleurs, il y a quelques jours, la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères a clairement réaffirmé que la position de son pays n'avait pas changé, malgré diverses rumeurs, apparemment sans fondement.

En ce qui concerne les développements possibles, ils existent malheureusement, mais, une fois de plus, la Turquie et la communauté chypriote turque vont dans la direction opposée, et il y a des indications selon lesquelles les travaux ont repris à Varosha. Si elle se confirme, cette évolution éloigne encore davantage la perspective d'une solution juste et viable et constitue certainement une violation claire des résolutions 550 et 789 du Conseil de sécurité.

May 22, 2022