Interview accordée par le ministre des Affaires étrangères Nikos Dendias au journal « To Vima » et à la journaliste Alexandra Fotaki (16.10.2022)

JOURNALISTE : L'escalade de la tension de la part de la Turquie est-elle un stratagème préélectoral ou une menace réaliste ? Quelles mesures prenez-vous et quelle est la coordination entre le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Défense ?

N. DENDIAS : L'escalade de la rhétorique du côté turc, comme je l'ai souligné dans le passé, a atteint des niveaux sans précédent. Nous assistons également à l'instrumentalisation de la question migratoire et aux efforts constants pour salir l'image de notre pays par la diffusion constante de fausses nouvelles. Je crains qu'à l'approche des élections turques, la tension ne diminue pas et que le risque d'un accident ou d'une provocation délibérée augmente. C'est pourquoi la vigilance, l'alerte, l'unité et le calme sont nécessaires. Face à l'escalade de la menace, la Grèce se protège. Sur le plan diplomatique, j'ai entrepris de tenir informés les amis et les alliés, ainsi que de renforcer le réseau de relations que nous avons établi. Il est important de s'assurer de la compréhension et du soutien de nos positions, qui sont des positions d'application du droit international. En ce qui concerne la coopération avec le ministère de la défense, elle est excellente et constante au niveau des ministres et des autres acteurs. Je rappelle, entre autres, que nous avons créé un bureau indépendant de diplomatie de défense au sein du ministère des Affaires étrangères, composé de personnel militaire des trois branches des forces armées, afin de disposer d'une information constante et claire sur la situation sur le terrain.

JOURNALISTE : La Turquie tente de se justifier en invoquant les traités de Lausanne et de Paris. Dans vos contacts, comment les alliés et les partenaires font-ils face à la montée de la rhétorique turque ? Y a-t-il une volonté de prendre des initiatives de médiation ?

N. DENDIAS : Permettez-moi de commencer par le dernier point de votre question. Il y aurait une possibilité de médiation si la partie turque était prête à nous parler et s'il n'y avait pas de canaux de communication directs. Il existe de nombreuses possibilités de contacts bilatéraux à tous les niveaux. Le problème est que l'attitude de la partie turque les rend difficiles. Dans le même temps, la Turquie, avec sa rhétorique agressive générale et les expressions impensables de ses représentants gouvernementaux à l'encontre de la Grèce, compromet la création d'un climat qui permettrait un dialogue constructif sur la base du droit international. J'espère que cela va changer. En ce qui concerne les traités de Lausanne et de Paris, que la Turquie invoque ad nauseam, prétendant que la Grèce les viole, nous avons veillé à maintenir des contacts avec toutes les parties aux deux traités. Précisément pour faire valoir nos positions. Par exemple, le Japon, que j'ai visité en avril, est partie au traité de Lausanne. La Pologne, que j'ai visitée il y a quelques jours, est signataire du traité de Paris. Aucun de nos contacts ne se fait par hasard. Il s'inscrit dans une stratégie plus large. Et je dois souligner que la compréhension de nos partenaires se confirme et que leurs positions publiques reflètent désormais la nécessité d'appliquer le droit international, l'acquis européen et le bon sens. L'exemple le plus récent est l'attitude de l'Allemagne, ainsi que celle de la Grande-Bretagne. Je pense que c'est précisément cet alignement sur des positions que la Turquie ne partage pas, ainsi que la revalorisation du rôle de notre pays dans la région élargie au cours des trois dernières années, qui provoquent l'irritation du pays voisin. Il est également utile que la Turquie prenne conscience qu'il est dans son intérêt d'avoir un voisin amical et fiable qui appartient à la même alliance, mais aussi à l'UE. Elle devrait également comprendre que, tout comme nous ne revendiquons pas un pouce de son territoire, nous exigeons la même chose d'elle. Notre différend peut être résolu dans le cadre du droit international et du droit international de la mer.

JOURNALISTE : Pensez-vous qu'il est possible que l'UE impose des sanctions à la Turquie, à la fois pour son attitude vis-à-vis de la Russie, mais aussi dans un second temps en relation avec les relations gréco-turques ? L'extension des eaux territoriales au sud et à l'est de la Crète est-elle une question sur la table ?

N. DENDIAS : En ce qui concerne les relations gréco-turques, les conclusions du Conseil européen de mars 2021, qui font référence à la prise de mesures contre la Turquie en cas de rechute, restent valables. Tant notre pays que les institutions européennes, comme la Commission, qui publie chaque année le rapport de suivi des pays candidats, surveillent de près le comportement de la Turquie. En ce qui concerne les relations avec la Russie, il va sans dire que si des entreprises turques ont des relations avec des entités russes qui ont été sanctionnées, cela devrait être examiné et les mesures nécessaires devraient être prises. La Turquie ne peut pas servir de voie de contournement pour les exportations et les importations russes de biens ou de services sanctionnés. En ce qui concerne la question de l'extension des eaux territoriales au sud et à l'est de la Crète, qui fait l'objet de nombreux débats, nous avons pris position sur cette question à plusieurs reprises. L'extension de la mer territoriale aura lieu lorsque le gouvernement considérera qu'elle est dans l'intérêt national. Bien entendu, l'extension doit être précédée de travaux techniques préparatoires, tels que le tracé des lignes de base droites et la fermeture des baies, travaux préparatoires qui sont en voie de parachèvement. Toutefois, ce travail préparatoire n'est pas en soi un précurseur d'autres développements. Nous avons souligné que ces travaux préparatoires ont commencé en Crète afin que, lorsque le gouvernement le jugera opportun - et j'insiste sur ce point - il ait la possibilité d'étendre les eaux territoriales.

JOURNALISTE : Nouveau protocole d’accord turco-libyen sur les hydrocarbures. Y a-t-il eu une quelconque négligence de la part d'Athènes ? De quoi avez-vous discuté concernant les développements en Libye, en Égypte ?


N. DENDIAS : Il n'y a pas eu de « négligence » en ce qui concerne la signature du « protocole d’accord ». Nous savions que la Turquie tentait à chaque occasion d' « activer » le « protocole d’accord » illégal, invalide et sans fondement de 2019. Cette possibilité et le risque associé d'une déstabilisation accrue de la Libye, ainsi que de la région élargie, ont été évoqués à plusieurs reprises avec nos interlocuteurs égyptiens, français, allemands, américains et autres. Et bien sûr, nous l'avions également évoqué avec nos interlocuteurs libyens. Je vous rappelle que quelques heures après l'annonce, le « mémorandum » a été condamné par le Parlement libyen et la majorité du Haut Conseil. Et bien sûr, l'UE, les États-Unis, l'Égypte, Chypre, puis l'Allemagne, le Royaume-Uni, la France, etc. ont réagi immédiatement et bruyamment. Cela n'aurait pas pu se produire s'il n'y avait pas eu de travail préparatoire avec les alliés et les partenaires sur la question libyenne, et à long terme. En outre, le protocole d’accord signé avec la partie turque est contraire à l'accord du Forum de dialogue politique libyen, car le gouvernement de transition n'a pas le droit de conclure des accords qui engagent le pays sur le plan international. Nos relations avec l'Égypte sont plus que stratégiques. Elles sont vitales pour notre pays. Ce n'est pas un hasard si, au cours de mes trois années en tant que ministre des Affaires étrangères, je me suis rendu au Caire à 12 reprises et si je ne manque pas une occasion pour rencontrer mon homologue égyptien Sameh Shoukry. Au Caire, nous avons discuté de l'approfondissement de nos relations bilatérales. Il y a eu une totale convergence de vues sur l'évolution de la situation en Libye et il a été décidé de poursuivre la coordination à tous les niveaux. Les deux parties ont également souligné l'importance de l'accord sur la délimitation de la ZEE entre la Grèce et l'Égypte, ainsi que l'engagement commun à la protéger.

JOURNALISTE : Invasion russe de l'Ukraine. Quelles initiatives Athènes prend-elle pour relever les défis auxquels elle est confrontée dans la guerre ? Que prévoyez-vous pour l'évolution de la situation et quel sera le rôle de la Grèce ?

N. DENDIAS : Tout d'abord, je voudrais dire que j'ai l'intention de me rendre à Kiev très prochainement, si les conditions sur place le permettent. Ce sera ma troisième visite en Ukraine depuis le début de la guerre, puisque j'ai déjà visité Odessa deux fois. Cette visite marque notre plein attachement au principe du respect de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de l'Ukraine et de tous les États en général. La Grèce considère le droit international comme un principe fondamental. En ce qui concerne l'invasion russe en Ukraine, elle maintient une position de principe. Dans ce contexte, nous condamnons l'annexion illégale du territoire ukrainien par la Russie. Notre principale préoccupation est la protection de la communauté grecque, dont une grande partie vit dans des zones sous occupation russe et donc inaccessibles, du moins pour le moment. Nous espérons, à la première occasion, pouvoir offrir notre aide aux membres de la diaspora grecque qui se trouvent encore sur le territoire ukrainien. Et, bien sûr, nous continuerons à demander justice pour tout crime de guerre commis. En ce qui concerne les conséquences de la guerre, comme vous le savez, le gouvernement Mitsotakis, avec d'autres gouvernements européens, a présenté un certain nombre de propositions concernant l'énergie, propositions qui, nous l'espérons, seront discutées lors du prochain Conseil européen. Enfin, en ce qui concerne les perspectives de la guerre, personne ne peut malheureusement faire de prédictions sûres. Compte tenu de la « saison des boues », la guerre entre dans une nouvelle phase, celle d'une guerre d'usure, où chaque partie continuera à chercher à épuiser son adversaire. L'élément particulièrement inquiétant, que nous avons malheureusement constaté la semaine dernière, est le ciblage de cibles civiles dans les villes et la menace immédiate qui pèse sur la population civile.

October 16, 2022