Interview accordée par le ministre des Affaires étrangères Nikos Dendias au journal « To Vima tis Kyriakis » et au journaliste Angelos Athanassopoulos (10.10.2021)

JOURNALISTE : Dans quelques jours, vous vous rendrez à Washington pour signer une nouvelle révision de l'accord de défense gréco-américain (MDCA). Qu'est-ce qui a changé par rapport à la précédente révision en 2019 ?

N. DENDIAS : Je me rends à Washington pour rencontrer mon homologue américain Anthony Blinken et pour le lancement du dialogue stratégique. Dans ce contexte, la signature du deuxième protocole d'amendement à l'accord MDCA est attendue. Au cours des deux dernières années, trois changements majeurs ont rendu impérative la révision de l'accord que j'ai signé il y a deux ans. Premièrement, notre relation stratégique avec les États-Unis est passée à un autre niveau. Elle est à son point culminant. Le nouvel accord est le couronnement de cette relation unique - qui est à son tour complétée par les relations que nous avons développées avec nos voisins du nord, les pays du Moyen-Orient et les pays européens comme la France. Et il y en a d'autres à venir. Deuxièmement, l'environnement sécuritaire dans notre région a radicalement changé. Malheureusement, la Turquie fait de la provocation presque quotidiennement. N'oublions pas non plus les événements d'Evros et l’« Oruc Reis ». Et bien sûr, la menace de guerre demeure, la Turquie disposant de la plus grande flotte de débarquement en Méditerranée face aux îles de la mer Égée. Troisièmement, l'empreinte stratégique et militaire américaine est en cours de transformation et de transfert. Les États-Unis investissent désormais dans une présence temporaire sur le territoire d'autres États, et non dans des bases permanentes, comme c'était le cas au cours des décennies précédentes. Dans le même temps, ils prennent leurs distances avec l'Europe. Le centre de leur intérêt est l'Indopacifique, comme le révèle le récent accord avec l'Australie et la Grande-Bretagne. Les pays européens sont désormais prêts à payer pour maintenir la présence américaine sur leur territoire. La Grèce est l'exception à cette tendance, ce qui indique, s'il en est, l'intérêt américain pour la position stratégique de notre pays et le rôle stabilisateur que nous jouons dans la région élargie.

JOURNALISTE : Nous avons entendu que la partie américaine a initialement soumis une liste de plus de 20 sites. Cependant, les Américains ont fait marche arrière et même Skyros, pour laquelle il y avait des espoirs, ne fait pas partie des sites. Qu’en est-il finalement ?

N. DENDIAS : Permettez-moi de ne pas commenter la position américaine. En effet, la négociation a été difficile. De notre côté, il y a eu une coopération harmonieuse entre les ministères des Affaires étrangères et de la Défense nationale. Les ministères américains respectifs constituent eux-mêmes deux énormes mécanismes bureaucratiques, avec leurs propres priorités et des positions qui peuvent changer. Finalement, un résultat qui est mutuellement bénéfique pour les deux parties a été atteint. Il y a eu des propositions du côté américain pour d'autres endroits, qui, semble-t-il, ne sont pas examinés à ce stade. Toutefois, puisque vous posez la question des sites, il convient de souligner que l'accord lui-même laisse ouverte la possibilité d'ajouter d'autres sites à l'avenir. Ce que nous retenons finalement, c'est le résultat, du moins tel qu'il apparaît jusqu'à présent, à savoir la sélection de quatre nouveaux sites militaires. Cette option accroît l'empreinte stratégique et militaire américaine dans notre pays et vient s'ajouter aux autres accords que nous avons conclus ces deux dernières années afin de protéger la Grèce contre tout type de menace extérieure. Mais les endroits eux-mêmes ont leur propre signification. L'un des sites se trouve près de la frontière terrestre avec la Turquie. Compte tenu des événements survenus à Evros, il est inutile que je m'étende sur sa signification. Mais j'ajouterai deux autres éléments importants. Alexandroúpolis, avec la création d'un terminal flottant de gaz naturel liquéfié, est en train de devenir une plaque tournante énergétique pour les Balkans occidentaux, mais aussi pour la région élargie de l'Europe centrale et orientale, ce qui présente un intérêt particulier pour les États-Unis et l'UE. Le choix de l'emplacement est également lié à la possibilité de transporter et de stationner rapidement les forces américaines en Bulgarie et en Roumanie, en contournant le détroit. Les États-Unis reconnaissent la position stratégique de la Grèce et semblent avoir des doutes concernant la Turquie. Permettez-moi de vous rappeler que l'un des plus grands exercices militaires américains a eu lieu dans cette région. L'autre emplacement, dans les îles grecques, facilitera le renforcement de la présence et le déploiement rapide de la marine américaine et de la marine grecque en Méditerranée orientale. Les sites seront sous contrôle grec. Ils seront utilisés par les forces américaines et grecques. Ainsi, les investissements que la partie américaine fera constituent un avantage pour les deux pays. Et cela nous amène à la durée de l'accord. La partie américaine a demandé dès le départ que la durée soit de cinq ans, et ce afin d'offrir une perspective de stabilité et de libérer des fonds du Congrès pour moderniser les installations. Comme l'a souligné le Premier ministre, nous sommes en principe d’accord avec cette perspective. Je dois d'ailleurs rappeler que l'accord initial, en 1990, avait une durée de huit ans et qu'il a été renouvelé chaque année par tous les gouvernements depuis lors, sans exception et sans délai.

JOURNALISTE : Dans le passé, deux secrétaires d'État américains, Henry Kissinger et Mike Pompeo, avaient envoyé des lettres décrivant une sorte de « garantie » de l'intégrité territoriale et de la souveraineté de la Grèce. Cherchez-vous à obtenir le renouvellement de cette « garantie » ?

N. DENDIAS : Permettez-moi de faire deux remarques. Premièrement, la lettre de Kissinger, en réponse à une lettre du ministre grec des affaires étrangères de l'époque, Dimitris Bitsios, est toujours formellement en vigueur. Mais elle s’inscrit dans un contexte complètement différent, celui de la guerre froide, deux ans après l'invasion de Chypre. Elle ne constitue donc pas un critère de comparaison avec la situation actuelle. Deuxièmement, peut-être aussi à cause de la distance dans le temps, la lettre a pris des dimensions presque mythiques, qui ne se reflètent pas nécessairement dans le texte. La lettre de M. Pompeo, datée de janvier 2020, va beaucoup plus loin, puisqu'elle fait référence à la Grèce comme à un « allié clé » dans la région et à son « engagement à soutenir la prospérité, la sécurité et la démocratie de la Grèce ». Je ne peux pas entrer dans les détails du contenu de la lettre du Secrétaire d'État américain qui devrait accompagner le protocole d’accord et qui constituera effectivement un engagement politique unilatéral des États-Unis. Mais elle devrait contenir au moins trois points d'importance décisive, toujours sur la base du droit international.

JOURNALISTE : Les relations gréco-américaines ont connu un essor sans précédent ces dernières années. Athènes a des alliés très proches à Washington, notamment au Congrès. Toutefois, certains milieux estiment que malgré le flirt avec Moscou, la Turquie « ne doit pas être perdue ». Qu'en pensez-vous ?

N. DENDIAS : Le Congrès a au moins une longueur d'avance sur le gouvernement. Permettez-moi de rappeler la loi East Med de 2019 et le projet de loi sur la coopération en matière de défense, qui prévoit, entre autres, notre participation au programme des F-35. Dans le même temps, il s'est montré très critique à l'égard de la Turquie. L'exemple le plus récent est l'introduction d'un amendement visant à charger le département d'État de rédiger un rapport sur les « loups gris », une proposition qui a provoqué une forte réaction de la Turquie. Le sénateur Menendez joue un rôle décisif, mais pas seulement. À Washington, je rencontrerai à la fois des membres du Congrès et des membres de la diaspora grecque, qui jouent un rôle important dans la promotion de nos positions. Mais le fait est que des responsables des départements d'État et de la défense continuent de traiter la Turquie dans un esprit de « guerre froide », comme un contrepoids à la Russie, comme par exemple en Syrie et en Libye. Ils se fondent sur l'image d'un pays laïc et occidentalisé, tel qu'il était il y a deux décennies, sans tenir pleinement compte des changements radicaux qui ont eu lieu.

JOURNALISTE : Une autre série de contacts exploratoires a récemment eu lieu à Ankara. Je veux vous poser une question directe : est-ce que nous parlons juste pour parler aux Turcs ?

Ν. DENDIAS : Tant que la Turquie menace notre pays de guerre – ledit casus belli –, qu'elle dispose d'une énorme flotte de débarquement contre nous et exige que nous démilitarisions nos îles, tant qu'elle invoque un mémorandum illégal et invalide pour justifier ses actions, qu'elle promeut l'idéologie expansionniste de la « patrie bleue » et qu'elle ignore complètement les règles fondamentales du droit international, la possibilité d'un dialogue constructif est nulle, voire inexistante. Bien sûr, même dans ces circonstances, il est nécessaire de disposer d'un canal de communication. Ne serait-ce que pour éviter tout malentendu.

JOURNALISTE : Récemment, vous avez eu un épisode houleux avec Konstantinos Bogdanos. Ce député n'est plus membre du groupe parlementaire de la Nouvelle Démocratie, mais je pense que vous conviendrez avec moi que nous assistons à une résurgence inquiétante de l'extrême droite. Ayant également fait l'expérience de l'Aube dorée, quelle est votre position ?

N. DENDIAS : La Nouvelle Démocratie est séparée par un abîme politique, idéologique et de valeurs de l'Aube Dorée. Le gouvernement de la Nouvelle Démocratie et moi-même, en tant que ministre, avons affronté directement le groupuscule néonazi, avec le développement bien connu qui a suivi sur le plan de la justice. Je conviendrai avec vous, mais sans faire le moindre lien avec la déclaration de M. Bogdanos, qu'il y a eu récemment une résurgence d'activités illégales dans les milieux d'extrême droite par des imitateurs ou des branches d'Aube dorée, qui cherchent manifestement à exploiter l'insécurité causée à une partie de la population par la pandémie et la diffusion généralisée des théories du complot. Au-delà de la réaction des organes compétents de l'État, qui a déjà existé et qui, j'en suis sûr, continuera d'exister, il est un fait qu'il s'agit d'un défi auquel nous devons répondre globalement, en tant que système politique et en tant que société grecque. Comme je l'ai d’ailleurs déjà souligné, les Troupes d’assaut n'ont jamais été tolérées et ne le seront jamais dans notre pays. Et ceci est valable quelle que soit l’appellation.

October 10, 2021