Interview du ministre délégué aux Affaires étrangères Miltiadis Varvitsiotis, au site d'information allemand Zeit Online et au journaliste Zacharias Zacharakis (13.07.2022)

ZEIT ONLINE : M. Varvitsiotis, quelle est le risque d'une véritable confrontation militaire avec la Turquie au sujet des îles grecques ?

M. Varvitsiotis : La Turquie a intensifié sa rhétorique agressive à l'égard de notre pays et a considérablement accru ses revendications territoriales en mer Égée. Jusqu'en 2020, elle avait la prétention d'étendre sa propre ZEE en Méditerranée et d'acquérir ainsi le droit d'exploiter le sous-sol et le droit de pêche. Depuis 2021, cependant, la Turquie fait souvent référence au Mavi Vatan, c'est-à-dire à la soi-disant « patrie bleue » ou « patrie maritime ». Vous savez que le gouvernement d'Ankara prétend posséder la moitié de la mer Égée et que beaucoup de nos îles lui appartiennent et non à la Grèce. Mais ces opinions sont infondées et inacceptables.

ZEIT ONLINE : L'un des arguments de la Turquie est que, selon les traités internationaux, il ne devrait pas y avoir de présence militaire grecque sur certaines îles au large de ses côtes. Que dites-vous à ce sujet ?
M. Varvitsiotis : Bien sûr, notre armée est sur ces îles. Il ne saurait en être autrement. Il faut tenir compte du fait que nous sommes confrontés aux forces armées turques sur la rive opposée, avec plus d'un demi-million de soldats. Ce chiffre reste très élevé, malgré toutes les autres opérations auxquelles l'armée turque a participé ces dernières années, que ce soit en Irak, en Syrie ou ailleurs.

ZEIT ONLINE : Comment expliquez-vous le fait que la Turquie ait changé sa rhétorique de cette manière ?

M. Varvitsiotis : Sans aucun doute, l'avenir politique du président Recep Tayyip Erdoğan, qui cherchera à se faire réélire l'année prochaine, joue un rôle important. S’élever contre la Grèce est une tactique courante de nombreux politiciens turcs. Il convient également de noter que la Turquie d'aujourd'hui veut remodeler l'héritage du fondateur de l'État turc, Kemal Atatürk. Cela inclut, je le rappelle, le traité de Lausanne de 1923, qui a défini les frontières modernes de la Turquie. Le gouvernement actuel d'Ankara semble malheureusement croire que la Turquie ne peut exister dans ses frontières actuelles. Cependant, Erdoğan prend toute la politique turque en otage avec cet agenda révisionniste.

ZEIT ONLINE : S'agit-il de théâtre dans la scène électorale politique interne ou d'un réel danger ?

M. Varvitsiotis : N'oublions pas que la Turquie a mené un certain nombre d'opérations militaires dans un passé récent. En Syrie, elle contrôle désormais une zone d'environ 100 km au nord. Dans les zones kurdes du nord de l'Irak, elle a mené une opération très intensive et a mis des zones sous son contrôle. La Turquie est militairement active en Somalie, en Libye et dans le Caucase. Je vous rappelle, entre autres, qu'ils sont en train de construire un porte-avions. Il n'est cependant pas destiné à des opérations en Méditerranée, mais constitue une démonstration claire de la puissance militaire. Ces actions sont une cause légitime de préoccupation tant au niveau de l'UE que de l'OTAN.

ZEIT ONLINE : Que devrait-il se passer pour que ce conflit avec la Turquie se transforme en une véritable guerre avec la Grèce ?

M. Varvitsiotis : Cela dépend entièrement de la façon dont la Turquie se comporte. Nous ne voulons pas de cette guerre. Nous ne ferons rien qui puisse provoquer une guerre. Mais vous pouvez être sûrs que nous nous défendrons, quand et si nécessaire. Et le plus important : nous ne céderons à aucune demande déraisonnable de la Turquie. Mais personnellement, je ne demanderai pas la permission à la Turquie pour visiter une de nos îles. Cela a l’air d’une blague, mais c'est la réalité. Les fonctionnaires turcs se plaignent souvent du fait que des ministres grecs se rendent dans des îles grecques proches de notre frontière orientale. Ils sont même allés jusqu'à en accuser la Présidente de la République, Mme Katerina Sakellaropoulou. C'est absolument absurde et inacceptable.

ZEIT ONLINE : Comment réagissez-vous à ce comportement ?

M. Varvitsiotis : Tout d'abord, nous essayons d'attirer l'attention des gouvernements étrangers et l'intérêt de l'opinion publique internationale sur ce comportement provocateur d'Ankara, qui n'est pas conforme aux relations de bon voisinage. En outre, cette année, nous avons augmenté les dépenses d'armement, le budget s'élèvera à environ 4 % de notre PIB. Néanmoins, nous essayons de maintenir ouverts nos canaux de communication avec la Turquie. Je vous rappelle qu'il y a trois mois, le Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, a rencontré le président Erdoğan, mais quelques semaines plus tard, Erdoğan a déclaré qu'il ne lui parlerait plus. Nous ne suivons pas la tactique de la tension, mais nous continuons à garder la porte ouverte au dialogue, mais sans faire aucune concession à notre souveraineté territoriale.

ZEIT ONLINE : Pouvez-vous faire des concessions à la demande de retrait de l'armée grecque des îles ?

M. Varvitsiotis : Non. Je vous rappelle un dicton qui dit : je ne tuerai pas mon chien juste parce que le voisin aimerait marcher sur l'herbe de mon jardin.

ZEIT ONLINE : La Grèce tente d'empêcher la Turquie d'acquérir de nouveaux chasseurs F16 auprès des États-Unis. Dans les négociations pour l'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN, la Turquie s'est vu offrir cette perspective. Que pensez-vous de cela ?

M. Varvitsiotis : Nous n'avons pas essayé de l'empêcher. C'est le Congrès américain qui s'y est opposé, car la Turquie a acheté des systèmes d'armement de haut niveau à la Russie. Ses membres étaient favorables à l'arrêt de la fourniture d'armes par les États-Unis tant que la Turquie ne met pas hors service le système antimissile russe S400. Toutefois, nous parlons également avec l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne, en soulignant que les armes produites par des États amis ne devraient pas être dirigées contre un pays allié, comme la Grèce.

ZEIT ONLINE : Et comment ces Etats, et surtout le gouvernement fédéral allemand, réagissent-ils ?

M. Varvitsiotis : Nous n'avons toujours pas vu de changement, bien que nous le réclamions. Mais nous ne cesserons pas d'informer l’opinion publique allemande sur cette question litigieuse, bien sûr.

ZEIT ONLINE : Quelles armes l'Allemagne fournit-elle actuellement à la Turquie ?

M. Varvitsiotis : Il s'agit principalement de sous-marins technologiquement très avancés de la compagnie ThyssenKrupp. Il s'agit d'un modèle similaire à celui que possède notre propre marine et que nous avons acheté il y a déjà vingt ans. La Grèce était alors le premier pays à commander ces sous-marins et a donc cofinancé le développement, avant même la marine allemande. Aujourd'hui, la livraison de ces sous-marins à la Turquie accuse des retards importants, et aucun n'a encore été livré pour être utilisé.

ZEIT ONLINE : Qu'attendez-vous du gouvernement fédéral dans cette affaire ?

M. Varvitsiotis : Nous lui demandons de reconsidérer sa position sur la fourniture de systèmes d'armes allemands. Nous l'avions déjà demandé au gouvernement de l'ancienne chancelière Angela Merkel et nous réitérons cette demande aujourd'hui au gouvernement fédéral actuel. La réponse, cependant, est que cet accord commercial avait déjà été conclu avant la récente escalade des relations gréco-turques.

ZEIT ONLINE : L'une des principales raisons du différend avec la Turquie concerne les gisements de gaz en Méditerranée orientale. La Grèce a formé une alliance avec Chypre, Israël et l'Égypte pour extraire ces gisements. La Turquie ne devrait-elle pas faire partie de ce club depuis le début ?

M. Varvitsiotis : Tout d'abord, nous devons souligner que les gisements de gaz ont été découverts dans les ZEE d'autres États, et non de la Turquie. Il faut ajouter à cela que la Turquie n'a conclu d'accord sur les limites exactes de ses ZEE avec aucun de ses voisins méditerranéens. Cela montre que ses revendications sont exagérées.

ZEIT ONLINE : Ces gisements peuvent-ils être importants dans la crise actuelle du gaz ?

M. Varvitsiotis : Oui, bien sûr. Nous devons exploiter les gisements qui se trouvent dans notre voisinage. Mais je ne comprends vraiment pas pourquoi Chypre, Israël et l'Égypte devraient s'asseoir à la table avec la Turquie et se consulter alors que pas un seul mètre cube de ces champs ne se trouve dans la ZEE de la Turquie ?

ZEIT ONLINE : Quelle est donc la solution au conflit ?

M. Varvitsiotis : Un tribunal international pourrait rapidement clarifier cette question et définir les ZEE. Je crois fermement que lorsqu'on est en désaccord avec son voisin, on a recours à la justice. On ne déclenche pas une guerre.

ZEIT ONLINE : Quelle est la position de la Grèce ?

M. Varvitsiotis : Nous ne sommes pas impliqués dans l'extraction des champs de gaz au sud de Chypre, ils ne nous appartiennent pas. Il s'agit de mettre en œuvre le projet du pipeline EastMed, qui pourrait aller de la zone située au sud de Chypre à l'Italie en passant par la Crète et la Grèce. Ce serait la voie la plus sûre et la plus fiable pour le transport du gaz vers l'Europe. Pourquoi pensons-nous que la Turquie ne devrait pas être incluse dans cette coopération ? Parce que nous pensons qu'elle ne veut pas agir comme un pays de transport, mais comme un intermédiaire. La deuxième raison est que nous devrons réfléchir attentivement si, après l'expérience avec la Russie, nous voulons donner plus de pouvoir à un gouvernement révisionniste et autoritaire.

ZEIT ONLINE : La Grèce a opposé une résistance au sein de l'UE à l'extension des sanctions contre la Russie dans le transport du pétrole russe par voie maritime. Les pétroliers des armateurs grecs seraient gravement touchés. N'est-il pas temps de mettre un terme à cette résistance ?

M. Varvitsiotis : Si la proposition de la Commission européenne avait été acceptée, cela aurait été un grand cadeau pour le transport maritime chinois. Les pays du G7 n'ont pas non plus accepté cette proposition. C'est un grand avantage pour l'Europe de disposer d'une flotte de navires marchands aussi puissante. Les compagnies maritimes grecques en constituent la majeure partie, avec une part d'environ 60 %. Nous devons faire usage de cette force. Si nous ne comptons que sur la Chine pour le transport dans le commerce mondial, cela pourrait être dangereux. Nous observons également depuis un certain temps déjà que les chaînes d'approvisionnement internationales sont fortement perturbées par les mesures restrictives nationales prises par la Chine, notamment en raison des lockdowns.

ZEIT ONLINE : Mais les importations de pétrole russe finiront par s'arrêter. Cela est devenu clair pour tout le monde.

M. Varvitsiotis : Nous ne parlons pas seulement des importations vers l'Europe, mais aussi des exportations de la Russie vers des pays tiers qui sont effectuées par des navires européens et grecs. Nous provoquerions une paralysie de l'économie mondiale si nous arrêtions ce transport de pétrole. Cela conduirait à une crise économique mondiale.

ZEIT ONLINE : A votre avis, ne peut-il y avoir de sanctions contre la marine marchande grecque ?

M. Varvitsiotis : Cela irait à l'encontre de nos intérêts européens. La seule issue serait d'imposer un embargo mondial sur le transport du pétrole russe en général. Mais ce processus devrait impliquer autant d'États que possible en dehors de l'UE, ce qui aurait des conséquences encore plus graves pour l'économie mondiale.

July 13, 2022