Interview du ministre des Affaires étrangères Nikos Dendias au journal « Kathimerini tis Kyriakis » (17.04.2022)

Propos recueillis par le journaliste Vassilis Nedos

JOURNALISTE :  Combien de temps pensez-vous que la guerre en Ukraine va durer ? Y a-t-il des signes d'une solution diplomatique ?

N. DENDIAS : Permettez-moi de souligner, M. Nedos, que toute prédiction est hasardeuse. Ce qui est certain, c'est que la Grèce continuera à soutenir, en tant que principe fondamental, l'intégrité territoriale et la souveraineté de l'Ukraine. Que nous soyons proches ou non d'une solution diplomatique dépend des intentions de la Russie et de ce que l'Ukraine peut considérer comme acceptable. Bien sûr, les scènes d'horreur récemment révélées dans les banlieues de Kiev, que nous condamnons sans ambages, ne peuvent qu'aggraver le climat.

JOURNALISTE : Avez-vous peur que la guerre s'étende en dehors de l'Ukraine ? Êtes-vous inquiet de la réaction de la Russie si la Finlande ou la Suède optent pour l'OTAN ?

N. DENDIAS : Personne ne peut prédire les prochains mouvements de la partie russe. Théoriquement, même une éventuelle attaque sur Odessa pourrait être le déclencheur de l'extension des hostilités à d'autres pays. En ce qui concerne la possibilité pour la Suède et la Finlande de demander l'adhésion à l'OTAN, je veux être clair : Toute décision en ce sens relève du choix souverain de ces États. Ces deux pays sont nos partenaires au sein de l'UE, ils contribuent tous deux à la sécurité européenne et, bien entendu, s'ils choisissent de rejoindre l'OTAN, la Grèce n'a aucune raison de s'y opposer en principe. Contrairement à la Turquie, qui ne permet pas à l'Autriche et à Chypre de rejoindre l'OTAN, nous n'utilisons pas notre position au sein de l'OTAN pour promouvoir nos intérêts personnels.

JOURNALISTE : La question ukrainienne a déjà pris une dimension politique interne. Certains affirment que la Grèce a suffisamment soutenu l'Ukraine et devrait se montrer plus « prudente » à l'égard de la Russie…

N. DENDIAS : La Grèce a toujours eu des liens historiques avec la Russie. Elle a toujours pris soin de maintenir des canaux de communication avec elle, même lorsque nous appartenions à des « camps »géopolitiques différents. Le Premier ministre et moi-même avons fait des efforts pour rétablir et développer ces relations au cours des dernières années. Et dans une large mesure, nous y étions parvenus grâce à des contacts fréquents au niveau politique. En outre, la société grecque, comme toute l'Europe, entretient des liens culturels étroits avec la culture russe, particulièrement riche.  Dostoïevski, Tolstoï, Maïakovski, Tchaïkovski, Pouchkine, constituent un élément particulièrement important de la tradition culturelle de l'Europe.  

Toutefois, quant à savoir si nous devrions être plus « prudents », comme vous le dites, à l'égard de la Russie, permettez-moi d'inverser votre question. La Russie n’aurait-elle dû éviter de violer les principes sur lesquels le système de sécurité européen est fondé et qu'elle a prétendument défendus au fil du temps ?  En conclusion, la Grèce n'avait pas le choix, pas le choix du tout.  Elle a fait ce que les principes auxquels elle est attachée, les principes du droit international, les principes de la Charte des Nations unies, lui dictent : Le respect de la souveraineté, de l'indépendance et de l'intégrité territoriale des États. La Grèce condamne par principe toute invasion. Nous serions incohérents si, en défendant nos positions, par exemple sur la question chypriote, nous ne défendions pas les mêmes principes dans tous les cas. Par ses actions, la Russie ne nous a malheureusement pas laissé le choix. Le niveau des relations gréco-russes est le résultat des choix faits par le gouvernement russe, pas par notre pays.

JOURNALISTE : Comment la diaspora grecque sera-t-elle protégée ?

N. DENDIAS : Pour la Grèce, la protection des civils et la fourniture d'une aide humanitaire à la diaspora grecque de l’Ukraine constituent une priorité absolue, notamment dans les villes de la région côtière de la mer Noire,  telles que Marioupol et Odessa, où la diaspora grecque vit depuis des siècles. Ma récente visite à Odessa, une ville inextricablement liée à notre histoire, est une démonstration concrète de l'importance que nous attachons à la région.  Malheureusement, en ce qui concerne Marioupol, que j'ai visitée quelques semaines avant le début des hostilités, d'après les descriptions qui nous ont été transmises notamment par notre Consul général, le dernier diplomate européen dans la ville, la situation est tragique et la ville a pratiquement cessé d'exister.  Bien évidemment, nous ne sommes pas autorisés à nous y rendre afin de ne pas constater par nous-mêmes l'ampleur des destructions.  De même que nous n'avons pas été autorisés à y apporter de l'aide humanitaire, comme nous l'avons fait à Odessa.

Nous continuerons à soulever d'urgence la question de Marioupol dans tous les forums et à souligner que la perpétration de crimes de guerre doit faire l'objet d'une enquête approfondie.  C'est pourquoi j'ai envoyé une lettre au Procureur général de la Cour pénale internationale pour lui demander d'enquêter sur la perpétration de crimes tant à Marioupol que dans les villages de Sartana et de Volnovaka, où, je vous le rappelle, au début de la guerre, des membres de notre diaspora ont été victimes de tirs aériens.  Cependant, les opérations d'évacuation de l'Ukraine se poursuivent sans interruption.

JOURNALISTE : En raison aussi de l’accord de coopération en matière de défense mutuelle, le MDCA, on peut déjà voir l'utilité des installations utilisées par les forces américaines. Au cours de la prochaine période, la coopération entre la Grèce et les États-Unis va-t-elle acquérir des caractéristiques plus substantielles ?

N. DENDIAS : Comme vous l'avez mentionné à juste titre, avec le transfert rapide des forces américaines pour renforcer l'aile orientale de l'OTAN à travers les installations grecques, l'importance particulière de la signature du deuxième amendement à l'accord de coopération de défense mutuelle (MDCA) entre la Grèce et les États-Unis est également prouvée dans la pratique.   Cela met une fois de plus en évidence le rôle décisif que joue notre pays dans la stabilité de la région élargie à un moment aussi critique, ce qui a d'ailleurs également été souligné par les responsables américains. Notre attente est de maintenir et de renforcer notre relation stratégique avec les États-Unis.  Dans ce contexte, une visite du Premier ministre à Washington est prévue, qui devrait avoir lieu prochainement.  En outre, la coopération avec les États-Unis dans le cadre du format « 3+1 » (Grèce, Israël, Chypre et États-Unis), dans le contexte duquel nous attendons la tenue d'une réunion des ministres des Affaires étrangères, peut-être dans les semaines à venir, contribuera à la planification d'actions conjointes visant à promouvoir la sécurité et la stabilité en Méditerranée orientale.  Et, bien sûr, nous ne devons pas sous-estimer l'importance que les États-Unis attachent au rôle moteur, comme ils le décrivent, et stabilisateur que nous jouons dans les Balkans occidentaux.

JOURNALISTE : L'objectif d'une indépendance énergétique totale vis-à-vis de la Russie est-il réaliste ? En effet, comme l'a dit Mme Nuland dans sa récente interview dans le journal Kathimerini, l'option prédominante pour le transport du gaz de la Méditerranée orientale vers l'Europe est-elle finalement le GNL ou la possibilité de construire des gazoducs reste-t-elle ouverte ?

N. DENDIAS : Aujourd'hui, la Grèce a la possibilité de jouer un rôle important dans les efforts de l'UE pour son indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.  Notre pays peut devenir une station régionale de transit de gaz.  Grâce aux installations de conversion du GNL à Revithoussa et Alexandroupoli (FSRU), mais aussi grâce aux gazoducs (TAP et IGB).  La possibilité d'exploiter des gisements est également envisagée, comme l'a récemment annoncé le Premier ministre.  Je vous rappelle toutefois que les propositions annoncées le mois dernier par la Commission européenne, qui visent à parvenir à l’indépendance de l’UE à l’égard des combustibles fossiles russes avant 2030, prévoient une augmentation des sources d'énergie renouvelables. Le domaine de la transition énergétique est une priorité essentielle pour notre pays et le gouvernement, et cette stratégie ne change pas.  En ce qui concerne votre deuxième question, le projet de gazoduc EastMed est toujours  «vivant », mais la décision finale concernant sa mise en œuvre sera prise sur la base de critères économiques et environnementaux.  Puisque vous avez fait référence à Mme Nuland, je voudrais souligner le soutien indéfectible des États-Unis à l'interconnexion électrique entre la Grèce, Chypre et Israël, l'Interconnecteur Euro-Asie, qui a exactement le même tracé que le pipeline Est-Med.

JOURNALISTE : Cette attitude de « neutralité habile » profite-t-elle finalement à la Turquie ?

N. DENDIAS : La politique étrangère grecque ne peut et ne doit pas être une pâle imitation de la politique étrangère turque. J'ai dit à plusieurs reprises que nous devions cesser d’axer notre politique sur la Turquie.  Historiquement, la Turquie a essayé de jouer le rôle d'une puissance « intermédiaire ».  Sa position géographique l'y aide.  Au contraire, la Grèce a réussi à faire partie intégrante d'un espace politique, culturel et de valeurs spécifique, beaucoup plus progressiste.   C'est notre grande réussite historique. Si nous tentons d’imiter la Turquie, nous deviendrons une pâle imitation de cette dernière et serons confrontés aux problèmes du manque de fiabilité sans aucun avantage.

À cette occasion, je voudrais également soulever une préoccupation plus générale.  Tous les pays démocratiques se sont opposés à l'invasion de l'Ukraine par la Russie et ont imposé à cette dernière des sanctions.  Les pratiques qui étaient acceptables au XIXe siècle, voire dans une partie du XXe siècle, sont dénoncées par le solide front des démocraties. Un contexte se forme dans lequel les récits révisionnistes, la remise en question des frontières, des traités internationaux, la menace ou l'usage de la force sont moralement délégitimés.   Ils ne sont plus considérés comme une simple dissonance gênante, mais comme ce qu'ils sont réellement : une menace sérieuse pour la paix et la sécurité internationales.  J'espère que tous les pays, y compris certainement la Turquie, comprendront cette nouvelle réalité internationale le plus rapidement possible.

JOURNALISTE : Que pensez-vous de la recrudescence des provocations turques dans la mer Égée ces derniers jours, en particulier de l'augmentation significative des survols des îles grecques, et ce pendant presque toute la semaine dernière ?

N. DENDIAS : Cette pratique est inacceptable et condamnable.   Nous avons vivement protesté auprès de la partie turque, tant à Athènes qu'à Ankara, en soulignant que toute violation de la souveraineté nationale et de l'intégrité territoriale constitue une violation flagrante du droit international.  Nous avons également souligné que ces actions ne sont pas conformes aux efforts de désescalade qui ont suivi la rencontre du Premier ministre avec le Président turc. Dans le même temps, nous soulignons qu'il n'y a pas deux poids et deux mesures pour les violations du droit international.

JOURNALISTE : Peut-il y avoir une coopération entre la Grèce et la Turquie en matière d'énergie ?

N. DENDIAS : J'ai dit à plusieurs reprises que nous sommes ouverts à la coopération et que nous n'en excluons aucun, à condition qu'ils acceptent le principe de réciprocité et qu'ils respectent le droit international et notamment le droit international de la mer.  La Turquie s'exclut des différents programmes de coopération en raison de son comportement et de ses violations continues du droit international.

JOURNALISTE : Êtes-vous inquiet de la possibilité que la crise ukrainienne s'étende aux Balkans occidentaux ?

N. DENDIAS : Déjà avant le début de la guerre en Ukraine, il y avait des foyers de déstabilisation dans la région.  En particulier en Bosnie-Herzégovine, où le scénario inquiétant d'une situation explosive n'est pas exclu. C'est un point sur lequel j'ai insisté auprès de tous mes interlocuteurs, tant dans la région que dans le reste du monde.  La Grèce n'a aucun intérêt particulier dans ce pays. Son intérêt ne porte que sur la consolidation de sa stabilité et de son unité.  Dans ce contexte, les tentatives de déstabilisation, de renaissance du nationalisme et de « retour au passé », souhaitées par des acteurs internes et externes, doivent être contrées.  La réponse à ces défis consiste à «aller de l'avant » en renforçant la perspective européenne de la région.   C'est la façon d'empêcher un retour au « passé balkanique », d'aider la région à rejeter les forces qui y sont actives et tentent d'exploiter tout vide pour promouvoir des idéologies extrêmes et mettre en œuvre des agendas déstabilisants.

Nous avons été à l'avant-garde du façonnement de la perspective européenne des Balkans occidentaux et nous continuons à travailler activement en prenant des initiatives à cet égard.  Une priorité immédiate est l'ouverture des négociations d'adhésion à l'UE avec l'Albanie et la Macédoine du Nord.  Dans le même temps, nous intensifions les contacts bilatéraux avec tous ces pays.  Dans ce contexte, j'ai l'intention de me rendre à nouveau dans les pays de la région.

JOURNALISTE : Vous avez été au Japon et en Inde. Y a-t-il la possibilité de développer des relations significatives avec ces pays et - surtout – y a-t-il des perspectives de durabilité dans votre effort diplomatique ?

N. DENDIAS : Monsieur Nedos, la question n'est pas de savoir s'il est possible de développer des relations avec ces pays, mais pourquoi nous les avons, au fil du temps, négligées, malgré ce que nous avons en commun.   Tout d'abord, tous deux sont des pays démocratiques qui respectent les mêmes principes que nous, comme le droit international et, en particulier, le droit de la mer.  

Tant l’Inde que le Japon ont ratifié et respectent pleinement la CNUDM.  En effet, le Japon, en tant que pays insulaire, est particulièrement conscient des défis auxquels nous sommes confrontés et, bien entendu, nos positions sont identiques. Ils jouent également un rôle particulièrement important dans les affaires internationales. Le Japon est la troisième plus grande économie du monde, l'Inde la sixième.  Le Japon, après des décennies d'introversion, exerce une politique étrangère active avec une présence bénéfique dans des endroits que nous n'aurions pas imaginés, comme les Balkans occidentaux. En effet, mon homologue japonais et moi-même sommes convenus d'explorer les perspectives de coopération pour stabiliser cette région.  Dans le même temps, le Japon a pris une position claire sur les développements en Ukraine, adoptant la même position que les pays occidentaux. L'Inde s'ouvre à la Méditerranée.

L'Inde est actuellement membre du Conseil de sécurité, le Japon le sera en 2023-24, juste avant la période pour laquelle la Grèce s'est portée candidate.  Enfin, en ce qui concerne le Japon en particulier, il ne faut pas perdre de vue qu'il est signataire du traité de Lausanne et qu'à ce titre, il constitue une barrière au révisionnisme et à toute tentative révisionniste.

April 17, 2022