Propos recueillis par le journaliste Vassilis Nedos
JOURNALISTE : Cinq mois se sont écoulés depuis l'invasion russe en Ukraine. Il n'y a aucun signe d'une fin rapide des hostilités. Dans le même temps, la pression s'accentue sur les citoyens européens. La Grèce a adopté une position claire. Mais y a-t-il des doutes ? Une rupture des relations avec la Russie pourrait-elle être à notre détriment ?
N. DENDIAS : Monsieur Nedos, je vous remercie pour cette question dont la réponse est claire. Nous devons comprendre que l'invasion russe de l'Ukraine a bouleversé le monde de l'après-guerre froide en Europe et plus largement. Nous sommes maintenant, malheureusement, confrontés à la création d'un nouveau « rideau de fer » divisant l'Europe, pour paraphraser la célèbre citation de Winston Churchill. La différence essentielle avec cette époque est qu'il ne s'agit pas d'un clivage idéologique, mais d'un clivage de principes et de valeurs. D'un côté, nous avons des pays qui adhèrent à des principes tels que le respect du droit international, l'intégrité territoriale et la souveraineté de tous les États, les droits de l'homme, la démocratie. Et d'autre part, des pays qui, bien sûr, n'adoptent pas ces positions ou adoptent une attitude ambivalente.
La position de la Grèce a été et reste claire. Nous ne négligeons pas les principes sur lesquels nous avons axé notre politique. Il en va de même pour tous les États membres de l'UE, et nous reconnaissons que le prix à payer pour cette politique est élevé. Mais le prix à payer aurait été beaucoup plus lourd si nous n'avions pas adopté cette position de principe. Mais puisque vous avez mentionné la Russie, permettez-moi de faire trois remarques.
Tout d'abord, depuis sa prise de fonctions, le gouvernement Mitsotakis s'est efforcé d'améliorer les relations bilatérales avec la Russie. Mais malheureusement, ces relations se sont rompues, mais sans que nous en soyons responsables.
Deuxièmement, la Grèce a toujours soutenu la participation de la Russie à une « maison européenne commune », pour reprendre l'expression de Mikhaïl Gorbatchev. Nous pensons que la Russie doit faire partie intégrante de l'architecture de sécurité européenne. Mais en respectant les règles fondamentales, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
Troisièmement, la Grèce a des liens historiques, culturels et religieux traditionnels avec la Russie. La Russie est la patrie d'écrivains, de poètes et de musiciens de renommée mondiale. Nous n'arrêterons pas de lire Tolstoï, Dostoïevski, Maïakovski ou d'écouter Tchaïkovski et Prokofiev à cause de l'invasion de l'Ukraine.
JOURNALISTE : Il y a quelques jours, une autre carte est apparue, cette fois celle du parti d'extrême droite Devlet Bahçeli, partenaire du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. Pensez-vous qu'il y a un réel danger ?
N. DENDIAS : En ce qui concerne la carte « Bahçeli », le ministère des Affaires étrangères, et bien sûr le Premier ministre, a pris position.
Dans d'autres circonstances, un événement similaire serait décrit comme pittoresque ou ridicule. Cependant, dans le contexte du climat qui tend à prévaloir, cela devient inquiétant et dangereux, surtout venant d'un partenaire gouvernemental. Cela fait partie de l'escalade de la rhétorique nationaliste dans le pays voisin contre notre pays. Cette rhétorique n'est pas limitée à une partie du milieu gouvernemental, mais semble être adoptée par une partie de l'opposition. Nous pensons que cette rhétorique est étroitement liée à la polarisation émergente au sein de la Turquie en vue des élections de 2023.
Par ailleurs, ceux qui pensent que le problème dans les relations gréco-turques est le président du pays voisin et que s'il quitte le devant de la scène, les défis disparaîtront, comme par magie, se trompent. Le problème n'est pas, et n'a jamais été, personnel. La poussée du nationalisme risque maintenant de s'étendre à la société turque, dont une grande partie a été amicale envers notre pays. Il s'agit d'un changement récent qui se reflète également dans les sondages. Contrairement à mon expérience personnelle d'il y a quelques années.
Je n'oublierai jamais l’hospitalité des citoyens turcs lorsque j'étais à Istanbul en 2019 pour une visite privée.
En dépit de ce changement de climat auquel nous assistons, je crois qu'une grande partie de la société turque se réjouit toujours d'un avenir européen. Cependant, dans les circonstances actuelles, il n'y a pas de place pour une amélioration substantielle des relations bilatérales. Dans le même temps, le révisionnisme turc invente constamment de nouvelles théories. Des positions initialement présentées comme extrêmes et absurdes, telles que la « Patrie bleue », le lien entre la démilitarisation des îles et leur souveraineté, font progressivement partie de la doctrine officielle de l'État turc. Toutefois, il est positif que même nos alliés et partenaires les plus sceptiques reconnaissent l'absurdité et le caractère inacceptable des revendications turques. Je le constate chaque fois que je montre la carte contestée à mes homologues, qui comprennent l'absurdité totale de la position turque.
JOURNALISTE : Les hauts fonctionnaires turcs accusent la Grèce d'être hypocrite, car ils affirment que l'armée de l'air turque ne fait que répondre aux survols du territoire turc par l'armée de l'air. Comment réagissez-vous à ces accusations ?
N. DENDIAS : L’attitude provocatrice turque dépasse non seulement les règles du droit international, mais aussi les limites mêmes de la raison. Agissant toujours avec calme et détermination, nous avons récemment intensifié notre campagne d'information auprès de nos alliés, de nos partenaires et de l'opinion publique internationale. Puisque, nous faisons référence aux violations et aux survols, parlons en chiffres. Jusqu'au 30 juin, les forces aériennes turques ont effectué 3 954 violations et 136 survols du territoire grec. Aucun autre commentaire n'est nécessaire.
JOURNALISTE : Ces dernières années, les relations gréco-turques ont fait l'objet d'un débat permanent qui aboutit souvent à la conclusion simpliste qu'une confrontation est, en fin de compte, inévitable. Existe-t-il une perspective, même minime, d'amélioration des relations ?
N. DENDIAS : M. Nedos, nous souhaitons sincèrement avoir des canaux de communication ouverts avec Ankara. Nous souhaitons toujours avoir un dialogue constructif. Nous pensons qu'une solution existe et qu'elle est possible. Toutefois, pour parvenir à cette solution, la Turquie doit cesser de violer les règles fondamentales du droit international et du droit de la mer. Nous ne demandons rien d'irréaliste. Nous demandons à la Turquie d'appliquer les principes et les valeurs que doivent respecter tous les États qui ont signé la Charte des Nations unies et le traité de l'OTAN et qui aspirent à rejoindre l'UE.
Dans ce climat très négatif, je voudrais toutefois exprimer une note d'optimisme. J'espère qu'après les élections en Turquie, quel que soit le résultat, les conditions seront réunies pour permettre une amélioration progressive des relations. Les relations gréco-turques n'ont pas toujours été, et ne devraient pas être, antagonistes. Nous ne devons pas oublier les périodes d'harmonie, aussi courtes soient-elles. Comme dans les années 30, lorsque le pacte d'amitié entre Venizelos et Atatürk a été signé. Ou au début des années 1950, lorsque les deux pays ont combattu ensemble lors de la guerre de Corée et ont ensuite rejoint l'OTAN.
JOURNALISTE : 48 ans se sont écoulés depuis le début de l'invasion turque de Chypre. Dans quelle mesure sommes-nous proches d'une éventuelle reprise d'un processus crédible pour résoudre la question chypriote ?
N. DENDIAS : Malheureusement, comme vous l’indiquez, 48 ans après l'invasion turque, la question chypriote reste une question internationale non résolue d'invasion et d'occupation illégales. La Grèce, en coordination avec la République de Chypre, s'efforce de trouver une solution juste, fonctionnelle et viable. Cette solution ne peut être qu'une fédération bizonale bicommunautaire, dans le cadre fixé par les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité des Nations unies. Malheureusement, les revendications inacceptables et persistantes de la Turquie et des dirigeants chypriotes turcs en faveur d'une « solution à deux États », ainsi que les actions illégales à Varosha, sortent complètement du cadre de la solution. Elles ne laissent aucune place à l'optimisme pour la reprise d'un processus de négociation significatif et crédible.
JOURNALISTE : Il y a quelques jours, les négociations d'adhésion de la Macédoine du Nord et de l'Albanie avec l'UE ont débuté. Pensez-vous que ce processus permettra de résoudre les différends bilatéraux qui subsistent ?
N. DENDIAS : Permettez-moi de souligner notre grande satisfaction que la première conférence intergouvernementale avec l'Albanie et la Macédoine du Nord ait finalement eu lieu. Nous avons souligné à plusieurs reprises que la perspective européenne des Balkans occidentaux, en particulier dans un environnement instable, est une voie à sens unique pour la paix, la sécurité et la stabilité. En outre, à l'heure où le nombre de pays candidats augmente, il est nécessaire d'envoyer un message clair aux pays de la région. La Grèce continuera à être leur partenaire, tant au niveau politique que technique. Bien entendu, la conditionnalité bien connue, telle que matérialisée dans les conclusions du Conseil européen de mars 2021, s'applique toujours. Le parcours d'adhésion des États dépendra du respect de ces critères.
JOURNALISTE : Vous étiez à Souda, où a eu lieu un exercice des forces armées grecques avec des F-35 américains. Les responsables américains ont exprimé leur satisfaction quant au bon déroulement de la coopération à Alexandroupolis et à Souda. Est-il possible de renforcer davantage les relations avec les États-Unis ?
N. DENDIAS : Lors du récent exercice à Souda avec les F-35 américains, c’était la première fois qu'un escadron de cet avion de génération avancée était déployé sur une autre base. Et c'est la première fois qu'un exercice de tir réel est réalisé en Europe. À eux seuls, ces éléments soulignent sémantiquement la profondeur stratégique de la relation entre la Grèce et les États-Unis.
Alexandroupolis est une nouvelle option stratégique importante. Un centre énergétique, mais aussi une station de transit pour les forces destinées à renforcer la sécurité de l'aile orientale de l'OTAN. Elle est entrée dans la carte de sécurité du pays et de l'OTAN par le biais du premier protocole modifiant l'accord de coopération en matière de défense mutuelle (MDCA), que j'ai eu l'honneur de signer.
Souda a été un choix stratégique au fil du temps. Elle est située à proximité de trois détroits par lesquels passe une grande partie du commerce mondial, à savoir Gibraltar, le Bosphore et Suez. En même temps, ces emplacements renforcent la capacité de dissuasion pour résister à tout mouvement révisionniste qui apparaît dans la région.
JOURNALISTE : Notre politique a-t-elle changé ? Les objectifs que vous avez fixés ont-ils été atteints ?
N. DENDIAS : Les principes de base de la politique étrangère grecque, comme je l'ai décrit précédemment, restent stables. Notre politique n'est pas déterminée par les vacillations de la politique étrangère et intérieure turque. Nous sommes un État membre de l'UE et nous avançons avec confiance. Nous élargissons nos horizons et développons des alliances et des partenariats avec des pays qui partagent nos valeurs. En bref, permettez-moi de dire que, depuis mon entrée en fonction, j'ai visité 62 pays, établi 1 123 contacts internationaux et signé 215 accords internationaux.
L'objectif est de promouvoir notre pays sur la scène internationale, de renforcer son rôle et d'élargir ses alliances, et de le protéger de toute menace. La Grèce est considérée comme un pilier fiable de la stabilité et de la sécurité dans la région. Je crois que nous avons fait assez et que nous devons nous sentir satisfaits. Cependant, nous continuons. La semaine prochaine, nous organisons l'événement en vue de la 9e conférence internationale « Our Ocean Greece 2024 » qui sera accueillie par notre pays. Je m’entretiendrai avec mes homologues du Gabon et de l'Allemagne, je me rendrai à Chypre, puis au Vietnam et au Cambodge.
Dans un environnement en constante évolution, nous devons nous adapter, mais aussi délimiter la position du pays.
July 24, 2022