Interview du ministre des Affaires étrangères, Nikos Dendias, au journal « Naftemporiki » (22.11.2021)

Propos recueillis par le journaliste Michalis Psilos

JOURNALISTE : Monsieur le Ministre, certains des pays que vous avez récemment visités étaient et sont encore un champ d'intervention d'autres puissances dans la région - en particulier de la Turquie voisine, qui poursuit une politique expansionniste et néo-ottomane. Dans un discours, vous avez décrit la Turquie comme un « fauteur de troubles régional qui tente de faire revivre le fantôme néo-ottoman». Quel climat avez-vous rencontré ?

N. DENDIAS : « Il est vrai que certains des pays que j'ai visités récemment ont, pendant des années, constitué un champ pour le récit turc du « néo-ottomanisme ».

L'un des exemples les plus marquants est la Libye, qui est directement affectée par la présence de forces militaires turques, ainsi que de mercenaires soutenus par la Turquie. Mais la Turquie tente également d'étendre son influence à d'autres pays du monde où elle n'a traditionnellement pas pris pied, comme l'Afrique sub-saharienne.

Il y a vingt ans, la Turquie avait 11 ambassades en Afrique. Aujourd'hui, elle en compte 43. Cependant, les ouvertures de notre pays, en direction par exemple de l’ Afrique sub-saharienne, ne sont pas exclusivement motivées par la nécessité de freiner la politique turque.

La Grèce, un pays sans passé colonial, qui souhaite promouvoir ses relations bilatérales et sa coopération multilatérale sur la base du droit international et dans le plein respect de la Charte des Nations unies, est à la recherche de partenaires naturels dans le monde entier.

Des partenaires qui, comme elle, respectent le droit international et souhaitent devenir un pôle de stabilité et de prospérité dans leur région.

Nous avons trouvé une réponse positive à cette approche. La Turquie, cependant, est absente de nos discussions. Par exemple, lors de la récente visite au Rwanda, mes contacts ont porté sur un certain nombre de questions qui n'avaient rien à voir avec la Turquie.

Mais même dans les pays où la présence turque est forte, pour revenir à l'exemple de la Libye, la Grèce a réussi à s'implanter et à être acceptée comme un facteur de stabilité, comme en témoigne ma récente participation à la Conférence sur la reconstruction à Tripoli et, bien sûr, la récente participation du Premier ministre Kyriakos Mitsotakis à la Conférence de Paris sur la Libye. »

JOURNALISTE : Compte tenu du rôle de l'Allemagne en Europe, attendez-vous une approche différente à l’égard de la Turquie de la part du nouveau gouvernement formé à Berlin sous la direction d'Olaf Scholz ?

N. DENDIAS : « Permettez-moi de souligner qu'il est trop tôt pour faire des commentaires sur la politique du nouveau gouvernement allemand avant même que ses membres aient été nommés.

Étant donné que, dans l'état actuel des choses, il y aura un gouvernement de coalition composé de trois partis, qui ont en fait des opinions opposées sur un certain nombre de questions, il est prématuré de faire des prédictions concernant la politique étrangère du nouveau gouvernement. J'ai l'intention de nouer des relations de compréhension et de coopération avec mon ou mes nouveaux homologues, ainsi qu'avec toutes les forces politiques en Allemagne. Les questions que je continuerai à soulever de manière ferme sont au nombre de trois.

Tout d'abord, la vente de systèmes d'armes, qui comporte le risque de bouleverser l'équilibre des forces, non seulement en mer Égée, mais aussi dans l'ensemble de la Méditerranée orientale, et de menacer notre pays, mais aussi d'autres pays de la région, tels que l'Égypte, Israël et, bien sûr, Chypre. En particulier les sous-marins de technologie avancée T-214.

Deuxièmement, la nécessité pour l'Allemagne de jouer un rôle de premier plan, avec d'autres pays, au sein de l'Union européenne pour défendre les principes et les valeurs de cette dernière contre les provocations et les actions illégales constantes de la Turquie. Le bilan du gouvernement allemand sortant sur cette question est, pour le moins, décevant.

Troisièmement, nous aimerions que l'Allemagne, comme la France et la Libye l'ont fait, reconnaisse le rôle positif que joue la Grèce dans l'évolution de la situation en Libye.

J'ajoute ici qu'il est presque certain que le nouveau gouvernement allemand sera plus critique à l'égard de la Turquie en ce qui concerne  l’instrumentalisation de la question migratoire, ainsi que le processus de démocratisation et la situation relative aux droits de l'homme. »

JOURNALISTE : En parlant de la Turquie, nous avons assisté récemment à une escalade de la provocation turque en mer Égée et en Méditerranée orientale. De nombreux analystes estiment que le président Erdogan mise sur la polarisation pour des raisons intérieures. Des contacts exploratoires se poursuivent de temps à autre, mais sans résultats concrets. Qu'attendez-vous de la Turquie ?

N. DENDIAS : « Nos objectifs stratégiques à l'égard de notre voisin peuvent se résumer en une phrase : nous ne voulons pas d'escalade, mais nous n'accepterons aucune tentative d'usurpation de notre souveraineté et de nos droits souverains.

Dans le même temps, nous souhaitons résoudre le seul différend qui nous oppose, à savoir la délimitation du plateau continental et de la zone économique exclusive en mer Égée et en Méditerranée orientale, sur la base du droit international et notamment du droit international de la mer.

Mais nous ne nous faisons pas d'illusions. La Turquie, malheureusement, continue de refuser d'accepter les règles fondamentales du comportement international et, dans le même temps, tient un discours agressif qui va bien au-delà de ce qui pourrait être diplomatiquement acceptable. Cependant, nous ne tomberons pas dans le piège de réagir de manière instinctive. Nous sommes constamment vigilants, nous forgeons des alliances avec des amis et des partenaires et nous renforçons notre pouvoir de dissuasion. Dans le même temps, cependant, dès lors que la Turquie adhère au droit international, nous sommes toujours prêts à engager avec elle un dialogue constructif.»

JOURNALISTE : Monsieur le Ministre, en 2023, il y aura des élections présidentielles dans le pays voisin - avec tout ce que cela signifie pour le climat politique - et le 100e anniversaire du traité de Lausanne. Voyez-vous le président Erdogan soulever à nouveau la question de sa révision ?

N. DENDIAS : « Votre question soulève certains problèmes juridiques, mais aussi politiques.

Tout d'abord, il n'y a aucune possibilité de réviser les dispositions relatives à la délimitation des frontières. Cela serait contraire au principe fondamental du droit international suivant lequel « Les accords doivent être respectés ».

Deuxièmement, le traité de Lausanne a déjà été révisé en ce qui concerne le statut des Détroits par la convention de Montreux, mais cela n'a pas du tout affecté la délimitation de la frontière.

Troisièmement, le traité de Lausanne de 1923 a été conclu entre les alliés de la Première Guerre mondiale, dont la France, l'Italie et la Grande-Bretagne, et le successeur de l'Empire ottoman vaincu, la Turquie. Aucun des pays précités, à l'exception bien sûr de la Turquie, n'a exprimé la moindre intention de demander une révision du traité.

Le traité de Lausanne est en vigueur, que la Turquie le veuille ou non ».

JOURNALISTE : La Grèce, au fil des ans, a réussi à transformer ce qui est essentiellement une question bilatérale en une question européenne, avec pour résultat que les questions gréco-turques sont devenues des questions euro-turques. Dans la pratique, cependant, nous constatons que l'UE hésite à prendre des mesures substantielles pour contrer la provocation turque. Alors que tout le monde s'accorde à dire que les actions turques sont totalement inacceptables et violent tout concept de droit international et de bon sens. A quoi l'attribuez-vous ?

N. DENDIAS : « Vous avez raison. Les procédures de l’UE se sont montrées lourdes pour ce qui est la prise de mesures décisives contre les provocations turques.

Cela est lié aux intérêts économiques traditionnels de certains États membres, qui ont investi au sens propre et au sens figuré en Turquie. Dans le même temps, plusieurs d'entre eux estiment que la Turquie, alliée de l'OTAN depuis près de sept décennies, doit rester attachée au char occidental.

Mais cette attitude est en train de changer. Et c'est le résultat non seulement des actions de la Turquie, mais surtout de nos efforts continus pour cultiver des relations bilatérales de sincérité et de confiance avec les États membres.

Dans mes contacts, je constate une inquiétude croissante quant à l'attitude de la Turquie, même de la part de pays qui entretiennent des relations étroites avec Ankara. Le simple fait que la semaine prochaine, un débat s'ouvrira au sein des institutions européennes compétentes sur les mesures à prendre contre  le  comportement transgressif turc montre que le climat devient plus difficile pour la Turquie.

Et bien sûr, je voudrais souligner qu'en ce qui concerne la question de l'instrumentalisation de la question migratoire et des réfugiés en particulier, il ne s'agit pas d'un problème entre des États membres spécifiques et la Turquie.

Il s'agit avant tout d'une question euro-turque et elle doit être traitée exclusivement dans cette optique. Les frontières extérieures de la Grèce et de Chypre sont également des frontières européennes.

Dans le même temps, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer fait partie de l'acquis européen.

Par conséquent, le non-respect de celle-ci par la Turquie est une question européenne.»

JOURNALISTE : Vendredi, le ministre français des Affaires étrangères était à Athènes après un certain temps. Que signifie cette visite ?

N. DENDIAS : « Mon homologue français, Jean-Yves Le Drian et moi nous nous rencontrons très souvent, dans le cadre de l'Union européenne, mais aussi à d'autres occasions. Comme la signature de l'accord de coopération stratégique et plus récemment la Conférence sur la Libye.

Après tout, l'accord avec la France est intervenu après deux ans de négociations avec mon homologue français.

Cependant, sa visite à Athènes était doublement symbolique. D'une part, il a souligné l’entrée en vigueur de facto de cet accord et, d'autre part, il a confirmé la pleine convergence de vues sur toutes les questions clés. La France est un allié de longue date et un ami très proche de notre pays. Parallèlement, le ministre français a participé à la réunion quadripartite, aux côtés de nos homologues chypriote et égyptien. Après la réunion que nous avons eue au Caire en janvier 2020, c'était la première fois que nous nous retrouvions autour de la même table. Nous avons confirmé la pleine convergence de vues sur le rôle déstabilisateur de la Turquie en Méditerranée orientale et en Libye. Et nous avons souligné que le comportement transgressif turc ne doit pas et ne peut pas rester sans réponse. Je voudrais vous rappeler qu’en peu de temps j'ai eu des réunions avec les ministres des Affaires étrangères des cinq membres permanents du Conseil de sécurité (États-Unis, Russie, France, Chine, Royaume-Uni), et qu’avec trois d'entre eux j'ai même signé d'importants accords bilatéraux au nom du gouvernement de la République hellénique.

C'est une preuve supplémentaire que la Grèce d'aujourd'hui, avec sa présence internationale renforcée, a à la fois une voix et un rôle dans les développements régionaux ».

JOURNALISTE : Je voudrais me concentrer sur la question de Chypre. La Turquie ne parle plus que de « deux États» à Chypre. Récemment, le président Erdogan a exprimé sa conviction qu'il invitera bientôt le pseudo-État en tant qu’... « Etat turc » à l'Union des pays turcophones. Pouvez-vous être optimiste quant au fait qu'Ankara changera d'attitude et respectera le droit international et les résolutions de l'ONU ?

N. DENDIAS : « Ma réponse sera extrêmement courte et simple : malheureusement, je ne suis pas optimiste quant à la perspective d'une solution au problème chypriote. Le seul cadre est celui défini par les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité et l'acquis européen. Il n'est même pas question de discuter, et encore moins d'accepter, une solution en dehors de ce cadre.

En avril dernier, j'ai passé trois jours difficiles enfermé dans un sous-sol à Genève, lors de la réunion informelle convoquée par le Secrétaire général des Nations unies avec la participation de la République de Chypre, des Chypriotes turcs et des trois puissances garantes.

Ce que j'ai entendu du côté turc et chypriote turc m'a malheureusement rendu complètement pessimiste. La partie turque et, par extension, la partie chypriote turque ont insisté sur une rhétorique qui n'a rien à voir avec la réalité. La Grèce, toujours en étroite coordination avec la République de Chypre, continuera à œuvrer pour la résolution du problème chypriote sur la base d'une fédération bizonale et bicommunautaire, telle que définie par les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité. »

JOURNALISTE : Monsieur le Ministre, je voudrais également vous interroger sur les développements en Macédoine du Nord. Dans quelle mesure peuvent-ils affecter la mise en œuvre de l'accord de Prespès ?

N. DENDIAS : « Évidemment, par principe, je ne vais pas commenter les développements internes d'un pays, et encore moins d'un pays voisin.

Bien sûr, permettez-moi de rappeler, une fois de plus, une règle de base. Dans les sociétés démocratiques, les gouvernements vont et viennent, mais les États et les obligations qu'ils assument demeurent. Cela est, bien entendu, encore plus vrai pour les obligations découlant des traités internationaux, qui continuent de lier les États indépendamment du changement de gouvernement. Je vais donc être clair : L'accord de Prespès lie les deux pays et nous attendons de la part de la Macédoine du Nord sa mise en œuvre intégrale, cohérente et de bonne foi. C'est un message que je ne cesse de répéter à mes interlocuteurs de ce pays. »

November 22, 2021