Propos recueillis par le journaliste Kostas Papachlimitzos
JOURNALISTE : Nous avons assisté à des développements dramatiques ces derniers jours. La construction européenne de paix et de sécurité construite après la Seconde Guerre mondiale est menacée. L'Union européenne est-elle unie sur la question de la crise entre la Russie et l'Ukraine ? Quelle est la position de notre pays et quelles mesures prend-il pour la diaspora grecque de Marioupol ?
N. DENDIAS : L'attitude de l'Union européenne a déjà été démontrée. Tout d'abord, la reconnaissance par la Russie de l’« indépendance » des territoires non contrôlés par le gouvernement ukrainien à Donetsk et à Lougansk, puis l'attaque russe contre l'Ukraine ont été condamnées par la communauté internationale, y compris notre pays, comme une violation flagrante du droit international. Comme l'a souligné le ministère des Affaires étrangères dans sa déclaration, l'attaque russe contre l'Ukraine constitue une violation flagrante du droit international et des valeurs universelles et porte atteinte à la paix et à la sécurité européennes. Le respect de l'intégrité territoriale, de la souveraineté et de l'indépendance de tous les États du monde, tel que prévu par la Charte des Nations unies, est pour nous un principe fondamental et inaliénable. Lors du Conseil extraordinaire des affaires étrangères réuni à Paris mardi, les 27 ministres européens des affaires étrangères ont décidé à l'unanimité d'imposer une première série de mesures restrictives à l'encontre de la Russie et des zones non contrôlées par le gouvernement ukrainien. Par la suite, le Conseil européen extraordinaire de jeudi dernier, auquel a assisté le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, a donné des orientations pour de nouvelles mesures, qui ont été approuvées par le Conseil extraordinaire des Affaires étrangères d'hier à Bruxelles, le troisième en une semaine, auquel j'ai assisté. La Grèce est en pleine coordination avec ses partenaires de l'Union et ses alliés de l'OTAN.
Lors du Conseil, j'ai fait remarquer à mes collègues que la Grèce avait un intérêt particulier pour l'Ukraine, car il existe dans ce pays, et notamment dans l'est de l'Ukraine, une importante communauté grecque vieille de plusieurs siècles, qui se trouve littéralement dans la ligne de mire. Le Premier ministre, Kyriakos Mitsotakis, et moi-même, lors de ma récente visite à Marioupol, avons souligné que la Grèce se tiendra à leurs côtés. Nous suivons de près l'évolution de la situation et, à cette fin, nous avons déjà renforcé les effectifs de notre consulat général à Marioupol, tandis que notre ambassade à Kiev et le consulat général à Odessa fournissent toute l'assistance possible à tout citoyen grec souhaitant quitter l'Ukraine.
JOURNALISTE : M. le Ministre, certains ont affirmé que vous avez donné des assurances que la Russie n'envahira pas l'Ukraine après votre rencontre avec le ministre russe des Affaires étrangères Sergey Lavrov. Est-ce vrai ?
N. DENDIAS : Cette affirmation n'a rien à voir avec la réalité. Ce que j'ai dit, en réponse à une question, c'est que M. Lavrov m'a donné les assurances nécessaires. Ce n'était pas, bien sûr, ma propre évaluation. Je vous rappelle également que la même assurance a été donnée par le président russe Poutine au président français Macron lors de leur rencontre à Moscou. Cela ne signifie pas non plus, bien sûr, que j'ai été convaincu par les assurances de mon homologue russe. Après tout, si j'avais été convaincu, à quoi cela aurait-il servi d'ordonner au ministère des affaires étrangères de publier deux communiqués demandant aux citoyens grecs de quitter immédiatement l'Ukraine ou de ne pas se rendre dans ce pays ?
JOURNALISTE : Monsieur le Ministre, pensez-vous que le comportement de la Turquie va changer après l'invasion russe en Ukraine et dans quel sens ? Va-t-elle baisser le ton dans ses relations avec son allié de l'OTAN, la Grèce, et renouer avec l'Occident ou tentera-t-elle de copier la Russie dans ses méthodes?
N. DENDIAS : J'espère que les derniers développements dramatiques en Ukraine amèneront la Turquie à réfléchir à l'importance de respecter le droit international et d'établir de véritables relations d'alliés dans la région.
Cela ne pourrait que profiter au peuple turc et à une partie importante de la société turque, qui aspire toujours avec impatience à sa perspective européenne.
D'autre part, il ne serait que préjudiciable pour la Turquie de tenter de faire un usage opportuniste de cette conjoncture, alors que l'opinion publique mondiale est extrêmement sensible à la question du respect du droit international et de l'inviolabilité des frontières.
En tout cas, nous avons pris toutes les mesures nécessaires. La Grèce était, est et sera déterminée à défendre sa souveraineté nationale et ses droits souverains.
JOURNALISTE : C'est la première fois que la Turquie, à un niveau aussi élevé et avec autant d'insistance, conteste notre souveraineté nationale dans le Dodécanèse. A quoi attribuez-vous cette tension à la rhétorique d'Ankara et quelles sont les prochaines étapes du gouvernement grec en réponse à cette escalade ?
N. DENDIAS : Les récentes déclarations de responsables politiques turcs qui contestent la souveraineté grecque sur les îles de la mer Égée sont non seulement incompatibles avec les principes fondamentaux du droit international, mais vont également au-delà de toute notion de logique. Et elles ne sont pas seulement inacceptables pour nous. Elles ont également été rejetées, par des déclarations sans équivoque, par des partenaires et des alliés tels que l'UE, les États-Unis et le Royaume-Uni. Je ne peux que qualifier de particulièrement regrettable et de caractéristique d'une politique immuable de pression de la part de la Turquie le fait que cette escalade se produise à un moment critique pour la solidarité et la cohésion de l'OTAN et à un moment où cette solidarité doit être démontrée sous toutes ses formes. Notre pays a exprimé publiquement et à plusieurs reprises sa position à l’égard des accusations de la Turquie concernant le statut des îles de la mer Égée, que nous rejetons dans leur intégralité.
La Grèce a toujours répondu et continuera de répondre aux provocations turques, sur la base des principes fondamentaux du droit international et en particulier de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM). Une lettre sera bientôt adressée au Secrétaire général de l'ONU.
Enfin, je dois noter que le caractère universel de cette convention est démontré par le fait que 168 parties contractantes, dont l'UE, l'ont ratifiée. Même les États-Unis, qui l'ont signée mais pas ratifiée, l'invoquent comme base du droit international de la mer.
JOURNALISTE : Tayyip Erdogan a visité l'Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis et a signé un certain nombre d'accords, tandis que le Président d'Israël visite Ankara. L'isolement de la Turquie par rapport aux pays de notre grande région est-il en train d'être « rompu » ? Comment notre pays fait-il face à cette situation ?
N. DENDIAS : Ces dernières années, la Grèce a encore renforcé ses alliances et ses partenariats, en menant une politique étrangère active fondée sur le respect du droit international, notamment du droit international de la mer. La Turquie, en revanche, violant de manière flagrante le droit international, continue d'agir comme un facteur de déstabilisation avec de graves implications pour la paix et la sécurité dans la région élargie. Pour nous, il est souhaitable que des pourparlers soient ouverts entre la Turquie et les pays qui partagent l'avis de la Grèce selon lequel le droit international est la seule base pour résoudre les différends entre États. Nous considérons qu'il est particulièrement important qu'il existe des canaux de communication entre la Turquie et les pays qui appliquent des principes fondamentaux tels que le droit international de la mer et qui, en même temps, promeuvent les principes de la Charte des Nations unies. Dans ce contexte, nous ne nous réjouissons pas de l'exclusion de la Turquie de l'architecture de sécurité de notre région élargie. Mais nous sommes sans équivoque sur une condition : que son adhésion à celle-ci se fasse exclusivement sur la base du droit international.
JOURNALISTE : Cela fait exactement 13 mois que les pourparlers exploratoires avec la Turquie ont repris. Des progrès ont-ils été réalisés ? Pensez-vous qu'ils vont continuer pendant longtemps ?
N. DENDIAS : Il y a quelques jours a eu lieu le 64e tour des contacts exploratoires, contacts qui sont un canal de communication avec le pays voisin. Les contacts exploratoires ne sont pas une négociation. Ils constituent un canal de discussion technique, informel et non contraignant. Si et quand il y a des convergences, il y aura à un stade ultérieur soit une négociation, soit un accord sur un compromis à soumettre à La Haye, toujours sur la base du droit international.
Cela a été et est toujours le cadre. Il s'agit d'un débat sur la délimitation des zones maritimes de la mer Égée et de la Méditerranée orientale. Cependant, je ne peux pas dire que je suis optimiste. Tant que les actions et les déclarations provocatrices de la Turquie ne cesseront pas, il n'y aura aucune chance de progrès.
JOURNALISTE : Le gazoduc EastMed ne semble pas avancer. La « diplomatie énergétique » en Méditerranée orientale est-elle toujours présente et porte-t-elle ses fruits ?
N. DENDIAS : Les raisons de cette approche particulière de la part des Etats-Unis pour East Med n'étaient pas politiques, mais des faits environnementaux et des questions de durabilité économique. Les États-Unis n'ont pas remis en question le tracé du gazoduc East Med, et c'est pourquoi, par exemple, ils soutiennent le projet d'interconnexion EuroAsia, qui suit un tracé similaire à celui d'East Med. En tout état de cause, nous soutenons les aspirations de l'Union européenne à l'autonomie énergétique. L'Europe est actuellement confrontée à une augmentation sans précédent des prix de l'énergie, qui est due à des facteurs politiques, géographiques et économiques. Notre pays, par le biais d'initiatives et de programmes régionaux, est en train de devenir une plaque tournante solide pour le gaz et l'électricité en Europe. Je fais référence au terminal GNL d'Alexandroupolis qui, avec le terminal de GNL de Revithoussa modernisé, confère à notre pays un rôle de pays de transit du gaz naturel.
JOURNALISTE : Alexis Tsipras a accusé le gouvernement depuis la tribune du Parlement d'inclure Alexandroupolis « dans les opérations américaines et même sans compensation ». Il a également annoncé, en substance, qu'il voterait contre le renouvellement de l'Accord de coopération mutuelle en matière de défense (MDCA). La relation entre la Grèce et les États-Unis est-elle déséquilibrée, comme le dénonce l'opposition ?
N. DENDIAS : Il ne s'agit bien entendu pas d'une relation déséquilibrée. Le renouvellement de l'accord de coopération mutuelle en matière de défense entre la Grèce et les États-Unis est l'expression juridique de la volonté commune des deux pays d'approfondir les liens historiques d'amitié et de coopération stratégique. L'accord porte notre relation à de « nouveaux sommets », pour reprendre le terme utilisé par mon homologue américain, M. Blinken. En termes de contenu, l'accord est purement défensif et n'est pas dirigé contre une tierce partie. Les États-Unis ont choisi la Grèce comme l'un des rares pays européens dans lesquels ils investissent dans la défense, ce qui confirme le rôle stratégique et stabilisateur de notre pays dans les Balkans et au Moyen-Orient. En même temps, la présence des forces américaines sur le sol grec protège davantage notre pays contre les menaces extérieures et, à cet égard, la référence explicite, dans le préambule de l'accord, à la protection mutuelle de la souveraineté et de l'intégrité territoriale en cas d'attaque ou de menace d'attaque est révélatrice. Et puisque vous avez fait spécifiquement référence à Alexandroupolis, je voudrais souligner la grande contribution de cet accord pour mettre en évidence l'importance géopolitique du port de la ville.
JOURNALISTE : Après l'extension de la zone côtière en mer Ionienne, la même chose sera-t-elle effectuée en mer Égée et en mer de Crète, et de quoi dépendra le calendrier d'une telle action ?
DENDIAS : En janvier 2021, j'ai eu l'honneur de proposer au Parlement grec le projet de loi pour l'extension de la zone côtière dans la mer Ionienne et jusqu'au Cap Ténare de 6 à 12 milles nautiques, projet qui a été adopté par l'écrasante majorité des partis parlementaires dans un climat d'unanimité nationale. Avec cette loi, la Grèce a augmenté, pour la première fois depuis 1947, sa zone de souveraineté nationale de plus de 13 000 kilomètres carrés, par des moyens pacifiques et sur la base du droit international, en exerçant le droit inaliénable que lui confère l'article 3 de l’UNCLOS. C'était un moment d'importance historique. La Grèce ne se contentait plus de déclarer un droit, mais l'exerçait en pratique. Dans le même temps, nous avons entamé des travaux techniques afin d'être prêts à procéder à l'extension de nos eaux territoriales à 12 milles nautiques et à d'autres zones du territoire. Nous nous réservons le droit inaliénable de le faire partout sur notre territoire, chaque fois que nous le jugeons approprié. C'est nous qui déciderons où et quand.
JOURNALISTE : Monsieur le Ministre, immédiatement après le Conseil extraordinaire de mardi dernier, vous vous êtes rendu au Sénégal. Quelle était la signification de cette visite ?
N. DENDIAS : Monsieur Papachlimizos, la présence grecque en Afrique, à travers la diaspora, a été et reste importante. Mais malheureusement, l'État grec n'a pas toujours été présent. Nous essayons de combler cette lacune. J'ai déjà visité 7 pays d'Afrique sub-saharienne. Le fait que la Grèce n'a pas de passé colonial est sans doute un élément important.
Le Sénégal est un pays particulièrement important en Afrique occidentale francophone. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai inauguré les bureaux de notre ambassade à Dakar lors de mon séjour dans cette ville. Le pays joue un rôle important dans la grande région du Sahel et a récemment pris la présidence de l'Union africaine, à laquelle participent plus de 50 États. Le développement des contacts, tant avec le Sénégal qu'avec le Cap-Vert, est également important dans le contexte de notre candidature à un siège non permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Nous avons maintenant obtenu plus de 100 promesses écrites de soutien. Ce n'est pas un hasard si le président turc Erdogan et le président allemand Steinmeier se sont rendus au Sénégal la veille de mon arrivée.
Enfin, je voudrais me référer tout spécialement au président historique du Sénégal, Léopold Senghor, qui était un amoureux des philosophes de la Grèce antique, ce qui indique la résonance mondiale de la culture grecque.
February 26, 2022