Propos recueillis par le journaliste Makis Pollatos
JOURNALISTE : L’escalade sans précédent des provocations turques atteste d’une différence qualitative par rapport au passé. Pensez-vous que le président turc Erdogan puisse planifier un incident dans la mer Égée ou à Chypre ?
N. DENDIAS : Ces derniers temps, nous avons effectivement assisté à une escalade sans précédent des provocations turques. En termes de rhétorique, avec un crescendo de déclarations historiquement infondées, de fausses allégations, d'accusations juridiquement infondées et même d'insultes personnelles.
Un exemple récent est la déclaration du Conseil national de sécurité de la Turquie qui altère complètement la réalité. Sur le terrain, on constate une forte augmentation du nombre de survols et de violations de l'espace aérien grec. Je ne voudrais cependant pas spéculer ou évaluer si ces mouvements font partie d'un plan global de la part des dirigeants turcs qui pourrait conduire à des situations incontrôlables, quelque chose que nous ne voudrions pas qu'il arrive. Prises dans leur ensemble, ces actions semblent servir un récit révisionniste que la Turquie met en avant avec une cohérence croissante.
En tant que Grèce, nous avons choisi de ne pas suivre notre pays voisin dans cette dégringolade scandaleuse et dangereuse de rhétorique agressive. Nous gardons notre sang-froid et demeurons confiants grâce à nos positions claires, qui reposent sur la force du droit international et la capacité de dissuasion de nos forces armées. Les réponses ont été données par le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis depuis la tribune de l'Assemblée générale des Nations unies.
Je l'ai fait - et vous me permettrez cette référence personnelle - en écrivant des lettres au Secrétaire général des Nations unies, aux membres du Conseil de sécurité, au Secrétaire général de l'OTAN, à nos partenaires de l'UE. Comme je l'ai fait lors de la plupart des réunions que j'ai eues à New York, en marge de l'Assemblée générale des Nations unies. Je ne peux qu'exprimer ma satisfaction quant à la manière dont les positions grecques sont acceptées par nos interlocuteurs. Bien entendu, nous prenons en même temps toutes les mesures nécessaires pour renforcer la capacité de dissuasion de notre pays. Il va sans dire, comme je l'ai souligné récemment en Arménie, où je me trouvais il y a quelques jours, que nous ferons tout ce qui est nécessaire pour défendre notre pays. Ce n'est pas de la rhétorique. Et si vous me permettez d'ajouter quelque chose, l'équilibre des forces dans la mer Égée, grâce à la contribution du peuple grec qui offre le peu qu’il a, nous permet de faire cette affirmation avec une ferme confiance. Nous espérons, bien sûr, que nous n'en arriverons jamais là. Mais nous devons être préparés à toutes les éventualités
JOURNALISTE : La décision du gouvernement turc de fermer les canaux de communication avec la Grèce fait référence à une situation de « non guerre ». Comment Ankara peut-elle changer d'attitude pour que le calme et l’entente reviennent progressivement ?
N. DENDIAS : Nous avons déclaré à plusieurs reprises et en toute franchise que nous sommes prêts et disposés à un dialogue constructif et significatif avec la Turquie. Un dialogue qui, bien entendu, ne peut être mené que sur la base du droit international et du droit international de la mer. Mais malheureusement, l'autre partie ne semble pas prête, du moins pour le moment. En fait, nous constatons qu'elle axe son refus sur l’affirmation que notre pays ne peut être un partenaire égal de la Turquie sur le plan diplomatique, politique et militaire. Il s'agit d'une approche inédite qui viole une règle de base des relations internationales - le principe d'égalité entre les États. Une approche offensive qui classe les différents pays comme plus ou moins égaux. Il appartient donc à la Turquie de choisir de s'engager ou non dans un tel dialogue. Mais, un élément clé est la désescalade. Le responsable de la désescalade est celui qui provoque l'escalade, dans ce cas la Turquie.
JOURNALISTE : Pouvez-vous vous souvenir d'une crise similaire dans les relations gréco-turques, comme celle des six derniers mois, dans une période pacifique du passé ?
N. DENDIAS : Monsieur Pollatos, malheureusement, ce que nous vivons aujourd'hui dans nos relations avec notre voisin est sans précédent. Pour la première fois dans l'histoire des relations gréco-turques, les tensions sont aussi soutenues et durables, atteignant, à présent, une période proche de trois ans. Permettez-moi de clarifier quelque chose sur ce point : lors des crises précédentes, nous avons parlé d'une escalade de l’agressivité turque. Aujourd'hui, nous ne pouvons pas simplement parler d'une escalade au niveau diplomatique et politique, car la Turquie a depuis longtemps dépassé les limites. Lorsque notre pays, un État membre de l'UE, est accusé par des responsables turcs de « crimes contre l'humanité », il s'agit d'un autre type de provocation. Nous assistons à une agressivité orchestrée de la part de la Turquie contre la Grèce.
JOURNALISTE : En tant que ministre grec des Affaires étrangères qui n’a pas mâché ses mots devant son homologue turc en lui signalant les provocations turques en mer Égée, que pensez-vous lorsque vous entendez Tayyip Erdogan brandir des menaces telles que « nous pourrions venir soudainement une nuit », ou ses collègues appeler les Grecs à « apprendre à nager » et l'ensemble des dirigeants turcs accuser Athènes de crimes contre l'humanité ?
N. DENDIAS : Chaque jour, nous sommes confrontés à une nouvelle déclaration qui semble être un tournant, jusqu'à ce qu'une autre déclaration vienne la surpasser en intensité et en agressivité. Nous sommes confrontés à un mélange de nationalisme extrême, de révisionnisme et de tentative d’altérer la réalité. Quant à la question concernant le but de tout ça, la théorie selon laquelle la Turquie fait preuve de ce comportement à des fins de consommation interne, je crains que ce soit une simplification excessive. Dans le même temps, nous cherchons des moyens pour la Turquie de sortir de cette politique qui s'alimente d'elle-même et qui la conduit dans une situation sans issue, afin de créer les conditions minimales pour la reprise du dialogue ou du moins de certains contacts.
JOURNALISTE : Le rétablissement des relations de la Turquie avec les Émirats arabes unis, Israël et l'Arabie saoudite modifie-t-il l'équilibre des alliances fortes que vous aviez réussi à construire ces dernières années au prix de grands efforts ?
N. DENDIAS : Tout d'abord, permettez-moi de faire un commentaire : je crois que nous ne devrions pas voir les relations et les alliances que notre pays a forgées et enrichies par rapport à la Turquie. La Grèce n'établit pas de relations ou ne forme pas d'alliances en fonction de ce que fait ou ne fait pas la Turquie. Nous sommes un pays sûr de lui, confiant dans ses positions et ses principes, avec une politique étrangère active. Au cours de la 77e session de l'Assemblée générale des Nations unies la semaine dernière, j'ai eu plus de 35 réunions et contacts bilatéraux et multilatéraux visant à promouvoir les positions de notre pays, à consolider les relations avec divers pays.
Mais aussi l'ouverture à des pays avec lesquels nos relations étaient limitées, voire inexistantes. Nos relations avec les pays que vous avez mentionnés ont désormais acquis un caractère stratégique, qui dans le cas des EAU, par exemple, a été scellé par la signature de l'accord de coopération en matière de politique étrangère et de défense, qui, comme vous le savez, contient une clause d'assistance mutuelle en matière de défense.
Nous avons développé avec Israël une relation spéciale, sans précédent. Nous participons également à des partenariats trilatéraux avec Chypre et les États-Unis (3+1) qui consolident davantage la coopération. Avec l'Arabie saoudite, comme vous le savez, nous avons signé un accord de coopération en matière de défense et une batterie Patriot a été déployée sur son territoire. En outre, nos relations avec ces trois pays, telles qu'elles se sont développées récemment, ont également une dimension économique évidente, qui va croissant.
JOURNALISTE : Que répondez-vous aux Turcs qui affirment que la Grèce a « incité » le gouvernement américain à prendre sa décision de bloquer la vente des avions F-35 à Erdogan et qu'elle fait maintenant - prétendument - pression pour retarder la modernisation des avions F-16 turcs ?
N. DENDIAS : Comme je l'ai déjà dit, nous n'allons pas tomber dans le piège de la rhétorique du populisme et du nationalisme. Notre pays n’incite ni n’entraîne personne, et encore moins les États-Unis. Comme nous l'avons déclaré, notre alliance avec les États-Unis n'a jamais été aussi forte.
Ce qui se passe aujourd'hui en Méditerranée orientale, une autre source d'instabilité géopolitique dans l'aile sud-est de l'OTAN, alors qu'il y a une guerre en Ukraine, est la dernière chose dont nous avons besoin dans l'Alliance.
La coopération en matière de défense entre la Grèce et les États-Unis est motivée par le désir des deux pays de contribuer à la sécurité, à la stabilité et à la prospérité de notre région élargie. En fin de compte, la décision d'exporter des équipements militaires américains vers la Turquie dépend fondamentalement de la relation entre ces deux pays, ainsi que des choix faits par la Turquie concernant l'acquisition d'équipements militaires auprès d'un pays n’appartenant pas à l’OTAN. Il faut que la Turquie cesse de tenter de nous rejeter la responsabilité de ses propres choix.
JOURNALISTE : Pensez-vous que l'expression utilisée par le président indien Narendra Modi selon laquelle nous ne vivons pas à l'ère des guerres, outre une désapprobation implicite du président russe Vladimir Poutine, fait écho à l'inquiétude générale des peuples face aux projets des gouvernements autoritaires ?
N. DENDIAS : Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse : En marge de l'Assemblée générale, j'ai eu le plaisir de rencontrer à nouveau mon homologue indien Subrahmanyam Jaishankar. C'était notre troisième rencontre bilatérale en l'espace d'un an. Cela prouve que nous construisons une relation stratégique avec la plus grande démocratie du monde. Un pays qui, dans les décennies à venir, devrait devenir l'une des trois plus grandes économies du monde. Une puissance qui veut jouer un rôle dans les affaires internationales bien au-delà de son environnement immédiat. Un pays avec lequel il existe une convergence de vues sur nos positions, notamment le respect du droit international et en particulier du droit international de la mer.
Pour répondre à votre question, je crois qu'il n'y a plus de tolérance ou de compromis avec des dirigeants non démocratiques définis par la violence et l'arbitraire. Il est impératif de faire comprendre à tous les dirigeants autoritaires que les frontières ne peuvent être redessinées par la force, que le révisionnisme historique ne sera pas récompensé. Il n'y a qu'une seule façon de résoudre les différends dans le monde d'aujourd'hui, et c'est de respecter les principes du droit international. La capacité des États civilisés à s'asseoir à la table, à discuter et à résoudre leurs différends de manière rationnelle et consensuelle. Je réitère notre conviction profonde que les guerres n'ont pas leur place au XXIe siècle et qu'il est inacceptable d'utiliser la puissance militaire comme moyen d'atteindre des objectifs politiques. Il s'agit d'un message destiné à de nombreux destinataires.
JOURNALISTE : Laissons la Turquie de côté pour un moment. Lors des contacts que vous avez eus récemment à New York, ainsi qu'à Erevan il y a quelques jours, y a-t-il quelque chose qui vous préoccupe ? Avez-vous entendu quelque chose à quoi nous devrions prêter une attention particulière ?
N. DENDIAS : Malheureusement, oui. J'ai discuté avec mes interlocuteurs de l'évolution de notre grande région et permettez-moi de mentionner trois défis qui ont un dénominateur commun : l'absence d'un facteur régulateur, d’un Léviathan, comme dirait Thomas Hobbes.
Tout d'abord, les développements en Syrie.
La Syrie n'est plus au centre de notre attention. Mais une nouvelle approche du pays est nécessaire. À la lumière des faits sur le terrain, nous devons réfléchir en dehors du cadre traditionnel de la manière de traiter ce pays, qui borde et peut déstabiliser des pays présentant un intérêt particulier pour notre pays, tels que la Jordanie, le Liban, l'Irak et éventuellement, bien que dans une moindre mesure, Israël. Et bien sûr, nous ne devons pas oublier l'autre État essentiellement défaillant (failed state) de la même région, la Libye, où le risque de déflagration et de déstabilisation est réel. Et le « mémorandum » turco-lybien, illégal, nul et non avenu et sans fondement, source constante de problèmes potentiels.
Deuxièmement, l'annexion illégale du territoire ukrainien à la Fédération de Russie.
Au-delà de la réponse diplomatique, l'Occident doit réfléchir à la manière de faire face à ce nouveau défi. Y a-t-il de la place pour une nouvelle série de sanctions ? Quel sera l'impact militaire ? Et en particulier pour notre pays, il y a la question de la communauté grecque, du moins ceux qui restent encore dans ces régions. Ce sont des questions ouvertes, auxquelles nous devons répondre immédiatement.
Troisièmement, le Caucase.
La situation est difficile. Le retrait effectif de la Russie de la région crée une nouvelle source de tension entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Une tension qui peut rapidement se transformer en une menace existentielle pour l'Arménie. Ces défis doivent être relevés de manière cohérente. Dans le même temps, il convient d'envoyer un message clair indiquant que des entorses au droit international auront des conséquences immédiates. J'ai l'intention de soulever ces questions dans mes contacts avec mes interlocuteurs européens et américains.
JOURNALISTE : Après l'affaire des écoutes téléphoniques, le gouvernement doit-il prendre des initiatives pour renforcer le front intérieur et ne pas laisser la vie politique devenir toxique ?
N. DENDIAS : Ce que je peux répondre, c'est ce qui relève de la compétence du ministère des Affaires étrangères. J'espère qu'un tel climat toxique, tel que celui auquel vous faites référence, n'affectera pas, au moins, la mise en place nécessaire des conditions de l'unité nationale en matière de politique étrangère et de défense. La situation de nos relations avec le pays voisin est bien connue et a été résumée dans les réponses précédentes à vos questions. Nous ne pouvons pas nous permettre d'être divisés sur ces questions, face à un pays qui nous menace directement et qui pourrait, comme je l'ai prévenu au Parlement, intensifier encore plus ses provocations. J'espère donc qu'en tant que monde politique, nous ferons preuve de la retenue élémentaire afin que le débat politique n'affecte pas la politique étrangère et de défense du pays. Je dois cependant admettre que, jusqu'à présent, un climat de compréhension et d'unité a été maintenu en général, bien qu'il y ait des exceptions, face aux menaces extérieures, malgré les divergences de vues, comme il est normal, sur des questions individuelles.
October 2, 2022