Propos recueillis par la journaliste Alexandra Fotakis
JOURNALISTE : Monsieur le Ministre, commençons par votre visite à Marioupol et Sartana et ce que vous avez constaté. Quel rôle la Grèce cherchera-t-elle à jouer en Ukraine et quels sont les équilibres à maintenir ?
N. DENDIAS : La présence grecque dans la région élargie de la mer Noire date depuis très longtemps. Aujourd'hui, à Marioupol, dans les villages et les villes qui l'entourent, vivent environ 120 000 expatriés. Lors de ma récente visite, la première dans cette région et la deuxième en Ukraine, j'ai eu l'occasion de rencontrer et de m'entretenir avec des représentants des communautés grecques et, surtout, de les assurer de l'intérêt que la patrie et le gouvernement grec leur portent. Je tiens à vous rappeler qu'en juillet 2021, je me suis rendu à Odessa, une ville où la présence grecque date depuis très longtemps et qui occupe une place importante dans l'histoire de notre pays.
En ce qui concerne la région élargie de Mariοupol, la question de la sécurité peut être prédominante à ce stade - n'oublions pas que ces communautés ne sont qu'à quelques kilomètres des points de tension et qu'en 2014, elles ont d'ailleurs eu des victimes dans les hostilités, dont j'ai honoré la mémoire lors de mon séjour sur place - mais elles sont également confrontées à des problèmes de vie quotidienne, notamment en matière de soins de santé. Le gouvernement Mitsotakis sera à leurs côtés. Un premier pas dans cette direction est le renforcement du consulat général à Mariοupol. Pour nous, ces communautés, tout comme celles situées de l'autre côté de la frontière, dans le sud de la Russie, restent des îlots vivants de l’Hellénisme et d'importants ponts de culture et de communication avec la région élargie et ses peuples.
En ce qui concerne la deuxième partie de votre question, nous avons clairement indiqué dès le départ et dans toutes les directions - et je l'ai récemment répété à mon homologue ukrainien, Dmytro Kuleba - que nous soutenons l'indépendance, la souveraineté et l'intégrité territoriale de tous les États, conformément aux principes du droit international et de la Charte des Nations unies. Il est à retenir que mon homologue ukrainien m'a demandé de transmettre à la partie russe - avec laquelle, comme vous le savez, nous entretenons des contacts fréquents – un message sur la nécessité d'une désescalade. La Grèce est favorable à la désescalade des tensions dans la région, tout en maintenant des canaux de communication avec toutes les parties concernées. Nous considérons la Russie comme une partie essentielle et intégrante de l'architecture de sécurité européenne et insistons donc pour que les canaux de communication restent ouverts. Il ne s'agit pas de « maintenir un équilibre ». On sait très bien à quelle Alliance nous appartenons. Il s’agit de notre choix fondamental de parler avec tout le monde, toujours sur la base du droit international.
JOURNALISTE : Quelle est la prochaine étape dans les relations avec Washington ? Êtes-vous préoccupé par le non papier sur EastMed ?
N. DENDIAS : L'effort systématique que nous avons fait en tant que gouvernement et en tant que Ministère des Affaires étrangères pour approfondir les relations avec les Etats-Unis donne maintenant des résultats tangibles.
Après la signature très importante du deuxième amendement à l'accord de coopération en matière de défense mutuelle entre la Grèce et les États-Unis (MDCA), l'aspiration primordiale du gouvernement Mitsotakis est de poursuivre le renforcement de la relation stratégique de la Grèce avec un allié traditionnel. C'est-à-dire, tirer le maximum de profit de cet accord en faveur de notre pays.
Ces développements importants, associés à la coopération exemplaire de notre pays avec les États-Unis dans le cadre de l'initiative 3+1 (Grèce, Chypre, Israël et États-Unis), constituent également une reconnaissance du rôle que joue désormais la Grèce dans la stabilité de la région au sens large. Enfin, en ce qui concerne EastMed, je voudrais souligner une fois encore qu'il ne s'agit pas d'une question géopolitique. Les développements relatifs à cette question particulière concernent principalement la viabilité économique, le potentiel technique du projet et l'impact environnemental.
Je voudrais également exprimer notre satisfaction quant au fait que la Commission européenne a annoncé la semaine dernière qu'elle allait financer l'Interconnecteur Euro-Asie, c'est-à-dire l'interconnexion électrique entre la Grèce, Chypre et Israël. Une annonce qui a également été chaleureusement accueillie par les États-Unis.
JOURNALISTE : La Turquie persiste dans ses provocations, en menaçant même d'intervenir sous le prétexte du terrorisme. Etes-vous préoccupé par un éventuel regain de tension ?
N. DENDIAS : Il est clair, tout d'abord, qu'il n'y a pas eu de changement fondamental dans la politique de provocation de la Turquie envers la Grèce. Malheureusement, Ankara maintient inchangée sa rhétorique agressive concernant les menaces brandies contre la souveraineté et les droits souverains de notre pays sous divers prétextes, même celui du « terrorisme », comme vous l'avez mentionné à juste titre, prétexte que je qualifierai d'allégation totalement infondée, au-delà de toute notion de logique. En même temps, la Turquie, qui tente une fois de plus de camoufler sa politique, appelle au dialogue.
Je le répète, la position de la Grèce est claire : Nous voulons un dialogue, exclusivement dans le cadre du droit international et du droit international de la mer. Et non pas un dialogue sur des demandes déraisonnables et illégales. Nous ne succombons pas aux menaces, nous n'acceptons pas le fait accompli. C'est dans ce contexte que nous agissons et agirons dans les prochaines étapes de nos contacts bilatéraux avec la Turquie.
JOURNALISTE : Vous avez déclaré au Parlement qu'Athènes ne s'inquiète pas des contacts de la Turquie avec les pays alliés de la Grèce. Quel impact peuvent avoir les efforts d'Ankara pour normaliser ses relations avec les pays de la région ?
N. DENDIAS : La Turquie s'est retrouvée aliénée dans une grande partie du Proche-Orient, ayant créé et soutenu des conflits en Méditerranée orientale, dans le Caucase du Sud, en Syrie et en Libye. Et elle continue à maintenir des troupes d'occupation dans le nord de Chypre. La Grèce, pour sa part, travaille systématiquement à l'élaboration d'un cadre d'entente avec les États de la région en vue de renforcer la sécurité et la stabilité. Parallèlement aux alliances et partenariats existants, nous en avons créé de nouveaux, fondés sur le respect du droit international et du droit international de la mer.
C'est pourquoi nous souhaitons et espérons que la Turquie discutera avec les pays qui croient, comme nous, que le droit international est la base sur laquelle les différends entre États doivent être résolus. Nous n'avons aucune raison d'être inquiets du fait que la Turquie parle à nos partenaires. Nous sommes un pays sûr de lui, confiant dans ses positions et ses principes. Nous prouvons chaque jour que la Grèce a une voix et un rôle dans les affaires internationales, au nom de principes spécifiques qui servent nos intérêts nationaux et les valeurs humaines universelles. Nous n’exerçons pas notre politique en fonction des alliances et des aspirations de notre pays voisin. Et nous ne souhaitons pas exclure la Turquie de l'architecture de sécurité de notre région. Nous voulons qu'elle y soit intégrée dans les conditions du droit international.
JOURNALISTE : La Grèce déclare sa présence dans les Balkans, tout comme Ankara. Quels sont vos projets pour la prochaine période en ce qui concerne la perspective européenne de la région ? L'évolution de la situation vous préoccupe-t-elle ?
N. DENDIAS : En tant que plus ancien État membre de l'UE dans la région, la Grèce considère sa présence dans les Balkans non pas comme une condamnation géographique, mais comme un facteur de stabilité et de prospérité, ainsi que comme un modèle pour la perspective européenne des Balkans occidentaux. Parce que rejoindre la grande famille européenne, le paradigme supranational le plus réussi de l'histoire de l'humanité, est la seule façon pour la région d'aller de l'avant. Et c'est aussi la clé de la stabilité régionale, qui est également mise à l'épreuve aujourd'hui, notamment en Bosnie-Herzégovine, où l'évolution de la situation nous inquiète. C'est le message que nous transmettons constamment à nos partenaires de l'UE, mais aussi à nos interlocuteurs dans la région. J'ai récemment rencontré la ministre kosovare des affaires étrangères, je me suis rendu en Croatie, le Premier ministre a parlé avec son homologue de Macédoine du Nord et il y aura encore plus de réunions et de contacts dans la période à venir.
Nous appelons donc les pays de la région à rester engagés dans leur parcours européen et à tourner le dos aux forces de l'isolement, de la déstabilisation et du renouveau du néo-ottomanisme, qui promeuvent des idéologies extrêmes et éloignent les Balkans occidentaux de l'Europe.
JOURNALISTE : La campagne pour l'élection de la Grèce au Conseil de sécurité de l'ONU a donné lieu à des contacts « hors des sentiers battus », et nous constatons que l'accent est mis sur les relations avec les pays africains. Qu'est-ce que cela signifie pour les relations diplomatiques du pays et dans quelle mesure l'agressivité de la Turquie a également contribué à l'ouverture et à la recherche de nouvelles alliances ?
N. DENDIAS : En effet, ces derniers mois, la diplomatie grecque a travaillé systématiquement pour promouvoir la candidature de notre pays au poste de membre non permanent du Conseil de sécurité de l'ONU pour la période 2025-2026. Nous avons déjà 97 pays qui se sont engagés par écrit à soutenir notre élection. C'est la reconnaissance que la Grèce est un facteur de paix et un pilier de stabilité dans une région difficile. Reconnaissance de notre attachement au droit international et au principe du règlement pacifique des différends. Principes adoptés par la Charte des Nations unies. Il est de notre intention, huit décennies après son adoption et à un moment où ces principes sont remis en question, de les mettre en évidence.
Nos ouvertures aux pays de l'Afrique subsaharienne ne se limitent pas à la promotion de la candidature de la Grèce au Conseil de sécurité des Nations unies, et ne constituent évidemment pas une réponse aux activités d'autres pays.
Elles constituent notre choix stratégique, car l'Afrique est le continent qui connaît la plus forte croissance économique et démographique au monde. Nous voulons renforcer notre empreinte diplomatique dans la région, en nous appuyant également sur la forte présence de la diaspora grecque, avec ses communautés historiques. Ainsi, après mes récentes visites au Rwanda, au Gabon, au Ghana, au Nigeria et en Angola, je me rendrai ensuite au Sénégal, où nous inaugurerons notre ambassade. Des ouvertures similaires seront faites en Amérique du Sud, en Asie et en Océanie.
JOURNALISTE : Réforme au ministère des Affaires étrangères. Qu'est-ce que cela signifie pour les citoyens et la diplomatie ?
N. DENDIAS : Vous me donnez l'occasion d'aborder cette question importante, qui n'est cependant pas sous les feux de l’actualité. Tout d'abord, profitant des avancées technologiques, nous souhaitons aller de l'avant avec la numérisation des procédures et des services aux citoyens, en particulier aux Grecs vivant à l'étranger, qui sont servis par nos autorités consulaires. En pleine pandémie et dans de nombreux cas où les distances sont grandes, nous devons faciliter le service des citoyens auprès des services consulaires par une consultation rapide et dans la plupart des cas à distance. Notre objectif est de réduire la nécessité pour les citoyens d'être physiquement présents auprès des autorités consulaires pour quelques actes seulement. Nous souhaitons accélérer les procédures. Il faut mettre fin à l'époque où la correspondance se faisait exclusivement au moyen de l'enveloppe diplomatique et où il fallait attendre des semaines, voire des mois, pour obtenir un certificat. Nous facilitons également les transactions à l'intérieur du pays, par exemple en supprimant le service de traduction. Les citoyens choisissent désormais directement les traducteurs assermentés avec lesquels ils traitent.
Mais dans le même temps, nous devons moderniser le ministère des affaires étrangères afin de relever les défis d'aujourd'hui. Il existe plusieurs initiatives, mais permettez-moi d'en mentionner brièvement trois :
Tout d'abord, le diplomate d'aujourd'hui et de demain ne peut être un diplomate préoccupé uniquement par des questions purement politiques. Le diplomate moderne doit promouvoir les exportations grecques et être capable de défendre les positions de son pays en public. C'est pourquoi j'ai parlé au Parlement de l'unification des branches.
Deuxièmement, la planification stratégique sur une base pluriannuelle. La politique étrangère doit être mise en œuvre sur la base d'un plan, et non sur une base ad hoc. Chaque ambassadeur qui prend ses fonctions doit avoir des objectifs précis, et non improviser. Et il doit être évalué sur la base de ses résultats.
Troisièmement, la diplomatie publique. Le bien-fondé de nos positions est évident. Mais, aujourd’hui, plus que jamais, à l'ère des fake news et de la désinformation, nous devons être en mesure de présenter nos positions de manière compréhensible. Malheureusement, dans ce domaine, non seulement nous sommes à la traîne, mais l'écart que nous laissons est exploité par d'autres pays pour leur propre bénéfice et au détriment des intérêts nationaux.
February 5, 2022