JOURNALISTE : Nous avons donc eu une journée très chargée, nous avons discuté de choses très graves et nous ne voulons pas vous fatiguer avec trop de discussions pesantes avant le dîner.
Mais, nous avons pensé que ce serait intéressant de profiter de ce cadre merveilleux pour avoir une discussion sur l'Europe, en particulier, avant le dîner.
Donc, le ministre des affaires étrangères a été assez gentil pour avoir accepté à engager une conversation avec nous d'environ 10-15 minutes. Ne vous inquiétez donc pas, nous n'allons pas trop retarder votre dîner. Mais c'est un cadre magnifique, et je pense que ce serait dommage, de ne pas en profiter pour échanger quelques réflexions sur le monde.
Nous allons donc vous demander, tout d'abord, ce que vous pensez des réunions qui viennent d'avoir lieu à Madrid et que signifient, à votre avis, pour l'Europe et en particulier pour la région ces décisions, ces sommets, leur résultat ?
N. DENDIAS : Eh bien, tout d'abord, nous devons nous rappeler qu'il s'agit d'un dîner, donc ce que nous disons ne doit pas empêcher quiconque d’avoir un dîner agréable ce soir et de profiter de l'environnement.
Essayons donc d'être optimistes quant à ce qui se passe dans le monde d'aujourd'hui, même si c'est difficile.
Mais, franchement, Madrid a été un tournant positif. Tout d'abord, c'était, une carte verte pour la Suède et la Finlande. Et je dois dire qu'il est très important que la Suède et la Finlande rejoignent l'OTAN.
Franchement, je ne m'attendais pas à voir ça de mon vivant. Et c'est un « exploit » dont le président Poutine est très fier, c'est un cadeau pour l'Alliance et c'est un cadeau pour le monde libre.
Mais aussi, je m'attends à ce que la Suède et la Finlande changent un peu le climat au sein de l'OTAN lorsqu'elles deviendront membres, car ce sont toutes deux de fières démocraties, des démocraties importantes, et il est important de souligner que l'OTAN est une alliance de démocraties.
La deuxième chose qui est importante pour Madrid, c'est le concept stratégique, la façon dont l'OTAN voit l'avenir. Là encore, l'élément important du concept stratégique, que tous les Alliés ont accepté, est de nous rappeler tous que l'OTAN est une alliance fondée sur des valeurs. Ce n'est pas seulement une alliance défensive, ce n'est pas seulement un certain nombre de pays qui ont décidé de s'entraider pour se défendre.
C'est un certain nombre de pays qui ont décidé de défendre non seulement eux-mêmes, mais aussi les valeurs et un ordre international fondé sur des règles.
On peut donc dire que le sommet à Madrid était important, très important.
JOURNALISTE : Je suis sûr qu'il restera dans l'histoire comme un sommet historique pour cette raison même. Mais, ici, nous sommes dans le sud de l'Europe et bien sûr la Finlande et la Suède sont des pays du nord, je sais que c'est une alliance de valeurs, comme vous le dites, mais quel effet pensez-vous que l'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN aura sur l'équilibre entre le nord et le sud au sein de l'OTAN ?
Parfois, historiquement, on s'est inquiété du fait que l'on accordait trop d'attention à la sécurité dans la partie nord de l'OTAN, et parfois les membres du sud ont dû dire « et nous ?». Nous sommes aussi confrontés à des menaces, il n’y a pas seulement la Baltique, il y a aussi les mers du Sud.
N. DENDIAS : Eh bien, encore une fois, cela s'est produit à maintes reprises dans notre autre famille, l'Union européenne. Vous savez, nous parlons toujours du Nord et du Sud, et aussi que parfois le Nord ignore complètement le Sud ou que le Nord ne comprend pas la mentalité du Sud.
Et pour nous, Grecs, après la crise économique de la dernière décennie, c'est quelque chose qui est assez bien compris et assez bien apprécié.
Mais en ce qui concerne l'OTAN, je ne vois pas la Finlande et la Suède comme des membres qui, dans un sens, modifieront l'équilibre en faveur du Nord par rapport au Sud. Je ne vois pas la situation de l'Alliance comme une situation où celui qui crie au loup en premier obtient plus d'aide et d'attention.
Et, de toute façon, franchement, nous avons vu clairement qui est le loup. Et le loup est ici, le loup est dans le Nord, le loup est dans la Mer Noire, le loup est en Syrie, le loup est en Libye et le loup est dans le Sahel.
Donc nous savons qui est le loup. La Finlande et la Suède sont deux pays dotés d'importantes structures militaires, mais aussi - je le répète, car je tiens à le souligner autant que possible – elles constituent deux démocraties importantes, ce sont deux pays qui respectent les droits de l'homme, qui respectent les droits de la femme, qui ont la structure qui pourrait nous aider à créer un meilleur avenir pour nos enfants ; leur adhésion donc constitue un ajout important à l'Alliance.
Je suis donc très heureux qu'elles viendront nous rejoindre.
JOURNALISTE : Ce n'était pas facile et ce n'est toujours pas assez simple, n'est-ce pas ? Je veux dire, nous avions la menace d'un veto turc. Êtes-vous satisfait que ce veto ait été entièrement levé maintenant ? Ou est-ce qu'il plane encore un peu sur le parti ?
N. DENDIAS : Eh bien, c'est un moment important. Je suis assis ici avec un interlocuteur important et le mot « Turquie » surgit dans la troisième question. Donc...
JOURNALISTE : Ça aurait pu surgir dans la première question.
N. DENDIAS : Oui, cela aurait pu être le cas mais quand même... Eh bien, la réponse est que cela pourrait arriver mais j'espère que cela n'arrivera pas. J'espère que le gouvernement turc, j'espère que le président Erdogan apprécie le moment critique, apprécie l'importance de faire preuve d’unité, apprécie l'importance que revêt pour l'Alliance l’adhésion de la Suède et de la Finlande, et ce qui a été réalisé à Madrid.
JOURNALISTE : Alors, abordons la Turquie dans la quatrième question aussi.
Dites-moi que pourrait faire, à votre avis, la Grèce spécifiquement, pour avoir une meilleure relation avec la Turquie, parce que c'est toujours une question, une question difficile, mais la situation semble être particulièrement tendue en ce moment, je ne suis pas sûr pourquoi cela se produit en ce moment-là, peut-être que vous pouvez nous apporter quelques clarifications à cet égard, et quelle est la voie appropriée à suivre ?
N. DENDIAS : Bon, « quelle est la voie appropriée à suivre ? » La vérité est que, pour la Grèce, entretenir de bonnes relations avec la Turquie est extrêmement important. Mais les bonnes relations avec la Turquie doivent être axées sur une base très solide, comme avec tous les autres pays du monde. Et quelle est cette base solide ? Cela va sans dire. C'est le droit international, c'est le droit maritime international, c'est les droits de l'homme, c'est les droits des femmes, c'est le respect mutuel et la tolérance.
Et la Grèce a toujours espéré, ou du moins au cours des trois dernières décennies, que la Turquie se rapprocherait de cet ensemble d'idées, se rapprocherait de l'Union européenne, permettez-moi de rappeler que la Turquie aspire toujours, ou du moins prétend aspirer à l'adhésion à l'Union européenne, et que la Grèce est le seul pays qui soutient la Turquie dans cette ambition. Elle soutient toujours la Turquie.
Au sein du Conseil des ministres de l'UE, je suis le seul à soutenir la candidature turque - mais à quelles conditions ? Je le répète, conformément aux conditions évidentes suivantes : le droit international, le droit international de la mer, l'acquis européen et l'ordre international fondé sur des règles. C'est de cela qu'il s'agit.
Maintenant, et ce quelque chose que je dis toujours à mes chers amis, les autres ministres des affaires étrangères, concernant les relations gréco-turques : écoutez, si vous pensez que la Grèce fait quelque chose qui n’est pas bien, si vous pensez que la Grèce dit quelque chose qui n’est pas bien, si vous pensez que nos positions ne sont pas correctes, qu’elles ne sont pas basées sur le droit international, dites-le nous s’il vous plaît.
Et je dois dire que je n'ai vu personne venir nous dire que la position de la Grèce sur telle ou telle question n'est pas une position conforme au droit international. Maintenant, si la Turquie parvient à ce genre de compréhension, non seulement avec nous mais aussi avec la communauté internationale, je pourrais dire que la Grèce et la Turquie et la région auront un avenir très brillant, un avenir extrêmement brillant en fait. Mais cela prendra probablement du temps.
JOURNALISTE : Mais vous avez eu différents forums de discussions, et tout à l'heure à l'OTAN vous avez eu l'occasion de discuter des problèmes avec vos collègues turcs, vous avez l'occasion de vous rencontrer en marge de ces réunions. Est-ce que ces occasions sont utiles ? Ces discussions ont-elles lieu ou y a-t-il actuellement un problème de communication avec la Turquie ?
N. DENDIAS : Eh bien, j'ai bien peur que la dernière affirmation soit plus vraie que la première. Comme tout le monde, ou presque, le sait, je connais mon collègue Mevlüt Çavuşoğlu depuis 20 ans, je connais le président Erdoğan depuis 20 ans. Nous avons donc discuté à de nombreuses reprises.
Cependant, laissez-moi vous donner un exemple. Essayons de résoudre un exercice de géométrie et essayons de le faire ensemble. Ce qui se passe, c'est que la Grèce essaie de résoudre l'exercice selon la géométrie euclidienne où il y a des parallèles, et la Turquie essaie de résoudre le même exercice avec un ensemble de règles complètement différent, avec son propre ensemble de règles, avec la géométrie elliptique où il n'y a pas de parallèles. Aussi longtemps que nous parlions, nous ne serons jamais capables de résoudre ensemble ce même exercice.
Et quelle est la solution à ce problème ? Que le même ensemble de règles devrait s'appliquer. Et quel est cet ensemble de règles ? Pas celui dont parle la Grèce, pas celui dont parle la Turquie, mais celui que la communauté internationale accepte. Le droit international, le droit international de la mer, la convention des Nations unies sur le droit de la mer. C'est de cela qu'il s'agit. Essentiellement, et en termes simples, il n'y a absolument aucune raison pour que la Grèce et la Turquie ne puissent pas être les meilleurs amis du monde. Mais la Turquie doit adhérer au droit international et au droit international de la mer. Je dis une évidence, mais bien sûr, parfois l'évidence n'est pas si évidente pour tout le monde.
JOURNALISTE : Un dernier point, et il ne s'agit pas de la Turquie. Je pense qu'il serait intéressant d’aborder cela avant que nous allions dîner. Voyez-vous d’un œil favorable la dynamique centrale de l'Europe ? Comme vous suivez également de près l’actualité, vous savez, nous venons d'avoir des élections en France, le président Macron commence son second mandat les mains liées, après les élections législatives. Nous avons encore un gouvernement allemand relativement nouveau, les gens essaient encore de s'habituer à l'Europe après Angela Merkel.
Et comme l'a dit aujourd'hui Enrico Letta, nous avons une Italie sous la direction du Premier ministre Mario Draghi, qui est très respecté. Comment voyez-vous la dynamique, si vous voulez, du moteur européen, du cœur du projet européen ? Est-il en bon état et qui est à sa tête en ce moment ?
N. DENDIAS : Question intéressante. Tout d'abord, je dois vous dire que je suis un Européen convaincu et que j'appartiens à un gouvernement, le gouvernement Mitsotakis, qui est également dirigé par un Européen convaincu, le Premier ministre Mitsotakis. Et nous sommes très fiers et extrêmement heureux de faire partie de ce projet unique, comme on dit, dans l'histoire de l'humanité. Un continent dans lequel les droits de l'homme, la démocratie, l'État de droit, les droits des femmes sont une évidence.
Cela dit- je répète, j'ai dit les mêmes choses ce matin - le projet européen est jeune, il n'a que 70 ans. Pour un projet aussi énorme, ce n'est que la première ou la deuxième étape ; nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir.
Bien évidemment, il y a des problèmes. Permettez-moi de faire à nouveau référence à l'Economist. Dans mon cabinet personnel à Athènes, j’ai un numéro de l'Economist, et à la première page qui est jaune s’affiche un aigle allemand, sous la forme d'un tableau de peinture, faisant référence au départ de la chancelière Merkel avec le titre « le chaos qu'elle a laissé derrière elle », ou quelque chose comme ça.
Alors, bien sûr, il y a des problèmes en Europe et il y a des problèmes dont la nouvelle génération de dirigeants, comme le président Macron, comme Olaf Scholz, doit s’occuper. Mais, une fois encore, l'important est que l'Europe garde le cap.
Les défis posés par l'invasion russe de l'Ukraine rendent la tâche plus difficile, l'inflation la rend plus difficile, la situation au Sahel en Afrique la rend plus difficile, mais ce sont des défis que nous devons et pouvons relever.
Nous devons cependant faire face à ces problèmes en restant fidèles au noyau principal de ce projet unique dans l'histoire de l'humanité, mais en gardant toujours à l'esprit une autre dimension : qu’il faut maintenir vivant le lien euro-atlantique. Il est important dans ce processus que les États-Unis restent avec nous.
JOURNALISTE : Puisque nous avons le ministre Pompeo avec nous, êtes-vous optimiste quant à ce lien et au fait que nous pouvons le maintenir, qu'il pleuve ou qu'il vente, pour les 70 prochaines années ?
N. DENDIAS : Tout d'abord, je dois dire que je garde les meilleurs souvenirs de ma collaboration avec M. Pompeo, et c'est quelque chose que moi-même, mon gouvernement et mon pays n'oublieront jamais. Je suis donc ravi de le revoir ici ce soir.
Je vais vous raconter une histoire. À un moment donné, j'ai accidentellement et involontairement appelé le Secrétaire d'État Pompeo depuis mon téléphone portable, et il m’a répondu, ce qui est révélateur du type de relation que nous avons eu et que nous avons encore avec les États-Unis. Mais oui, je crois que les États-Unis resteront proches de l'Europe pour une raison très simple : leurs valeurs. Nous servons les mêmes valeurs. Bien sûr, il y aura des problèmes, il y aura des bons et des mauvais moments. C'est la nature de l'histoire humaine après tout. Mais nous resterons proches, car c'est ce que dictent nos valeurs, nos valeurs communes.
JOURNALISTE : Eh bien, sur cette note optimiste, je pense que nous devrions conclure en remerciant pour l' « apéritif » de cette soirée qui se poursuivra avec un divertissement musical, mais d'abord je pense qu'il est temps de dîner. Merci beaucoup, et s'il vous plaît, remercions M. Dendias pour ce qu'il nous a dit.
Merci.
July 5, 2022