Propos recueillis par le journaliste Vassilis Nedos
JOURNALISTE : Jeudi dernier, vous avez signé le nouvel accord de coopération en matière de défense mutuelle (MDCA) entre la Grèce et les États-Unis. Quoi de nouveau apporte-t-il dans les relations gréco-américaines ?
N. DENDIAS : Cet accord porte les relations avec les États-Unis à un niveau supérieur. Un niveau qu'elles n'ont jamais atteint auparavant. Ces relations ont connu différentes phases jusqu'aux années 1990, lorsque l'accord de coopération en matière de défense mutuelle a été signé. Ces relations ne se sont pas seulement développées. Elles se sont améliorées de manière impressionnante et sans précédent et sont désormais devenues stratégiques. Le gouvernement Mitsotakis a investi dans cet effort. Ce n'est pas une coïncidence si les deux amendements à l'accord ont été apportés par ce gouvernement. Ce n'est pas non plus une coïncidence si deux des trois tours du dialogue stratégique ont eu lieu au cours des deux dernières années. En effet, un autre encore aurait eu lieu si la pandémie n'était pas intervenue.
JOURNALISTE : En quoi le renouvellement pluriannuel sert-il exactement les intérêts de la Grèce ?
N. DENDIAS : Le renouvellement de cinq ans a un impact positif sur la politique et la défense de la Grèce. Premièrement, les États-Unis, à un moment où ils ont les yeux tournés vers l'Asie et se retirent d'Afghanistan et d'Irak, s'engagent à stationner et à déployer leurs forces sur le sol grec pour au moins les cinq prochaines années et probablement pour une période beaucoup plus longue. Cette présence protège davantage notre pays des menaces extérieures. Si un pays envisage d’accomplir une « démarche désespérée », de nous attaquer, il devrait sérieusement considérer que des troupes américaines sont stationnées dans notre pays. Permettez-moi de vous rappeler que l'un des plus grands exercices militaires américains en Europe cette année a eu lieu en Thrace en mai dernier. Permettez-moi également de vous rappeler que d'autres pays européens et asiatiques sont prêts à payer pour avoir des forces américaines stationnées sur leur territoire.
Deuxièmement, cette durée de cinq ans signifie que l'administration américaine actuelle et la suivante sont tenues d’honorer leurs engagements en vertu de cet accord, quelle que soit leur approche de la politique étrangère. Cela fournit donc un cadre de stabilité à la fois pour les États-Unis et pour nous. Troisièmement, pour réaliser un investissement et pour que celui-ci soit rentable, l'investisseur souhaite qu'il y ait une perspective à long terme. La durée initiale de cinq ans permettra d'engager les fonds nécessaires et d'obtenir l'approbation du Congrès pour moderniser les installations sur les sites sélectionnés, ce que le renouvellement annuel ne permettait évidemment pas. Ces installations seront également utilisées par les forces armées grecques. Les investissements qui seront réalisés profiteront donc essentiellement à la partie grecque.
JOURNALISTE : Pourquoi la négociation sur le contenu s'est-elle prolongée autant, de manière inhabituelle par rapport au passé ?
N. DENDIAS : La négociation qui a été menée du côté grec en étroite collaboration avec le ministre de la Défense nationale, M. Nikos Panagiotopoulos, a commencé en 2020, c'est-à-dire avec l'administration américaine précédente. Comme vous le savez, l'élection d'un nouveau président et la nomination de nouveaux responsables à des postes clés dans des ministères tels que les affaires étrangères et la défense prennent du temps, ce qui entraîne une période de transition assez longue pendant laquelle il est difficile de prendre des décisions. Dans ce cas, pour des raisons purement internes aux États-Unis, la nomination des « personnes clés » dans les deux ministères supervisant les négociations a pris beaucoup de temps. Inévitablement, il y a eu un manque de flexibilité qui n'a pas facilité les négociations, malgré la volonté positive des deux parties de conclure les négociations dans un délai court.
JOURNALISTE : Pourquoi les Américains ont-ils finalement hésité à se stationner dans une zone insulaire, comme Skyros, alors que l'attitude initiale était plus positive à cet égard ?
N. DENDIAS : Dans les négociations, rien n'est convenu si tout n'est pas convenu. La partie américaine est arrivée aux négociations avec une proposition initiale, qui incluait d'autres sites, dont Skyros. Permettez-moi de préciser que la partie grecque n'a pas soumis de proposition pour Skyros. Cependant, il n'est pas rare, dans une négociation, qu'une partie demande quelque chose et le retire ensuite. Mais je ne me lancerai pas dans les théories du complot, du type « les Américains avaient peur de la réaction de la Turquie ». Si la réaction des Turcs était si importante, ils n'auraient pas choisi un camp à Alexandroupolis, à quelques kilomètres d'Evros, ni la base navale de Souda, sur une île au cœur de la Méditerranée orientale. L'accord permet de choisir d'autres sites à l'avenir. Le choix actuel n'est donc pas nécessairement définitif. En outre, la lettre de mon homologue américain fait explicitement référence à la possibilité pour les forces américaines d'utiliser les îles grecques à des fins d'entraînement ou dans le cadre des opérations.
JOURNALISTE : Dans les contacts que vous avez eus à Washington ces derniers jours, quelles conclusions avez-vous tirées sur les relations gréco-américaines ?
N. DENDIAS : Laissez-moi faire un pas en arrière. La principale conclusion de mes contacts est que la première priorité de la politique étrangère américaine aujourd'hui est la région indo-pacifique, suivie par le Moyen-Orient. L’Europe est la suivante dans l'ordre d'intérêt. Dans ce contexte, il est extrêmement positif pour nos intérêts nationaux que les États-Unis attachent une importance particulière à notre pays. Ils considèrent la Grèce comme un pays qui peut jouer un rôle de premier plan dans la région des Balkans occidentaux et dans leur adhésion à l'Union européenne. Ils nous considèrent également comme un pont entre, d’une part, le Moyen-Orient et le Golfe et, d’autre part, l'Europe. Les relations particulièrement étroites que nous avons développées ces dernières années avec Israël et les principaux pays arabes jouent un rôle déterminant. Et bien sûr, pour ces raisons, la lettre du Secrétaire d'État américain contient une référence à la protection de la souveraineté et de l'intégrité territoriale. Une référence est spécifiquement faite, pour la première fois, à la nécessité de respecter nos droits souverains sur la base du droit international de la mer, qui est reconnu comme un droit coutumier ayant un caractère contraignant pour tous les États. Cette référence est un succès majeur pour notre pays. Elle démontre que les deux pays ont une lecture commune de la réalité.
JOURNALISTE : Pensez-vous qu'il y a une sorte de changement dans l'attitude de Washington envers Ankara ?
N. DENDIAS : Le Congrès, et en particulier la Commission des relations étrangères du Sénat présidée par le sénateur Menendez, a pris une position claire sur la Turquie et notamment sur son glissement dans une direction anti-démocratique et anti-occidentale, qui ne correspond pas à la volonté d'une grande partie de la société turque. Je rappelle la loi sur la Méditerranée orientale de 2019, ainsi que le projet de loi sur la défense et la coopération interparlementaire entre la Grèce et les États-Unis, qui, il faut le noter, concerne surtout notre pays. Ce projet de loi comprend des dispositions importantes, telles que, entre autres, le net renforcement de la coopération bilatérale en matière de défense, la possibilité de vendre les avions F-35 à la Grèce et le renforcement de la coopération 3+1 (Grèce, Chypre, Israël et États-Unis). Force est de retenir également les commentaires très élogieux de mon homologue américain, qui a évoqué le « rôle de premier plan » de la Grèce dans la région.
D'autre part, certains fonctionnaires de l'administration américaine soutiennent encore une approche plus conservatrice, dont l'objectif premier est « que l’Occident ne devrait pas perdre la Turquie», en pensant à l'ère post-Erdogan. Cette approche est plutôt dépassée. La Turquie achète des armes de pointe non otaniennes, elle construit un réacteur nucléaire non occidental et a trouvé un modus vivendi avec des forces non alliées en Syrie et en Libye. La Turquie d'aujourd'hui n'a rien à voir avec le pays qu'elle était il y a vingt ans et encore moins avec le pays qui a rejoint l'OTAN en 1952. Il reste à la bureaucratie de Washington et de l'OTAN à bien le comprendre. Et bien sûr, avec nos amis et alliés, nous faisons des efforts dans ce sens.
JOURNALISTE : Comment peut-on comparer les garanties fournies par la lettre Blinken avec l'accord de défense franco-grec que le Parlement a ratifié il y a quelques jours ?
N. DENDIAS : Les Américains ont un dicton qui est approprié dans ce cas : on ne compare pas des pommes avec des poires. Dans les deux cas, nous disposons de deux « armes » très importantes, diplomatiques et défensives. Bien entendu, la lettre du Secrétaire d'État américain Blinken est un engagement politique américain unilatéral, tandis que l'accord franco-grec est un document juridiquement contraignant. Mais le texte contenu dans la lettre du Secrétaire d'État américain est également inclus dans le texte de l'accord de coopération mutuelle en matière de défense révisé, qui est également un document juridiquement contraignant. Nous devons tenir compte de tous les paramètres. Les États-Unis n'ont pas conclu d'accord bilatéral d'assistance mutuelle avec un pays européen. Les seuls accords de ce type qu'ils ont conclus sont avec le Japon et la Corée, tous deux au début des années 1950. Et, j'ajouterais que l'engagement des États-Unis envers la Grèce peut être raisonnablement considéré comme plus fort que l'engagement pris par les États-Unis envers l'Australie à la même époque.
Le seul engagement pertinent des États-Unis envers l'Europe est l'article 5 de l'OTAN, et il date de 1949, bien avant. Cependant, même cet engagement ne contient pas d'automaticité, comme par exemple l'article 42.7 du Traité de l'Union européenne. La France n'a signé une clause similaire qu'avec un seul autre pays européen, l'Allemagne, et ce en 2019. En ce sens, bien que de manière différente, un accord complète l'autre dans le sens de la consolidation de la sécurité et de la stabilité de notre pays et de la région plus élargie. Et bien sûr, les deux accords ne sont pas dirigés contre une tierce partie, et encore moins contre la Turquie, à moins que celle-ci ne se perçoive comme l'agresseur.
JOURNALISTE : Comment Athènes voit-elle la tentative d'Ankara de normaliser ses relations avec l'Égypte, Israël et les Émirats arabes unis ?
N. DENDIAS : La Turquie, avec sa politique expansionniste, néo-ottomane et islamo-centrique, a réussi à s'éloigner de tous les Etats de son voisinage immédiat. Il s'agit d'un véritable exploit qui devrait être enseigné : comment un pays a pu détruire en quelques années les relations qu'il a mis des décennies entières à forger. Malgré ses actions tardives, le message que nous recevons de toutes parts est clair. Tant que la Turquie ne changera pas de comportement, c'est-à-dire qu'elle cessera d'être le fauteur de troubles en Méditerranée, de menacer de faire la guerre, d'occuper illégalement des territoires étrangers, d'envoyer des troupes et des mercenaires dans les pays de la région, et d'être le refuge et l'allié de mouvements et d'organisations islamistes extrêmes tels que les Frères musulmans et le Hamas, les possibilités d'améliorer les relations avec les pays que vous avez mentionnés sont limitées.
Mais laissez-moi ajouter quelque chose d'important : La Grèce ne souhaite pas encercler la Turquie par des partenariats régionaux ou l’exclure de ceux-ci. La Grèce estime que la participation à ces partenariats est dans l'intérêt de la société turque et nous nous réjouissons de cette perspective, à condition bien sûr que la Turquie remplisse les conditions de participation à ces formes de coopération. Nous avons répété à plusieurs reprises que tant que la Turquie respecte le droit international, cesse de menacer de faire la guerre et de violer les dispositions fondamentales de la Charte de l'ONU, la coopération avec la Turquie sera la bienvenue. Tant sur le plan bilatéral que dans un contexte régional.
JOURNALISTE : Dans les jours qui viennent, vous allez effectuer un grand nombre de visites successives. La Grèce a récemment fait une ouverture à l’égard de la Libye, mais aussi à l’égard de l'ensemble de la région d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Qu'attendons-nous de cela ?
N. DENDIAS : En effet, il existe un programme de contacts intensifs. Demain, je participerai au Conseil des affaires étrangères de l'UE à Luxembourg. En marge de cette réunion, à l'initiative de la Grèce, se tiendra un petit-déjeuner de travail avec la ministre libyenne des Affaires étrangères, que j'ai reçue à Athènes il y a quelques semaines. Mercredi, je me rendrai à Oman, l'un des rares pays de la région que je n'ai pas encore visité et qui joue un rôle régional important, loin des feux de l’actualité. Jeudi, je serai à Tripoli, en Libye, suite à l’invitation de mon homologue, Mme El Mangoush, pour participer à la Conférence sur la Libye. Je voudrais saisir cette occasion pour rappeler qu'en marge de l'Assemblée générale des Nations unies, la Grèce a participé à la Conférence ministérielle sur la Libye organisée par les ministres des affaires étrangères de France, d'Allemagne et d'Italie. Et il y en a encore plus à venir.
JOURNALISTE : Il y a quelques jours, une intervention de votre part au Parlement et la radiation consécutive de Konstantinos Bogdanos du groupe parlementaire de la Nouvelle Démocratie ont ravivé certains scénarios. Certains vous décrivent comme un futur dauphin. Ça vous intéresse le poste de président de la Nouvelle Démocratie ?
N. DENDIAS : C’est avec un sourire condescendant que j’affronte chaque fois les scénarios pertinents qui émanent d'une source spécifique et pour des raisons extrêmement évidentes, même pour les ignorants des affaires politiques. En ce qui concerne la question de M. Bogdanos, vous savez très bien ce qui avait précédé, à l'occasion d'un autre incident, et quel avertissement avait été donné par le gouvernement, sans aucune implication de ma part. Ce que j'ai dit à la Chambre, je pense que n'importe quel autre ministre l'aurait dit dans la salle plénière. Moi, je représentais simplement le gouvernement. J'ai parlé au nom du gouvernement. En ce qui concerne votre question, il n'y a pas de question de leadership dans la Nouvelle Démocratie et il n'y en aura jamais. Quiconque suggère le contraire ne fait que « provoquer », pour reprendre une expression favorite de la gauche.
Le gouvernement Mitsotakis met en œuvre un programme de réformes qui jouit de l'approbation du peuple grec. De même, il n'y a manifestement pas de divergence d'opinions sur les questions de politique étrangère. Tout ce qui a été réalisé, les accords successifs avec d'autres pays, la sauvegarde des intérêts nationaux dans la pratique, l'élargissement de nos alliances, notre présence active dans les développements internationaux, sont des exploits du gouvernement Mitsotakis, et je remplis le mandat que le Premier ministre m'a confié. Si l'on s'attend à une crise quelque part au sein de la Nouvelle Démocratie, je suis désolé, mais ce sont des vœux pieux qui ne se réaliseront pas. Personnellement, ce qui m'intéresse, c'est de remplir mes fonctions de ministre des affaires étrangères au mieux de mes capacités.
JOURNALISTE : Ce sont des scénarios qui reviennent sans cesse en d'autres occasions aussi pour savoir si vous étiez toujours en concertation avec le Premier ministre, comme, par exemple, en avril dernier lors de vos déclarations à Ankara. C'est vrai ?
N. DENDIAS : Cette question a été clarifiée dès le premier moment. Il va sans dire que lorsque je représente le pays, comme ce fut le cas en l'occurrence lors de ma visite à Ankara, je suis en concertation avec le Premier ministre.
October 22, 2021