Interview du ministre des Affaires étrangères, Nikos Dendias, à l'association des anciens élèves du Collège d'Athènes « ERMIS »

JOURNALISTE : 2021 marque les 40 ans de l'adhésion de la Grèce à l’UE, appelée à l’époque Communauté économique européenne. Quel bilan faites-vous de ces années ?

N. DENDIAS : La question est évidente, mais la réponse est très difficile. La Grèce d'aujourd'hui est un pays très différent de celui que Konstantinos Karamanlis a fait entrer dans la Communauté économique européenne. La participation à la famille européenne constitue une participation au projet le plus ambitieux de l'histoire de l'humanité. Si l'on se rappelle le nombre de guerres que l'Europe a connues au XXe siècle et le fait qu'il n'y a pas eu de guerre au cours des soixante-dix dernières années grâce à l'Union européenne, ces faits suffisent à eux seuls à justifier l'importance du projet. La Grèce a subi une énorme transformation interne avec son adhésion à l'Europe unie. Je dois dire, bien sûr, qu'en raison des erreurs, tant les nôtres que celles de nos partenaires, il y a eu aussi des pathologies ou des faiblesses d'adaptation. Néanmoins, l'aperçu global ne peut qu'être entièrement positif.

JOURNALISTE : Vous êtes le premier ministre des Αffaires étrangères d'un État membre de l'UE à vous rendre en Israël et dans les territoires palestiniens pendant la récente crise. L'UE a-t-elle la possibilité de jouer un rôle de pacificateur dans les pays tiers ?

N. DENDIAS : L'UE devrait avoir un tel rôle. L'Europe se trouve dans une région extrêmement complexe, entre l'Eurasie et l'Afrique. C'est la zone la plus démocratique, elle protège les droits de l'homme et elle a un intérêt absolu à la stabilité de la région. Jusqu'à présent, l'UE a laissé des situations - des États faillis - se développer, que ce soit en Libye ou en Syrie, elle a laissé  des situations évoluer au Moyen-Orient sans pendre aucune réelle initiative, et elle a aussi laissé régner l'instabilité dans des régions revêtant un énorme intérêt pour elle, comme le Caucase. Lorsque l'actuelle Commission européenne a entamé son mandat, sa présidente a déclaré qu'il s'agirait d'une Commission géopolitique. Cela reste à prouver dans la pratique.

JOURNALISTE : Lors d'une récente visioconférence de l'Association de politique étrangère et des Nations Unies en Autriche, vous avez mentionné la volonté de la Grèce de briguer un siège non permanent au Conseil de sécurité pour la période 2025-2026. Qu'est-ce que cela signifierait sur le plan stratégique pour la Grèce ?

N. DENDIAS : Il s'agirait de mettre en avant notre capacité à intervenir positivement dans les problèmes mondiaux. La Grèce est un pays qui a pour principe fondamental l'application du droit international. En d'autres termes, l'existence d'un système qui appliquera les règles du droit et non la règle de la « jungle » dans les relations entre les États et les nations. Ce concept géopolitique aura l'occasion d'être présenté au Conseil de sécurité des Nations unies, ce qui est extrêmement utile tant pour notre région que pour le monde.

JOURNALISTE : Quelle est la position de l'UE sur la construction de la centrale nucléaire d'Akkuyu en Turquie ?

N. DENDIAS : Il existe un cadre international qui oblige tout pays construisant une centrale nucléaire à en informer les pays de la région élargie afin de s'assurer que toutes les précautions possibles sont prises. La centrale d'Akkuyu est située dans une zone hautement sismogène. Il doit donc être clair qu'elle intégrera les meilleures technologies disponibles, de sorte qu'en cas de problème, non seulement la zone immédiate mais aussi la zone élargie ne seront pas détruites. Lors de la dernière visite du ministre turc, j'ai souligné les préoccupations de la partie grecque et M. Cavusoglu s'est engagé à demander au fabricant russe de nous fournir les informations pertinentes. Cela marquerait un changement d'attitude de la Turquie, qui passerait du secret à la consultation ouverte. J'espère que cette compréhension s'appliquera également à d'autres questions.

JOURNALISTE : Pourquoi pensez-vous que l'UE a maintenu une attitude particulièrement hésitante à l'égard de l’attitude provocatrice de la Turquie en Méditerranée, alors que sur d'autres questions telles que l’acte de piraterie en Biélorussie, l'Union a immédiatement pris une position claire ?

N. DENDIAS : Je pense que l'Union européenne n'a pas intégré dans sa politique le rôle géopolitique important qu'elle est appelée à jouer. En outre, la contradiction selon laquelle un État membre de l'OTAN menace de guerre un autre État membre de l'OTAN et l'UE n'a pas été résolue. Cette contradiction empêche certains États d'activer le cadre relatif, ce qui, dans d'autres cas, constitue une procédure immédiate.  Un effort prudent est nécessaire, mais aussi une campagne de persuasion auprès de l'Allemagne. Le pays le plus puissant d'Europe doit accepter le rôle de chef de file également dans des situations telles que l'imposition de sanctions à un État membre de l'OTAN qui viole le droit international. Avec les élections de septembre en Allemagne, nous avons une nouvelle occasion d'entamer une tentative d'entente avec le nouveau gouvernement fédéral.

JOURNALISTE : Les défis turcs étant un problème européen et pas seulement grec, la question se pose de savoir pourquoi les États membres de l'UE continuent d'armer militairement le pays voisin, une situation qui représente sans aucun doute une charge financière pour notre pays. Est-il possible d'obtenir un changement d'attitude sur ces questions ?

N. DENDIAS : Ce n'est pas une utopie. Il y a un débat permanent entre nous et nos amis allemands. Il y a des voix en Allemagne qui jouent un rôle institutionnel et qui comprennent parfaitement le problème que nous avons avec l'exportation de sous-marins de technologie avancée de l'Allemagne vers la Turquie. Et la contradiction est encore plus grande si l'on considère que nous sommes obligés de maintenir notre déficit dans la limite des 3 % et que nous ne pouvons donc pas emprunter pour acheter des armes afin de faire face à ce que les Allemands ou d'autres exportent vers les Turcs. Je pense toutefois qu'une première explication de cette contradiction réside dans l'adhésion de la Turquie à l'OTAN, qui complique la situation. Au sein de la famille européenne à laquelle nous appartenons, nous continuerons à faire tout notre possible pour convaincre les autres pays que l'exportation d'armes vers la Turquie, qui pourrait modifier l'équilibre des forces en mer Égée et en Méditerranée orientale, ne doit pas avoir lieu.

JOURNALISTE : Quelles sont les chances de la Turquie de devenir un membre à part entière de l'UE ? Dans les circonstances actuelles, pensez-vous que cette perspective existe ?

N. DENDIAS : Je veux être honnête. Cela concerne la partie turque. La Grèce souhaite que la société turque et le gouvernement turc maintiennent l'option de convergence et de participation au projet européen. Premièrement, parce que le projet a une valeur énorme en soi, deuxièmement, parce que je crois que ce sera le meilleur pour la Turquie et la société turque et troisièmement, parce que nous pensons qu'il résoudra la plupart des questions en suspens que la Turquie a, avec nous, comme avec tout autre État membre de l'UE et avec d'autres pays en dehors de l'Union, car de cette façon, la Turquie sera soumise à un système global de règles. Par exemple, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer fait partie de l'acquis européen. L'UE étant signataire de cette convention, la participation de la Turquie à celle-ci résout presque automatiquement le seul problème que nous avons avec la Turquie dans la mer Égée et en Méditerranée orientale. Imaginez ce que seraient les relations gréco-turques si cela n'existait pas. Mais également sur des questions telles que les droits de l'homme et les problèmes des minorités, la participation de la Turquie à l'acquis européen créerait un cadre de compréhension cordiale. Malheureusement, ces derniers temps, la Turquie a dévié plutôt que de converger vers le paradigme européen.

JOURNALISTE : L'UE pourrait-elle jouer un rôle actif dans la résolution de la question chypriote ? Dans quelle mesure devrait-elle être impliquée dans le processus de règlement de ce problème, qui a presque 50 ans dans son état actuel ?

N. DENDIAS : Je suis désolé de dire qu'après ma dernière expérience à Genève, la résolution du problème chypriote [semble être] peut-être encore plus éloignée, parce que la Turquie semble maintenant ne pas accepter le cadre de la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU et par conséquent le droit international, à savoir la fédération bizonale et bicommunautaire, qui a été un cadre commun à la fois pour la Grèce et la Turquie et pour les Chypriotes grecs et turcs depuis 1977. Et bien sûr, il est valable aujourd'hui. Nous sommes donc plus loin d’une solution. L'UE devrait jouer un rôle plus actif. Chypre étant un État membre, l'UE aurait toutes les raisons et devrait revendiquer une pleine participation au processus de règlement de la question chypriote. Cependant, l'UE, suivant une voie réticente, n'a même pas réussi à faire partie des négociations à Genève.

JOURNALISTE : Comment évaluez-vous l'implication de l'UE dans la gestion des migrations ? Y a-t-il des mesures supplémentaires qui auraient pu être prises en termes de législation ou de sécurité ?

N. DENDIAS : Elle aurait pu faire tellement plus. La migration est un problème aux proportions historiques. Elle a toujours existé dans l'humanité et continuera d'exister. Les mouvements populaires ne s'arrêtent pas et si nous sommes amenés à penser que nous pouvons faire de l'Europe une « forteresse », nous commettons une très grosse erreur. Nous devons passer d'une migration incontrôlée à une migration contrôlée. Nous voulons des jeunes dans l'UE. L'Europe tarde à se doter de règles qui lui permettront de faire entrer de nouveaux cerveaux dans son espace géographique et d'empêcher la création de flux incontrôlés. Bien entendu, cela n'est pas facile à réaliser. Il faut tout un mécanisme impliquant l'obligation d'investir dans les pays d'origine, de former des personnes dans ces pays pour empêcher ce flux incontrôlé et un meilleur mécanisme de retour. L'UE, cependant, agit de manière craintive et non efficace. Bien sûr, le problème lui-même est loin d'être simple. Il n'y a pas de solution magique.

JOURNALISTE : Voulez-vous partager avec nous un souvenir marquant de vos années d'école ? Vous souvenez-vous particulièrement de l'un de vos professeurs ?

N. DENDIAS : Je me souviens très bien de mon expulsion, que j'ai dû expliquer à mes parents.  Cependant, je garde un excellent souvenir de l'école. Je ne vous cache pas que parce que j'étais interne, dans une large mesure, l'école m'a influencé dans ce que je suis devenu dans ma vie. Quand je suis allé à l'école, la Grèce était sous une dictature. Je n'ai pas oublié ce que c'est que de parler et d'avoir peur que quelqu'un entende ce que tu dis. Dans ce contexte inacceptable, le Collège a assuré la liberté d'expression. Il n'y a jamais eu de « pénalisation » des points de vue opposés, car aucun point de vue n'était considéré comme obligatoire par défaut. Le principal représentant dans mon esprit, pas le seul, mais peut-être le plus intéressant en tant que personnage, était un professeur de philologie, Nestor Bouras, qui, je pense, était peut-être l'un des meilleurs philologues du pays. Une personnalité très intéressante qui m'a influencé.
L'école a été créée pour fournir à la Grèce les ressources humaines dont un pays rural de la périphérie, qui était à l’époque régressif, avait besoin pour se développer. Le pays a encore besoin de bonnes ressources humaines. Je pense qu'un grand effort doit être fait pour repositionner l'Ecole dans la société grecque. Le grand danger est qu'elle se transforme en une école de nouveaux riches pour quelques-uns qui ont les moyens financiers. Ce serait une tragédie.

JOURNALISTE : Votre temps libre doit être extrêmement limité. Mais quand vous avez du temps libre, avez-vous une occupation qui vous plaît ?

N. DENDIAS : Il faut conserver la capacité de lire, car faute de stimulations en dehors de son environnement de travail immédiat, on risque de subir une « institutionnalisation », ce qui est toujours désastreux.
Je lis au moins une heure par jour, même si c'est au détriment de mon sommeil. Ces jours-ci, je lis « L'Inconcevable Rien » de Ramfos, qui est une analyse d'un mouvement appelé « Philocalie » (amour de la beauté).  Si je devais recommander un livre, ce serait le premier livre que j'ai trouvé excellent dans ma vie, « Vasilis Arvanitis », de Myrivilis. En fait, lorsque nous avons été obligés de le lire à l'école, je l'ai pris tout en exprimant mon mécontentement, mais, en le lisant, j'ai réalisé que c'était un chef-d'œuvre. C'est ainsi que Mario Vitti le décrit. Et si je devais citer un film, ce serait le premier Blade Runner de Ridley Scott avec Harrison Ford. Je pense qu'il pose et répond à toutes les questions de la vie humaine.
Au-delà de cela, je veux être honnête, ces deux années, à cause de la crise constante, je n’avais pas du tout de temps libre. Même mes vacances d'été étaient limitées à une nuit. J'y suis allé une nuit et le lendemain matin, j'ai dû partir, car à cause des Turcs, les flottes s’étaient déployées en Méditerranée orientale.

JOURNALISTE : Avec la crise du coronavirus, qu'est-ce qui vous a le plus manqué de la vie telle que nous la connaissions ?

N. DENDIAS : Sociabilité et contact humain. Nous sommes un pays méditerranéen, nous ne sommes pas des Scandinaves. Le contact physique fait partie intégrante de notre vie. Les gens échangeaient des poignées de main au cours des 5 derniers siècles. Ce geste, apparu pour la première fois au Moyen Âge, était pratiqué pour montrer à l'autre personne que l’on venait sans arme. Cette pratique a été établie dans tout le monde occidental et soudain, la pandémie est venue mettre fin à ce qu’autrefois signifiait la cordialité. La façon dont quelqu'un vous serre la main en dit beaucoup de sa personnalité.  C'est important.

July 22, 2021